Depuis l’Exil Tome VI Aux rédacteurs du Peuple souverain

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J Hetzel (p. 41-44).


VIII

AUX RÉDACTEURS

du
PEUPLE SOUVERAIN
Chers amis,

Depuis trois ans, avec le Rappel, vous parlez au peuple. Avec votre nouveau journal, vous allez lui parler de plus près encore.

Parler au peuple sans cesse, et tâcher de lui parler toujours de plus en plus près, c’est un devoir, et vous faites bien de le remplir.

Je me suis souvent figuré un immense livre pour le peuple. Ce livre serait le livre du fait, rien de plus en apparence, et en réalité le livre de l’idée. Le fait est identique au nuage ; il sort de nous et plane sur nous ; c’est une forme flottante propre à notre milieu, qui passe, qui contient de l’ascension et de la chute, qui résulte de nous et retombe sur nous, en ombre, en pluie, en tempête, en fécondation, en dévastation, en enseignement. Le livre que je m’imagine saisirait cet enseignement, il préciserait le contour et l’ombre de chaque fait. Il conclurait. Conclure est donné à l’homme. Créer, l’œil fixé sur l’idéal ; conclure, l’œil fixé sur l’absolu ; c’est à peu près là toute notre puissance. Ce livre serait le registre de la vie populaire, et, en marge de ce que fait la destinée, il mettrait ce que dit la conscience. De la loi de tout il déduirait la loi de tous. Il sèmerait la crainte utile de l’erreur. Il inquiéterait le législateur, il inquiéterait le juré ; il déconseillerait l’irrévocable et avertirait le prêtre ; il déconseillerait l’irréparable et avertirait le juge. Rapidement, par le simple récit et par la seule façon de présenter le fait, il en montrerait le sens philosophique et social. D’une audience de cour d’assises, il extrairait l’horreur de la peine de mort ; d’un débat parlementaire, il extrairait l’amour de la liberté. D’une défaite nationale, il extrairait de la volonté et de la fierté ; car, pour un peuple qui a sa régénération morale à opérer, il vaut mieux être vaincu que vainqueur ; un vaincu est forcé de périr ou de grandir. La stagnation de la gloire se comprend, la stagnation de la honte, non. Ce livre dirait cela. Ce livre n’admettrait aucun empiétement, pas plus sur une idée que sur un territoire. En même temps qu’il déshonorerait les conquêtes, il ferait obstacle aux damnations. Il réhabiliterait et rassurerait. Il dirait, redirait et redirait la parole de mansuétude et de clémence ; il parlerait à ceux qui sont en liberté de ceux qui sont en prison ; il serait importun aux heureux par le rappel des misérables ; il empêcherait l’oubli de ce qui est lointain et de ce qui semble perdu ; il n’accepterait pas les fausses guérisons ; il ne laisserait pas se fermer les ulcères sous une peau malsaine ; il panserait la plaie, dût-il indigner le blessé ; il tâcherait d’inspirer au fort le respect du faible, à l’homme le respect de la femme, au couronné le respect du calomnié, à l’usurpateur le respect du souverain, à la société le respect de la nature, à la loi le respect du droit. Ce livre haïrait la haine. Il réconcilierait le frère avec le frère, l’aîné avec le puîné, le bourgeois avec l’ouvrier, le capital avec le travail, l’outil avec la main. Il aurait pour effort de produire la vertu d’abord, la richesse ensuite, le bien-être matériel étant vain s’il ne contient le bien-être moral, aucune bourse pleine ne suppléant à l’âme vide. Ce livre observerait, veillerait, épierait ; il ferait le guet autour de la civilisation ; il n’annoncerait la guerre qu’en dénonçant la monarchie ; il dresserait le bilan de faillite de chaque bataille, supputerait les millions, compterait les cadavres, cuberait le sang versé, et ne montrerait jamais les morts sans montrer les rois. Ce livre saisirait au passage, coordonnerait, grouperait tout ce que l’époque a de grand, le dévouement héroïque, l’œuvre célèbre, la parole éclatante, le vers illustre, et ferait voir le profond lien entre un mot de Corneille et une action de Danton. Dans l’intérêt de tous et pour le bien de tous, il offrirait des modèles et il ferait des exemples ; il éclairerait, malgré elle et malgré lui, la vertu qui aime l’ombre et le crime qui cherche les ténèbres ; il serait le livre du bien dévoilé et du mal démasqué. Ce livre serait à lui seul presque une bibliothèque. Il n’aurait pour ainsi dire pas de commencement, se rattachant à tout le passé, et pas de fin, se ramifiant dans tout l’avenir. Telle serait cette bible immense. Est-ce une chimère qu’un tel livre ? Non, car vous allez le faire.

Qu’est-ce que c’est que le journal à un sou ? C’est une page de ce livre.

Certes, le mot bible n’est pas de trop. La page, c’est le jour ; le volume, c’est l’année ; le livre, c’est le siècle. Toute l’histoire bâtie, heure par heure, par les événements, toute la parole dite par tous les verbes, mille langues confuses dégageant les idées nettes. Sorte de bonne Babel de l’esprit humain.

Telle est la grandeur de ce qu’on appelle le petit journal.

Le journal à un sou, tel que vous le comprenez, c’est la réalité racontée comme La Fontaine raconte la fable, avec la moralité en regard ; c’est l’erreur raturée, c’est l’iniquité soulignée, c’est la torsion du vrai redressée ; c’est un registre de justice ouvert à la confrontation de tous les faits ; c’est une vaste enquête quotidienne, politique, sociale, humaine ; c’est le flocon de blancheur et de pureté qui passe ; c’est la manne, la graine, la semence utilement jetée au vent ; c’est la vérité éternelle émiettée jour par jour. Œuvre excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l’individuel, et de donner à tout peuple un cœur d’honnête homme, et à tout homme une âme de grand peuple.

Faites cela, amis. Je vous serre la main.

Paris, 14 mai 1872.