Dernier travail, derniers souvenirs/17

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVII

DEUX SOUVENIRS ACADÉMIQUES


L’Académie, en 1896, m’a donné une double marque de confiance dont je suis heureux et fier, dans deux circonstances solennelles. Elle a bien voulu me choisir pour la représenter et prendre la parole en son nom, le jour de la visite de Leurs Majestés Impériales, et le jour de la translation des restes de Pasteur à l’Institut de la rue Dutot.


Allocution au Tzar et à l’Impératrice.

Sire, Madame,

Il y a près de deux cents ans, Pierre le Grand, au cours de son voyage à Paris, arriva un jour, à l’improviste, au lieu de réunion des membres de l’Académie, s’assit familièrement au milieu d’eux, et se mêla à leurs travaux. Cette visite, si pleine de cordialité, est restée dans nos archives comme un de nos plus précieux souvenirs.

Votre Majesté fait plus encore aujourd’hui ; elle ajoute un honneur à un honneur, en ne venant pas seule. Votre présence, Madame, va apporter à nos graves séances quelque chose de bien inaccoutumé... le charme.

Comment remercier Vos Majestés de daigner prendre place dans cette petite salle ? Le meilleur moyen est, ce me semble, de vous donner une idée de ce qui s’y passe, de vous faire assister à une de nos séances ordinaires, de vous montrer les académiciens... à l’ouvrage. L’empereur du Brésil a pris part plus d’une fois à nos discussions philologiques ; le grand-duc Constantin a paru s’y plaire ; cela nous laisse espérer que Vos Majestés ne regretteront pas trop les quelques moments qu’Elles veulent bien nous consacrer, et dont nous sentons tout le prix.

Me sera-t-il permis de le dire ? Ce témoignage de sympathie s’adresse, non seulement à l’Académie, mais à notre langue nationale elle-même, qui n’est pas pour vous une langue étrangère, et l’on sent là, je ne sais quel désir d’entrer en communication plus intime avec le goût et l’esprit français. Une telle bienveillance nous enhardit ; elle nous reporte à votre immortel ancêtre ; sa visite se relie pour nous à la vôtre, et, dans notre gratitude, nous osons adresser une prière à Vos Majestés : souffrez que nous fêtions par avance, dans ce jour, le bi-centenaire de l’union cordiale de la Russie et de la France. »

* * *

Leurs Majestés Impériales quittèrent Paris le 8 octobre. Quelques jours après leur départ, il me vint une idée qui me parut le complément de mon discours, je la publiai dans une Revue, et je la reproduis ici avec son titre :

* * *
Une Grande Duchesse de un an.

Les manifestations publiques les plus éclatantes, les cérémonies solennelles qui sont des pages d’histoire, se rattachent parfois à nos sentiments de famille les plus intimes par un fait accessoire, dont la valeur ne se dégage qu’avec le temps et la réflexion.

Personne de nous qui ait suivi sans émotion le passage de cette petite grande-duchesse à travers nos fêtes. Il y avait un contraste émouvant entre l’âge de cette enfant et son titre ; entre ces splendeurs grandioses et l’apparition de cet être ingénu. Les hasards de ses promenades dans Paris nous intéressaient. Sa voiture reconnue et acclamée, ses petits cris de joie, ses petites mains s’agitant comme pour remercier, mettaient entre elle et la foule je ne sais quelle familiarité affectueuse. On raconte qu’à Versailles, dans un moment d’attente, un homme s’écria dans la foule : « Les voilà ! » une femme du peuple répondit : « Mais non ! c’est Olga. » On dit aussi que, de toutes les acclamations enthousiastes, celle qui touchait le plus le tzar, c’était : Vive la grande-duchesse Olga ! Mais, chose singulière ! ce que ce spectacle avait de charmant, nous cachait ce qu’il avait de sérieux, et ce n’est que depuis le départ, depuis que le silence s’est fait en nous et autour de nous, que nous avons compris la signification profonde de cette présence à Paris, d’une grande-duchesse d’un an.

Quel signe des temps ! Quelle preuve irréfutable de la place immense qu’occupent aujourd’hui les enfants dans notre vie ! Comme ce petit berceau transporté de si loin, à travers tant de cours souveraines et tant de foules, en dit plus que toutes les dissertations du monde, sur le triomphe des sentiments naturels dans la famille d’aujourd’hui.

Un fait curieux, c’est que le grand-père du tzar actuel, Alexandre II, nous a donné un semblable exemple, il y a trente ans. En 1865, l’empereur de Russie traversa l’Europe entière pour aller embrasser une dernière fois son fils mourant, à Nice. Quel souverain, il y a un ou deux siècles, aurait eu un pareil désir ou aurait osé le satisfaire ? Il aurait cru manquer à sa dignité de roi et même de père. La hiérarchie réglait tout dans la famille, comme dans l’État. Partout l’étiquette commandait aux mouvements du cœur ou en dominait l’expression. Dans notre siècle, le cœur règne même sur le trône, et l’on a vue alors, dans Alexandre, le tzar s’effaçant devant le père.

Aujourd’hui son petit-fils a fait bien plus encore. Il n’a pas seulement contrevenu à tous les usages, il a osé braver les critiques, les moqueries contenues, voire même les reproches, en embarquant un enfant à la mamelle, dans ce voyage au long cours ; et cela, il l’a fait non pas comme son aïeul, sous le coup d’une douleur poignante, dans une crise de désespoir, mais pour obéir à un sentiment tout intime, à un simple besoin de tendresse paternelle. Comment les choses se sont passées ? On le devine. Au milieu des préparatifs du départ, une commune tristesse les aura saisis tous les deux : la vue de cette enfant leur aura serré le cœur ; l’idée de se séparer d’elle, et pour un si long temps, leur aura gâté toutes leurs joies futures, et un jour ils se seront dit... peut-être tous les deux à la fois : Si nous l’emmenions ? Et ils l’ont emmenée ! Et ils nous l’ont amenée ! et ils nous ont montré, dans un empereur et une impératrice, un père et une mère, pareils à nous tous. Dirai-je ce que je me suis imaginé ? Il m’a semblé qu’au milieu de toutes ces journées de fêtes, ils n’avaient pas de meilleur moment que le soir, quand ils entraient ensemble dans cette chambre attenante à la leur, qu’ils s’approchaient doucement et embrassaient sans l’éveiller l’enfant dans son berceau. Chère petite endormie ! elle a formé un lien de plus entre la Russie et nous. Son père, en venant à Paris, cimentait son pacte d’union avec la Nation française : en amenant sa fille il a fait alliance avec la Famille française... Je dis française, car, ne l’oublions pas ! c’est la France qui a donné le signal de ce grand progrès dans les mœurs. C’est notre code civil, qui, en abolissant le droit d’aînesse, et en mettant les filles et les fils sur le même rang, a modifié les rapports des parents et des enfants ; c’est lui enfin qui a permis à l’affection, à la tendresse, de prendre leur place prépondérante jusque dans l’exercice de l’autorité paternelle.

* * *

C’est le 21 décembre 1896 qu’ont eu lieu les secondes obsèques de Pasteur. Ceux qui y ont assisté ne pourront les oublier. Cette crypte disposée en chapelle, cette chapelle élevée par la pieuse tendresse de sa veuve et de ses enfants et transformée en une merveilleuse œuvre d’art ; ces murs revêtus de splendides mosaïques, ce mélange harmonieux de paysages, de tableaux à figures, de personnages symboliques et d’êtres réels, de scènes rustiques, de feuillages, d’animaux, le tout représentant les divers travaux du Maître, et se détachant sur un fond d’or éblouissant de lumières, changeaient cette cérémonie funéraire en une sorte d’hosannah.

Le Ministre de l’Instruction publique a parlé d’abord ; ensuite vinrent deux ou trois autres discours officiels, puis le mien. Allocution aux obsèques de Pasteur Messieurs, Il y avait deux hommes dans Pasteur : un savant et un croyant. Mais jamais, ― chose frappante ! ― ces deux hommes ne cessèrent d’être pour lui, et en lui, deux personnalités absolument distinctes. Il est également jaloux des droits de l’une et de l’autre ; il veut la liberté absolue pour l’une comme pour l’autre, et son discours de réception à l’Académie française n’est que l’éloquent témoignage de cette puissante et extraordinaire dualité.

Qui de nous ne se rappelle cette mémorable séance ? Notre coupole n’avait, je crois, jamais entendu de tels accents.

Il fit d’abord, avec une admirable puissance de dialectique, l’analyse de sa méthode expérimentale. Il en fit sentir toute la vérité ; il en déduisit toutes les conséquences ; nul savant ne se montra plus vraiment homme de science, c’est-à-dire ne mit plus de rigueur dans ses démonstrations et plus de conviction dans ses principes.

Puis, amené par la nature même de ses travaux, à faire un pas de plus dans les mystères de la création et dans l’étude de l’infini, il s’écria : « Celui qui proclame l’idée de l’infini accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ! car la notion de l’infini a ce caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner ! Il faut demander grâce à sa raison ! Les ressorts de la vie intellectuelle menacent de se détendre ! on se sent près d’être saisi par la sublime folie de Pascal. Le surnaturel entre dans votre cœur, l’idée de Dieu n’est qu’une forme de l’idée de l’infini. »

Ces mots, prononcés avec une émotion profonde, firent courir dans toute l’assemblée un frisson d’enthousiasme et de foi ! Les applaudissements éclatèrent de toutes parts. C’est que cette parole répondait à l’ardent besoin de milliers de cœurs. Grande est l’erreur de ceux qui pensent que le monde se partage en athées et en croyants : entre ces deux extrêmes, s’agite une foule de consciences troublées, d’esprits pleins d’angoisse, qui sentent l’idée de Dieu leur échapper ! Ils le cherchent, et ne le trouvent plus ! Ils l’invoquent, et ne l’entendent plus ! La seule croyance qui leur reste est l’amer regret de ne plus croire. Quel Sursum corda pour eux qu’un tel credo parti publiquement d’une telle bouche ! J’en connais plus d’un qui y a trouvé la lumière qui guide et la voix qui sauve ! Oui ! si les découvertes scientifiques de Pasteur ont fait de lui le bienfaiteur du pauvre corps humain, on peut dire qu’en conciliant dans sa personne la science et la foi, il a été le bienfaiteur des âmes.