Depuis l’Exil Tome VI Le cinquantenaire d’Hernani
I
LE CINQUANTENAIRE D’HERNANI
Extrait du Rappel :
Nous sortons d’un banquet dont se souviendront longtemps tous ceux qui ont eu l’honneur et le bonheur d’y assister.
On rendait à Victor Hugo, à l’occasion du soixante-dix-huitième anniversaire de sa naissance et du cinquantenaire d’Hernani, le dîner qu’il avait donné à la centième représentation de la dernière reprise du chef-d’œuvre qui ne quittera plus le répertoire du Théâtre-Français.
La plus grande salle de l’hôtel Continental était aussi pleine qu’elle peut l’être.
Citons, au hasard de la mémoire, les noms des convives qui nous reviennent.
Victor Hugo avait à sa droite doña Sol, Mlle Sarah Bernhardt.
La Comédie-Française était représentée par Mlle Sarah Bernhardt et par MM. Mounet-Sully, Worms, Maubant, etc.
L’administrateur général, M. Émile Perrin, avait été retenu par un deuil de famille.
La politique avait pour représentants : MM. Louis Blanc, Laurent Pichat, Édouard Lockroy, Clémenceau, Georges Périn, Spuller, Emmanuel Arago, Émile Deschanel, Camille Sée, Noël Parfait, Laisant, Henri de Lacretelle, etc.
Le Rappel y était dans la personne de MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Ernest d’Hervilly, Ernest Blum, Émile Blémont.
Les autres journaux avaient pour les représenter MM. Francisque Sarcey, Jourde, Isambert, Hébrard, Henri Martin, Edmond Texier, Henry Maret, Camille Pelletan, Jules Claretie, Pierre Véron, Charles Bigot, Edmond About, de Molinari, Louis Ulbach, Auguste Vitu, Aurélien Scholl, Dalloz, Adolphe Michel, Escoffier, Léon Bienvenu, Charles Monselet, Arnold Mortier, Maurice Talmeyr, Armand Gouzien, Le Reboullet, Alexis Bouvier, Louis Leroy, Charles Canivet, Édouard Fournier, Stoullig, Paul Foucher, Clément Caraguel, Mayer, Bonboure, Gaston Bérardi, Dumont, Paul Démény, Jean Walter, Achille Denis, Henri Salles, Eugène Montrosier, Raoul Toché, Renaut, René de Pontjest, Émile Abraham, A. Spoll, etc.
Nous n’avons garde d’oublier MM. Émile Augier, Paul de Saint-Victor, Théodore de Banville, François Coppée, Alphonse Daudet, Henri de Bornier, Arsène et Henri Houssaye, Édouard Thierry, Calmann Lévy, A. Quantin, Lemerre, Méaulle, Jacques Normand, Voillemot, Catulle Mendès, Hetzel, Carjat, Eugène Ritt, Paul Deroulède, le comte d’Ideville, le prince Lubomirsky, Pierre Elzéar, Jean Aicard, Benjamin Constant, Alfred Gassier, Philippe Burty, Émile Allix, Lecanu, Paul Viguier, Édouard Blau, E. Wittmann, Moreau-Châlon, Léon Bocher, Georges Peyrat, de Reinach, Gustave Rivet, Paul Bourdon, Clovis Hugues, Alfred Talon, Adolfo Calzado, Bertie Marriott, Crawford, Alphonse Duchemin, Duret, Campbell-Clarke, Mme Edmond Adam.
En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, avec Pierre et Jacques Lefèvre, les deux fils d’Ernest Lefèvre et les deux petits-neveux d’Auguste Vacquerie.
Au dessert, M. Émile Augier s’est levé et a prononcé le toast suivant :
Combien, parmi ceux qui vous offrent cette fête, combien n’avaient pas atteint l’âge d’homme, combien même n’étaient pas nés le jour où éclatait sur la scène française l’œuvre immortelle dont nous célébrons aujourd’hui le cinquantième anniversaire !
Les premiers artistes qui ont eu l’honneur de l’interpréter ont tous disparu ; ils ont été deux fois et brillamment remplacés ; les générations se sont succédées, les gouvernements sont tombés, les révolutions se sont multipliées ; l’œuvre a survécu à tout et à tous, de plus en plus acclamée, de plus en plus jeune…
Et il semble qu’elle ait communiqué au poète quelque chose de son éternelle jeunesse ! Le temps n’a pas pas de prise sur vous, cher maître ; vous ne connaissez pas de déclin ; vous traversez tous les âges de la vie sans sortir de l’âge viril ; l’imperturbable fécondité de votre génie, depuis un demi-siècle et plus, a couvert le monde de sa marée toujours montante ; les résistances furieuses de la première heure, les aigres rébellions de la seconde se sont fondues dans une admiration universelle ; les derniers réfractaires sont rentrés au giron ; et vous donnez aujourd’hui ce rare et magnifique spectacle d’un grand homme assistant à sa propre apothéose et conduisant lui-même le char du triomphe définitif que ne poursuit plus l’insulteur.
Quand La Bruyère, en pleine Académie, saluait Bossuet père de l’Église, il parlait d’avance le langage de la postérité ; vous, cher maître, c’est la postérité même qui vous entoure ici, c’est elle qui vous salue et vous porte ce toast :
Au père !
Il nous serait impossible de rendre l’émotion produite par ces belles et généreuses paroles. Quand l’auteur de tant d’œuvres applaudies, et si justement, a si modestement et si dignement parlé des « réfractaires rentrés au giron », il y a eu, dans l’explosion des applaudissements, en même temps qu’une vive admiration pour l’orateur, une profonde cordialité pour l’homme.
Le deuxième toast a été porté, au nom de la Comédie-Française, par M. Delaunay :
En l’absence du notre administrateur général, retenu par un deuil de famille, permettez-moi, comme l’un des doyens de la compagnie, de prendre la parole au nom de la Comédie-Française et de porter un toast à l’hôte illustre qui a bien voulu se rendre à notre appel.
Que souhaiter à M. Victor Hugo ? Il a lassé la renommée, on a épuisé pour lui toutes les formules de la louange, il a touché à tous les sommets. Qu’il ajoute de longues années à cette longue et prodigieuse carrière faite de gloire et de génie ! Tel doit être le seul vœu de tous nos cœurs.
Il en est bien encore un autre ! Mais j’ose à peine le formuler, messieurs, et pourtant il aurait, j’en suis sûr, votre approbation unanime. Aux drames merveilleux, à ces chefs-d’œuvre qui sont dans toutes les mémoires, le maître en a ajouté d’autres qu’il tient secrets et qu’il dérobe à notre admiration. Qu’il entende au moins une fois l’immense cri de joie qui saluerait l’apparition d’une nouvelle œuvre dramatique signée de ce nom resplendissant : Victor Hugo !
Voulez-vous vous unir à moi, messieurs ? C’est peut-être un moment unique et favorable pour lui demander, pour le supplier d’ouvrir, ne fût-ce qu’une fois, la porte de son trésor.
Les applaudissements ont associé tout l’auditoire au vœu si bien exprimé par l’éminent comédien qui a tant de titres à parler au nom de la Comédie-Française.
Les battements de mains n’avaient pas cessé, lorsque M. Francisque Sarcey a repris pour son compte le vœu que venaient d’exprimer M. Delaunay par son discours et tous les assistants par leurs battements de mains.
Nous regrettons de n’avoir pas le texte du discours de l’éminent critique du Temps. Disons seulement qu’il a été spirituellement bon enfant quand il a reconnu avoir été un de ces réfractaires dont avait parlé Émile Augier, et qu’il a eu des paroles émues et touchantes quand il a déclaré que sa conviction, pour avoir été tardive, n’en était que plus raisonnée et plus inébranlable.
Après l’éloquente causerie de M. Francisque Sarcey, Mlle Sarah Bernhardt a redit les beaux vers de François Coppée, la Bataille d’Hernani, qui ont eu à l’hôtel Continental le même succès qu’ils venaient d’avoir au Théâtre-Français.
On a acclamé ces vers si vrais :
Désormais tu confonds Chimène et doña Sol,
Et tu sais bien, alors qu’un chef-d’œuvre se trouve,
Que Molière sourit et que Corneille approuve.
Au firmament de l’art où tu les mets tous deux,
Hugo depuis longtemps rayonne à côté d’eux.
Les applaudissements ont redoublé à ce beau vers :
Vieux chêne plein d’oiseaux, sens tressaillir tes branches !
Et à celui-ci :
Ton front marmoréen et fait pour le laurier.
Victor Hugo a pris alors la parole :
J’ai devant moi la grande presse française.
Les hommes considérables qui la représentent ici ont voulu prouver sa concorde souveraine et montrer son indestructible unité. Vous vous ralliez tous pour serrer la main du vieux combattant qui a commencé avec le siècle et qui continue avec lui. Je suis profondément ému. Je remercie.
Toutes ces grandes et nobles paroles que vous venez d’entendre ajoutent encore à mon émotion.
Les journaux, dans ces derniers jours, ont souvent répété certaines dates. — 26 février 1802, naissance de l’homme qui parle à cette heure ; 25 février 1830, bataille d’Hernani ; 26 février 1880, la date actuelle. Autrefois, il y a cinquante ans, l’homme qui vous parle était haï ; il était hué, exécré, maudit. Aujourd’hui… aujourd’hui, il remercie.
Quel a été, dans cette longue lutte, son grand et puissant auxiliaire ?
C’est la presse française.
Messieurs, la presse française est une des maîtresses de l’esprit humain. Sa tâche est quotidienne, son œuvre est colossale. Elle agit à la fois et à toute minute sur toutes les parties du monde civilisé ; ses luttes, ses querelles, ses colères se résolvent en progrès, en harmonie et en paix. Dans ses préméditations, elle veut la vérité ; par ses polémiques, elle fait étinceler la lumière.
Je bois à la presse française, qui rend de si grands services et qui remplit de si grands devoirs.
Les acclamations et les cris de : Vive Victor Hugo ! qui avaient interrompu plusieurs fois le grand poète populaire et national, ont éclaté alors avec une énergie incomparable, et n’ont cessé que lorsqu’il a fallu se lever de table pour passer dans les salons, dont un était moins un salon qu’un jardin ; M. Alphand, voulant participer à l’hommage qu’on rendait au génie, l’avait magnifiquement et artistement empli d’admirables fleurs.
On a complimenté les orateurs, on a causé, et ainsi s’est terminé ce banquet, qui est plus qu’un banquet exceptionnel, qui est un banquet unique.