Depuis l’Exil Tome VI La 100e représentation de Notre-Dame de Paris

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J Hetzel (p. 119-123).

III

LA 100ee REPRÉSENTATION
de
NOTRE-DAME DE PARIS
— 13 octobre

Extrait du Rappel :

La centième représentation de Notre-Dame de Paris a eu l’éclat de la première. On savait que Victor Hugo y assisterait, et la foule était accourue au théâtre des Nations avec un double empressement pour le drame et pour le poète. Les artistes ont joué avec leur talent, et on peut dire de tout leur cœur. Jamais Mme Laurent n’avait été plus tragique dans la Sachette, jamais Mlle Alice Lody plus charmante dans la Esmeralda, jamais Lacressonnière plus profondément touchant dans Quasimodo. Après le dernier acte, la toile s’est relevée, tous les acteurs de la pièce, petits et grands, étaient en scène, et Mme Laurent a dit ces beaux vers de Théodore de Banville :

Ô peuple frissonnant, ému comme une femme !
Heureux de savourer la douleur et l’effroi.
Tu vins cent fois de suite applaudir notre drame
Où l’âme de Hugo pleure et gémit sur toi.

Esmeralda, si belle en sa parure folle
Que les anges du ciel la regardent marcher,
Domptant les noirs truands par sa douce parole
Et dévorant des yeux Phœbus, le bel archer ;

Esmeralda, rayon, chant, vision, chimère !
Jeune fille sur qui la lumière tombait,
Et qu’un bourreau vient prendre aux baisers de sa mère
Pour l’unir, éperdue, avec l’affreux gibet !

Le prêtre méditant son infâme caresse,
Et le pauvre Jehan brisé comme un fruit mûr ;
Quasimodo tout plein de rage et de tendresse,
Masse difforme ayant en elle de l’azur ;

Et les cloches d’airain chantant dans les tourelles,
Pleurant, hurlant, tonnant, gémissant dans les tours
D’où s’enfuit à l’aurore un vol de tourterelles,
Et disant tes ardeurs, tes labeurs, tes amours ;

Tu ne te lassais pas de ce drame qui t’aime,
Et qui semble un miroir magique où tu te vois,
Ô peuple ! car Hugo le songeur, c’est toi-même,
Et ton espoir immense a passé dans sa voix.

C’est lui qui te console et c’est lui qui t’enseigne.
Sans le lasser, le temps a blanchi ses cheveux.
Peuple ! on n’a jamais pu te blesser sans qu’il saigne.
Et quand ton pain devient amer, il dit : J’en veux !

Lui, le chanteur divin béni par les érables
Et les chênes touffus dans la noire forêt,
Il dit : « Laissez venir à moi les misérables ! »
Et son front calme et doux comme un lys apparaît.

Il vient coller sa lèvre à toute âme tuée ;
Il vient, plein de pitié, de ferveur et d’émoi,
Relever le laquais et la prostituée,
Et dire au mendiant : « Mon frère, embrasse-moi. »

Ô Job mourant, sa bouche a baisé ton ulcère !
Et cependant un jour, parmi les deuils amers,
L’exil, le noir exil l’emporta dans sa serre
Et le laissa, pensif, au bord des sombres mers.

Il méditait, privé de la douce patrie ;
Et, lui que cette France avait vu triomphant,
Il ne pouvait plus même, en son idolâtrie,
S’agenouiller dans l’herbe où dormait son enfant !

À ses côtés pourtant, invisible et farouche,
Némésis, au courroux redoutable et serein,
Épouvantant les flots du souffle de sa bouche,
Crispait ses doigts sanglants sur la lyre d’airain

Mais, le jour où la Guerre entoura nos murailles,
Où le vaillant Paris, agonisant enfin,
Succombait et sentait le vide en ses entrailles,
Il revint, il voulut comme nous avoir faim !

Quand sur nous le Carnage enfla son aile noire,
Quand Paris désolé, grand comme un Ilion,
Proie auguste, servit de pâture à l’histoire,
On revit parmi nous sa face de lion.

Et puis enfin l’aurore éclata sur nos cimes !
Le rêve affreux s’enfuit, par le vent emporté,
Et, frémissante encor, de nouveau nous revîmes
Fleurir la poésie avec la liberté.

Et ce fut une joie immense, un pur délire,
Et sur la scène, hier morne et déserte, hélas !
Reparurent divins, avec leur chant de lyre,
Hernani, Marion de Lorme, et toi, Ruy Blas !

Et nous-mêmes, dont l’âme à la Muse se livre,
Apportant nos efforts, nos cœurs, nos humbles voix,
Nous avons évoqué le drame et le grand livre
Que tu viens d’applaudir pour la centième fois.

Ô peuple, que la foi, la vertu, la bravoure,
Charment, quand ton Orphée, avec ses rimes d’or,
Te prodigue l’ivresse adorable, savoure
Cette ambroisie, et toi, poète, chante encor !

Homère d’un héros vivant, plus grand qu’Achille,
Sous le tragique azur empli d’astres et d’yeux,
Chante ! et console encor ton Prométhée, Eschyle,
Sur le rocher sanglant où l’insultent les dieux !

Parle ! toi qui toujours soutenant ce qui penche,
Opposas la Justice à la Fatalité,
Toi qui sous le laurier lèves ta tête blanche,
Génie entré vivant dans l’immortalité !

Une demi-heure après, la fête était au Grand-Hôtel, où un souper réunissait les artistes et les représentants de la presse théâtrale, sans distinction d’opinion.

Au dessert, le directeur du théâtre des Nations, M. Bertrand, a remercié en paroles émues l’auteur de Notre-Dame de Paris.

Mme Laurent a dû redire les vers de Théodore de Banville.

Alors Victor Hugo s’est levé et a dit :

Je ne dirai que peu de mots.

Tous les remerciements, c’est moi qui les dois. Je ne suis pas l’auteur du drame, je ne suis que l’auteur du livre.

Mon âge accepte ; l’acceptation est une forme de la déférence. Cette grande poésie qu’on vient d’entendre, cette affection dont on m’a donné tant d’éloquents témoignages, j’accepte tout, et je m’incline. Mais acceptez aussi mon émotion et ma reconnaissance. Je les offre à votre cordialité, messieurs ; je les dépose à vos pieds, mesdames.

Je rends à mon admirable ami Paul Meurice ce qui lui est dû.

Chers confrères, chers auxiliaires, donnons à tout ce qui est en dehors de nous le spectacle utile et doux de notre union profonde. Cela apaise les colères de voir des sourires.

Qu’au-dessus et au delà des discussions religieuses et des haines politiques on sente notre intime fraternité littéraire. Nous faisons de la civilisation.

Il existe une tradition, la plus antique de toutes, ce n’est pas ici le lieu de la critiquer, mais, dans tous les cas, cette tradition est un beau symbole, la voici : Le Verbe a créé le monde. Eh bien, s’il est vrai, comme on l’a dit, et comme je le crois, que Dieu et le Peuple soient d’accord, la littérature est le verbe du peuple.

Insistons-y, c’est la littérature qui fait les nations grandes. Trois villes, seules dans l’histoire, ont mérité ce nom : urbs, qui semble résumer la totalité de l’esprit humain à un moment donné. Ces trois villes sont : Athènes, Rome, Paris. Eh bien, c’est par Homère et Eschyle qu’Athènes existe, c’est par Tacite et Juvénal que Rome domine, c’est par Rabelais, Molière et Voltaire que Paris règne. Toute l’Italie s’exprime par ce mot : Dante. Toute l’Angleterre s’exprime par ce mot : Shakespeare. Saluons ces résultats superbes ; ce que le verbe a commencé, la littérature le continue. Après le fait créateur, constatons le fait civilisateur.

Je bois à la santé de vous tous, c’est-à-dire je bois à la littérature française.