Depuis l’Exil Tome VI Réponse aux romains.

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J Hetzel (p. 45-47).

IX

RÉPONSE AUX ROMAINS

En mai 1872, le peuple romain fit une adresse au peuple français. Victor Hugo fut choisi par les romains comme intermédiaire entre les deux peuples.

En cette qualité, il dut répondre. Voici sa réponse :

Citoyens de Rome et du monde,

Vous venez de faire du haut du Janicule une grande chose.

Vous, peuple romain, par-dessus tous les abîmes qui séparent aujourd’hui les nations, vous avez tendu la main au peuple français.

C’est-à-dire qu’en présence de ces trois empires monstres, l’un qui porte le glaive et qui est la guerre, l’autre qui porte le knout et qui est la barbarie, l’autre qui porte la tiare et qui est la nuit, en présence de ces trois formes spectrales du moyen âge reparues sur l’horizon, la civilisation vient de s’affirmer La mère, qui est l’Italie, a embrassé la fille, qui est la France ; le Capitole a acclamé l’Hôtel de Ville ; le mont Aventin a fraternisé avec Montmartre et lui a conseillé l’apaisement ; Caton a fait un pas vers Barbès ; Rienzi a pris le bras de Danton ; le monde romain s’est incliné devant les États-Unis d’Europe ; et l’illustre république du passé a salué l’auguste république de l’avenir.

À de certaines heures sinistres, où l’obscurité monte, où le silence se fait, où il semble qu’on assiste à on ne sait quelle coalition des ténèbres, il est bon que les puissants échos de l’histoire s’éveillent et se répondent ; il est bon que les tombeaux prouvent qu’ils contiennent de l’aurore ; il est bon que le rayon sorti des sépulcres s’ajoute au rayon sorti des berceaux ; il est bon que toutes les formes de la lumière se mêlent et s’entr’aident ; et chez vous, italiens, toutes les clartés sont vivantes ; et lorsqu’il s’agit d’attester la pensée, qui est divine, et la liberté, qui est humaine, lorsqu’il s’agit de chasser les préjugés et les tyrans, lorsqu’il s’agit de manifester à la fois l’esprit humain et le droit populaire, qui donc prendra la parole si ce n’est cette alma parens qui, en fait de génies, a Dante égal à Homère, et, en fait de héros, Garibaldi égal à Thrasybule ?

Oui, la civilisation vous remercie. Le peuple romain fait bien de serrer la main au peuple français ; cette fraternité de géants est belle. Aucun découragement n’est possible devant de telles initiatives prises par de telles nations. On sent dans cette volonté de concorde l’immense paix de l’avenir. De tels symptômes font naître dans les cœurs toutes les bonnes certitudes.

Oui, le progrès sera ; oui, le jour luira ; oui, la délivrance viendra ; oui, la conscience universelle aura raison de tous les clergés, aussi bien de ceux qui s’appuient sur les codes que de ceux qui s’appuient sur les dogmes ; oui, les soi-disant hommes impeccables, prêtres ou juges, les infaillibles comme les inamovibles, confesseront la faiblesse humaine devant l’éternelle vérité et l’éternelle justice ; oui, l’irrévocable, l’irréparable et l’inintelligible disparaîtront ; oui, l’échafaud et la guerre s’évanouiront ; oui, le bagne sera ôté de la vie et l’enfer sera ôté de la mort. Courage ! Espoir ! Il est admirable que, devant les alliances malsaines des rois, les deux capitales des peuples s’entendent ; et l’humanité tout entière, consolée et rassurée, tressaille quand la grande voix de Rome parle à la grande âme de Paris.

Paris, 20 mai 1872.