Depuis l’Exil Tome VI Questions sociales

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J Hetzel (p. 49-55).

X

QUESTIONS SOCIALES

L’ENFANT. — LA FEMME

§ 1. — L’Enfant.
À M. Trébois, Président de la Société des écoles laïques.
Monsieur,

Vous avez raison de le penser, j’adhère complètement à l’éloquente et irréfutable lettre que vous a adressée Louis Blanc. Je n’ai rien à y ajouter que ma signature. Louis Blanc est dans le vrai absolu et pose les réels principes de l’instruction laïque, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’état qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’état donne à l’enfant l’enseignement positif.

De là, cette évidence que l’éducation peut être religieuse et que l’instruction doit être laïque. Le domaine de l’éducation, c’est la conscience ; le domaine de l’instruction, c’est la science. Plus tard, dans l’homme fait, ces deux lumières se complètent l’une par l’autre.

Votre fondation d’enseignement laïque pour les jeunes filles est une œuvre logique et utile, et je vous applaudis.

Paris, 2 juin 1872.

§ 2. — La Femme.
À M. Leon Richer, Rédacteur en chef
de l’Avenir des Femmes.
Paris, le 8 juin 1872.2
Monsieur,

Je m’associe du fond du cœur à votre utile manifestation. Depuis quarante ans, je plaide la grande cause sociale à laquelle vous vous dévouez noblement.

Il est douloureux de le dire, dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des euphémismes ; ce que j’appelle une esclave, elle l’appelle une mineure. Cette mineure selon la loi, cette esclave selon la réalité, c’est la femme. L’homme a chargé inégalement les deux plateaux du code, dont l’équilibre importe à la conscience humaine ; l’homme a fait verser tous les droits de son côté et tous les devoirs du côté de la femme. De là un trouble profond. De là la servitude de la femme. Dans notre législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent ; il faut qu’il cesse.

Je sais que les philosophes vont vite et que les gouvernants vont lentement ; cela tient à ce que les philosophes sont dans l’absolu, et les gouvernants dans le relatif ; cependant, il faut que les gouvernants finissent par rejoindre les philosophes. Quand cette jonction est faite à temps, le progrès est obtenu et les révolutions sont évitées. Si la jonction tarde, il y a péril.

Sur beaucoup de questions à cette heure, les gouvernants sont en retard. Voyez les hésitations de l’Assemblée à propos de la peine de mort. En attendant, l’échafaud sévit.

Dans la question de l’éducation, comme dans la question de la répression, dans la question de l’irrévocable qu’il faut ôter du mariage et de l’irréparable qu’il faut ôter de la pénalité, dans la question de l’enseignement obligatoire, gratuit et laïque, dans la question de la femme, dans la question de l’enfant, il est temps que les gouvernants avisent. Il est urgent que les législateurs prennent conseil des penseurs, que les hommes d’état, trop souvent superficiels, tiennent compte du profond travail des écrivains, et que ceux qui font les lois obéissent à ceux qui font les mœurs. La paix sociale est à ce prix.

Nous philosophes, nous contemplateurs de l’idéal social, ne nous lassons pas. Continuons notre œuvre. Étudions sous toutes ses faces, et avec une bonne volonté croissante, ce pathétique problème de la femme dont la solution résoudrait presque la question sociale tout entière. Apportons dans l’étude de ce problème plus même que la justice ; apportons-y la vénération ; apportons-y la compassion. Quoi ! il y a un être, un être sacré, qui nous a formés de sa chair, vivifiés de son sang, nourris de son lait, remplis de son cœur, illuminés de son âme, et cet être souffre, et cet être saigne, pleure, languit, tremble. Ah ! dévouons-nous, servons-le, défendons-le, secourons-le, protégeons-le ! Baisons les pieds de notre mère !

Avant peu, n’en doutons pas, justice sera rendue et justice sera faite. L’homme à lui seul n’est pas l’homme ; l’homme, plus la femme, plus l’enfant, cette créature une et triple constitue la vraie unité humaine. Toute l’organisation sociale doit découler de là. Assurer le droit de l’homme sous cette triple forme, tel doit être le but de cette providence d’en bas que nous appelons la loi.

Redoublons de persévérance et d’efforts. On en viendra, espérons-le, à comprendre qu’une société est mal faite quand l’enfant est laissé sans lumière, quand la femme est maintenue sans initiative, quand la servitude se déguise sous le nom de tutelle, quand la charge est d’autant plus lourde que l’épaule est plus faible ; et l’on reconnaîtra que, même au point de vue de notre égoïsme, il est difficile de composer le bonheur de l’homme avec la souffrance de la femme.


Les dames faisant partie du comité de la Société pour l’amélioration du sort des femmes écrivent à Victor Hugo :

« Illustre maître,

« Vous avez, a toutes les époques de votre vie, dans toutes les occasions, sous toutes les formes, pris le parti des faibles. Il n’est pas une liberté que vous n’ayez revendiquée, pas une cause juste que vous n’ayez défendue, pas une oppression contre laquelle vous ne vous soyez éloquemment élevé.

« Votre œuvre n’est qu’une longue et infatigable protestation contre l’abus de la force. Il y a dans votre cœur une commisération profonde pour tous les misérables. S’agit-il d’un peuple ? s’agit-il d’une classe ? s’agit-il d’un individu ? peu vous importe. Toute souffrance vous atteint et vous touche. Le droit est violé quelque part, en quelqu’un ; cela vous suffit.

« Pourquoi ? Parce que vous êtes l’homme du devoir.

« En ce siècle d’anarchie morale, où le privilège — contradiction bizarre ! — survit aux causes qui l’avaient produit et socialement consacré, vous proclamez l’égalité de tous et de toutes, vous affirmez la liberté individuelle et collective, vous affirmez la raison, vous affirmez l’inviolabilité de la conscience humaine.

« Et nous hésiterions — nous dont l’idée de justice est méconnue, à solliciter de votre dévouement l’appui que vous ne refusez à personne, pas même aux ignorants, ces attardés ! pas même aux coupables, ces autres ignorants ! Ce serait méconnaître tout à la fois l’irrésistible puissance de votre parole et l’incommensurable générosité de votre cœur.

« Personne mieux que vous n’a fait ressortir l’iniquité légale qui fait de chaque femme une mineure. Mère de famille, la femme est sans droit, ses enfants même ne lui appartiennent pas ; épouse, elle a un tuteur, presque un maître ; célibataire ou veuve, elle est assimilée par le code aux voleurs et aux assassins.

« Politiquement elle ne compte pas.

« Nos lois la mettent hors la loi.

« … Bientôt, peut-être, une Assemblée républicaine sera saisie de nos légitimes revendications. Mais nous devons préparer l’opinion publique. L’opinion publique est le moule par où doivent passer d’abord, pour y être étudiées, les réformes jugées nécessaires. Il n’y a de lois durables, d’institutions solidement assises — qu’il s’agisse de l’organisation de la famille ou de l’organisation de l’état — que les institutions et les lois d’accord avec le sentiment universel.

« Nous l’avons compris. Et pour bien faire pénétrer dans l’esprit des masses l’importance sociale de la grande cause à laquelle nous sommes attachées, nous avons, à l’exemple de l’Amérique, de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Italie, fondé en France une Société à laquelle viendront apporter leur concours tous ceux qui pensent que le temps est venu de donner à la femme, dans la famille et ailleurs, la place qui lui est due…

« … Notre humble Société a besoin d’être consacrée. Une adhésion de vous aux réformes qu’elle poursuit serait, pour toutes les femmes intelligentes, pour tous les hommes de cœur, un encouragement à nous seconder…

« Dites un mot et daignez nous tendre la main.

« Agréez, illustre maître, l’hommage de notre profond respect.

Les dames membres du comité.
Stella Blandy, Maria Deraisme, Hubertine Auclert, J. Richer, veuve Feresse-Deraisme, Anna Houry, M. Brucker, Henriette Caroste, Louise Laffite, Julie Thomas, Pauline Chanliac.

Victor Hugo a répondu :

Paris, le 31 mars 1875.
Mesdames,

Je reçois votre lettre. Elle m’honore. Je connais vos nobles et légitimes revendications. Dans notre société telle qu’elle est faite, les femmes subissent et souffrent ; elles ont raison de réclamer un sort meilleur. Je ne suis rien qu’une conscience, mais je comprends leur droit, et j’en compose mon devoir, et tout l’effort de ma vie est de leur côté. Vous avez raison de voir en moi un auxiliaire de bonne volonté.

L’homme a été le problème du dix-huitième siècle ; la femme est le problème du dix-neuvième. Et qui dit la femme, dit l’enfant, c’est-à-dire l’avenir. La question ainsi posée apparaît dans toute sa profondeur. C’est dans la solution de cette question qu’est le suprême apaisement social. Situation étrange et violente ! Au fond, les hommes dépendent de vous, la femme tient le cœur de l’homme. Devant la loi, elle est mineure, elle est incapable, elle est sans action civile, elle est sans droit politique, elle n’est rien ; devant la famille, elle est tout, car elle est la mère. Le foyer domestique est ce qu’elle le fait ; elle est dans la maison la maîtresse du bien et du mal ; souveraineté compliquée d’oppression. La femme peut tout contre l’homme et rien pour elle.

Les lois sont imprudentes de la faire si faible quand elle est si puissante. Reconnaissons cette faiblesse et protégeons-la ; reconnaissons cette puissance et conseillons-la. Là est le devoir de l’homme ; là aussi est son intérêt.

Je ne me lasserai pas de le redire, le problème est posé, il faut le résoudre ; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit ; une moitié de l’espèce humaine est hors de l’égalité, il faut l’y faire rentrer. Ce sera là une des grandes gloires de notre grand siècle : donner pour contre-poids au droit de l’homme le droit de la femme ; c’est-à-dire mettre les lois en équilibre avec les mœurs.

Agréez, mesdames, tous mes respects.

Victor Hugo.