Depuis l’Exil Tome VI Les ouvriers lyonnais

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J Hetzel (p. 17-24).

I

LES OUVRIERS LYONNAIS

Le dimanche 25 mars, une conférence a lieu dans la salle du Château d’Eau pour les ouvriers lyonnais.

Victor Hugo et Louis Blanc y prennent la parole.

Voici le discours de Victor Hugo :

Les ouvriers de Lyon souffrent, les ouvriers de Paris leur viennent en aide. Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir, et c’est bien. Vous donnez là un noble exemple. La civilisation vous remercie.

Nous vivons dans un temps où il est nécessaire d’accomplir d’éclatantes actions de fraternité. D’abord, parce qu’il est toujours bon de faire le bien ; ensuite, parce que le passé ne veut pas se résigner à disparaître, parce qu’en présence de l’avenir, qui apporte aux nations la fédération et la concorde, le passé tâche de réveiller la haine. (Applaudissements).

Répondons à la haine par la solidarité et par l’union.

Messieurs, je ne prononcerai que des paroles austères et graves. Avoir devant soi le peuple de Paris, c’est un suprême honneur, et l’on n’en est digne qu’à la condition d’avoir en soi la droiture. Et j’ajoute, la modération. Car, si la droiture est la puissance, la modération est la force.

Maintenant, et sous ces réserves, trouvez bon que je vous dise ma pensée entière.

À l’heure où nous sommes, le monde est en proie à deux efforts contraires.

Un mot suffit pour caractériser cette heure étrange. À quoi songent les rois ? À la guerre. À quoi songent les peuples ? À la paix. (Applaudissements prolongés.)

L’agitation fiévreuse des gouvernements a pour contraste et pour leçon le calme des nations. Les princes arment, les peuples travaillent. Les peuples s’aiment et s’unissent. Aux rois préméditant et préparant des événements violents, les peuples opposent la grandeur des actions paisibles.

Majestueuse résistance.

Les populations s’entendent, s’associent, s’entr’aident.

Ainsi, voyez :

Lyon souffre, Paris s’émeut.

Que le patriotique auditoire ici rassemblé me permette de lui parler de Lyon.

Lyon est une glorieuse ville, une ville laborieuse et militante. Au-dessus de Lyon, il n’y a que Paris. À ne voir que l’histoire, on pourrait presque dire que c’est à Lyon que la France est née. Lyon est un des plus antiques berceaux du fait moderne ; Lyon est le lieu d’inoculation de la démocratie latine à la théocratie celtique ; c’est à Lyon que la Gaule s’est transformée et transfigurée jusqu’à devenir l’héritière de l’Italie ; Lyon est le point d’intersection de ce qui a été jadis Rome et de ce qui est aujourd’hui la France. — Lyon a été notre premier centre. Agrippa a fait de Lyon le nœud des chemins militaires de la Gaule, et ce procédé péremptoire de civilisation a été imité depuis par les routes stratégiques de la Vendée. Comme toutes les cités prédestinées, la ville de Lyon a été éprouvée ; au deuxième siècle par l’incendie, au cinquième siècle par l’inondation, au dix-septième siècle par la peste. Fait que l’histoire doit noter, Néron, qui avait brûlé Rome, a rebâti Lyon. Lyon, historiquement illustre, n’est pas moins illustre politiquement. Aujourd’hui, entre toutes les villes d’Europe, Lyon représente l’initiative ingénieuse, le labeur puissant, opiniâtre et fécond, l’invention dans l’industrie, l’effort du bien vers le mieux, et cette chose touchante et sublime, — car l’ouvrier de Lyon souffre, — la pauvreté créant la richesse. (Mouvement.) Oui, citoyens, j’y insiste, la vertu qui est dans le travail, l’intuition sociale qui connaît et qui réclame sans relâche la quantité acceptable des révolutions, l’esprit d’aventure pour le progrès, ce je ne sais quoi d’infatigable qu’on a quand on porte en soi l’avenir, voilà ce qui caractérise la France, voilà ce qui caractérise Lyon. Lyon a été la métropole des Gaules, et l’est encore, avec l’accroissement démocratique. C’est la ville du métier, c’est la ville de l’art, c’est la ville où la machine obéit à l’âme, c’est la ville où dans l’ouvrier il y a un penseur, et où Jacquard se complète par Voltaire. (Applaudissements.) Lyon est la première de nos villes ; car Paris est autre chose, Paris dépasse les proportions d’une nation ; Lyon est essentiellement la cité française, et Paris est la cité humaine. C’est pourquoi l’assistance que Paris offre à Lyon est un admirable spectacle ; on pourrait dire que Lyon assisté par Paris, c’est la capitale de la France secourue par la capitale du monde. (Bravos.)

Glorifions ces deux villes. Dans un moment où les partis du passé semblent conspirer la diminution de la France, et essayent de détrôner le chef-lieu de la révolution au profit du chef-lieu de la monarchie, il est bon d’affirmer les grandes réalités de la civilisation française, c’est-à-dire Lyon, la ville du travail, et Paris, la ville de la lumière. (Sensation. Bravos répétés.)

Autour de ces deux capitales se groupent toutes nos illustres villes, leurs sœurs ou leurs filles, et parmi elles cette admirable Marseille qui veut une place à part, car elle représente en France la Grèce de même que Lyon représente l’Italie.

Mais élargissons l’horizon, regardons l’Europe, regardons les nations, et, en même temps que nous démontrons la solidarité de nos villes, constatons, citoyens, au profit de la civilisation, tous les symptômes de la concorde humaine.

Ces symptômes éclatent de toutes parts.

Comme je le disais en commençant, à l’heure troublée où nous sommes, les phénomènes inquiétants viennent des rois, les phénomènes rassurants viennent des peuples.

Au-dessous du grondement bestial de la guerre déchaînée il y a sept ans par deux empereurs, au-dessous des menaces de carnage et de dévastation à chaque instant renouvelées, quelquefois même réalisées en partie, témoin l’assassinat de la Bulgarie par la Turquie, au-dessous de la mobilisation des armées, au-dessous de tout ce sombre tumulte militaire, on sent une immense volonté de paix.

Je le répète et j’y insiste, qui veut la guerre ? Les rois. Qui veut la paix ? Les peuples.

Il semble qu’en ce moment une bataille étrange se prépare entre la guerre, qui est la volonté du passé, et la paix, qui est la volonté du présent. (Applaudissements.)

Citoyens, la paix vaincra.

Ce triomphe de l’avenir, il est visible dès aujourd’hui, il approche, nous y touchons. Il s’appellera l’Exposition de 1878. Qu’est-ce en effet qu’une Exposition internationale ? C’est la signature de tous les peuples mise au bas d’un acte de fraternité. C’est le pacte des industries s’associant aux arts, des sciences encourageant les découvertes, des produits s’échangeant avec les idées, du progrès multipliant le bien-être, de l’idéal s’accouplant au réel. C’est la communion des nations dans l’harmonie qui sort du travail. Lutte, si l’on veut, mais lutte féconde ; éblouissante mêlée des travailleurs qui laisse derrière elle, non la mort, mais la vie, non des cadavres, mais des chefs-d’œuvre ; bataille superbe où il n’y a que des vainqueurs. (Longs applaudissements.)

Ce spectacle splendide, il est juste que ce soit Paris qui le donne au monde.

1870, c’est-à-dire le guet-apens de la guerre, a été le fait de la Prusse ; 1878, c’est-à-dire la victoire de la paix, sera la réplique de la France.

L’Exposition universelle de 1878, ce sera la guerre mise en déroute par la paix.

Ce sera la réconciliation avec Paris, dont l’univers a besoin.

La paix, c’est le verbe de l’avenir, c’est l’annonce des États-Unis de l’Europe, c’est le nom de baptême du vingtième siècle. Ne nous lassons pas, nous les philosophes, de déclarer au monde la paix. Faisons sortir de ce mot suprême tout ce qu’il contient.

Disons-le, ce qu’il faut à la France, à l’Europe, au monde civilisé, ce qui est dès à présent réalisable, ce que nous voulons, le voici : les religions sans l’intolérance, c’est-à-dire la raison remplaçant le dogmatisme ; la pénalité sans la mort, c’est-à-dire la correction remplaçant la vindicte ; le travail sans l’exploitation, c’est-à-dire le bien-être remplaçant le malaise ; la circulation sans la frontière, c’est-à-dire la liberté remplaçant la ligature ; les nationalités sans l’antagonisme, c’est-à-dire l’arbitrage remplaçant la guerre (mouvement) ; en un mot, tous les désarmements, excepté le désarmement de la conscience. (Bravos répétés.)

Ah ! cette exception-là, je la maintiens. Car tant que la politique contiendra la guerre, tant que la pénalité contiendra l’échafaud,tant que le dogme contiendra l’enfer, tant que la force sociale sera comminatoire, tant que le principe, qui est le droit, sera distinct du fait, qui est le code, tant que l’indissoluble sera dans la loi civile et l’irréparable dans la loi criminelle, tant que la liberté pourra être garrottée, tant que la vérité pourra être bâillonnée, tant que le juge pourra dégénérer en bourreau, tant que le chef pourra dégénérer en tyran, tant que nous aurons pour précipices des abîmes creusés par nous-mêmes, tant qu’il y aura des opprimés, des exploités, des accablés, des justes qui saignent, des faibles qui pleurent, il faut, citoyens, que la conscience reste armée. ( Applaudissements prolongés.)

La conscience armée, c’est Juvénal terrible, c’est Tacite pensif, c’est Dante flétrissant Boniface, c’est-à-dire l’homme probe châtiant l’homme infaillible, c’est Voltaire vengeant Calas, c’est-à-dire la justice rappelant à l’ordre la magistrature. (Sensation. Triple salve d’applaudissements.) La conscience armée, c’est le droit incorruptible faisant obstacle à la loi inique, c’est la philosophie supprimant la torture, c’est la tolérance abolissant l’inquisition, c’est le jour vrai remplaçant dans les âmes le jour faux, c’est la clarté de l’aurore substituée à la lueur des bûchers. Oui, la conscience reste et restera armée, Juvénal et Tacite resteront debout, tant que l’histoire nous montrera la justice humaine satisfaite de son peu de ressemblance avec la justice divine, tant que la raison d’état sera en colère, tant qu’un épouvantable væ victis régnera, tant qu’on écoutera un cri de clémence comme on écouterait un cri séditieux, tant qu’on refusera de faire tourner sur ses gonds la seule porte qui puisse fermer la guerre civile, l’amnistie ! (Profonde émotion. — Applaudissements prolongés.)

Cela dit, je conclus. Et je conclus par l’espérance.

Ayons une foi absolue dans la patrie. La destinée de la France fait partie de l’avenir humain. Depuis trois siècles la lumière du monde est française. Le monde ne changera pas de flambeau.

Pourtant, généreux patriotes qui m’écoutez, ne croyez pas que je pousse l’espérance jusqu’à l’illusion. Ma foi en la France est filiale, et par conséquent passionnée, mais elle est philosophique, et par conséquent réfléchie. Messieurs, ma parole est sincère, mais elle est virile, et je ne veux rien dissimuler. Non, je n’oublie pas que je parle aux hommes de Paris. La responsabilité est en proportion de l’auditoire. Une seule chose est à la taille du peuple, c’est la vérité. Et dire la réalité, c’est le devoir.

Eh bien, la réalité, c’est que nous traversons une heure redoutable. La réalité, c’est que, si la nuit complète se faisait, il y aurait des possibilités de naufrage. Les crises succèdent aux catastrophes. J’espère cependant.

Je fais plus qu’espérer. J’affirme. Pourquoi ? Je vais vous le dire, et ce sera mon dernier mot.

La marche du genre humain vers l’avenir a toutes les complications d’un voyage de découvertes. Le progrès est une navigation ; souvent nocturne. On pourrait dire que l’humanité est en pleine mer. Elle avance lentement, dans un roulis terrible, immense navire battu des vents. Il y a des instants sinistres. À de certains moments, la noirceur de l’horizon est profonde ; il semble qu’on aille au hasard. Où ? à l’abîme. On rencontre un écueil, l’empire ; on se heurte à un bas-fond, le Syllabus ; on traverse un cyclone, Sedan (mouvement ) ; l’année de l’infaillibilité du pape est l’année de la chute de la France ; les ouragans et les tonnerres se mêlent ; on a au-dessus de sa tête tout le passé en nuage et chargé de foudres ; cet éclair, c’est le glaive ; cet autre éclair, c’est le sceptre ; ce grondement, c’est la guerre. Que va-t-on devenir ? Va-t-on finir par s’entre-dévorer ? En viendra-t-on à un radeau de la Méduse, à une lutte d’affamés et de naufragés, à la bataille dans la tempête ? Est-ce qu’il est possible qu’on soit perdu ? On lève les yeux. On cherche dans le ciel une indication, une espérance, un conseil. L’anxiété est au comble. Où est le salut ? Tout à coup, la brume s’écarte, une lueur apparaît ; il semble qu’une déchirure se fasse dans le noir complot des nuées, une trouée blanchit toute cette ombre, et, subitement, à l’horizon, au-dessus des gouffres, au delà des nuages, le genre humain frissonnant aperçoit cette haute clarté allumée il y a quatre vingts ans par des géants sur la cime du dix-huitième siècle, ce majestueux phare à feux tournants qui présente alternativement aux nations désemparées chacun des trois rayons dont se compose la civilisation future : Liberté, Égalité, Fraternité. (Applaudissements prolongés.)

Liberté, cela s’adresse au peuple ; Égalité, cela s’adresse aux hommes ; Fraternité, cela s’adresse aux âmes.

Navigateurs en détresse, abordez à ce grand rivage, la République.

Le port est là. (Longue acclamation. Cris de : Vive la république ! Vive l’amnistie ! Vive Victor Hugo !)