Derniers essais de littérature et d’esthétique/Adam Lindsay Gordon

La bibliothèque libre.

Adam Lindsay Gordon[1].

Un critique a fait remarquer récemment à propos d’Adam Lindsay Gordon[2], que grâce à lui l’Australie avait trouvé sa première expression en beaux vers.

Mais c’est là une erreur bienveillante.

Il y a fort peu d’Australie dans la poésie de Gordon.

Son cœur, son esprit, son imagination étaient toujours préoccupés de souvenirs et de rêves anglais, et de la culture telle qu’il l’avait reçue de l’Angleterre.

Il ne dut rien à son pays d’adoption.

S’il était resté dans la terre natale, il aurait fait de bien plus belles choses.

En quelques pièces telles que le Stockrider[3] malade, De l’Épave, Loup et Chien de chasse, il y a des indices d’influences australiennes, et ces stances dans le genre de Swinburne tirées des Ballades de la Brousse méritent d’être citées, bien qu’elles contiennent une promesse qui n’a jamais été réalisée.

    Ce sont là des rimes qui se suivent, reliées moins
      par le son que par le sens,
    en des pays où de brillantes fleurs sont dépourvues de
      parfum,
    où de brillants oiseaux sont dépourvus de chant,
    où, le feu et l’ardente sécheresse dans ses tresses,
      l’insatiable été opprime
    les tardives forêts, les mélancoliques déserts,
      les troupeaux et les animaux défaillants.

    D’où viennent-elles ? Le vaste grésillement de la sauterelle
    peut fournir une mesure.
    Le tintement d’une rouelle, d’un éperon
      le choc d’une vague,
    le coassement de la grenouille parmi les joncs,
    qui réveille les échos entre les pauses, les silences
    de la nuit tombante, du torrent qui se précipite,
    de la tempête en délire.

    Pendant que s’épaissit là-haut l’obscurité
    dans l’intervalle de calme et de silence,
    quand rougissent d’une teinte de flamme les arbres de la
      forêt,
    sur les pentes de la montagne,
    quand les Eucalyptus aux troncs rabougris et difformes
    semblent porter, pareils à d’étranges colonnes égyptiennes
    des dessins curieux, de bizarres inscriptions,
    des sortes d’hiéroglyphes ;

    Au printemps, lorsque l’acacia frissonne
    entre l’ombre et la lumière,
    quand chaque bouffée d’air chargée de rosée ressemble
    à une longue gorgée de vin,

    quand la ligne bleue de l’horizon offre une résistance
    qui donne plus de profondeur à la distance la plus vague,
    Une sorte de chant s’éveille dans tous les cœurs ;
    Et ces chants-là, ce furent les miens.

Mais en général, Gordon est franchement Anglais, et les paysages qu’il décrit sont toujours les paysages de notre pays.

Il chante les seigneurs et les dames du moyen-âge dans ses Rimes de joyeuse garde, les Cavaliers et les Têtes-Rondes dans son Roman de Britomarte.

Astaroth, sa pièce la plus longue et la plus ambitieuse, a pour sujet les aventures des barons normands et des chevaliers danois du temps jadis.

Imprégné de Swinburne et passionné de Browning, il s’évertue à reproduire la merveilleuse mélodie du premier et la vigueur dramatique, l’âpre énergie du second.

De l’Épave est en quelque sorte une édition australienne de la Chevauchée à Gand.

Voici les trois premières stances d’une des soi-disant Ballades de la Brousse.

    Aux cieux tranquilles et semés d’étoiles
    s’accrochent des lustres blancs,
    et des éclairs d’un gris écarlate
    et des éclairs rouge et or.
    Et les gloires du soleil couvrent
    la rose, au-dessus de laquelle elles se déversent ;
    comme amant et maîtresse
    ils flambent et se déploient.

          *       *       *       *       *

    Fleurissement muet dans le jardin,
    carré vert de pelouse, d’un vert frais,

    alors que les pâturages se durcissent,
    et que baillent les fissures de la sécheresse,
    et que des feuilles tombent en grand nombre,
    que les pétales de rose tombent pour vous,
    feuilles emperlées de rosée,
    et or que frappe l’aurore.

    La pelouse se souviendra
    d’avoir été foulée par vos pieds
    en la cendre chaude d’automne,
    quand la sécheresse se ligue avec la chaleur,
    quand la dernière des roses
    se ferme désespérée
    en ce sommeil qui repose,
    avant que le vent d’orage prenne son vol.

Et les vers suivants d’Astaroth montrent que le baron normand a lu Dolorès juste une fois de trop :

    Prêtres défunts d’Osiris, et d’Isis
    et d’Apis ! cette doctrine mystique
    pareille à un cauchemar, conçue dans une crise
    de fièvre, n’est plus étudiée.
    Mage mort, cette troupe d’étoiles qui raye
    la voûte de ce firmament, là-haut
    regarde, calme, comme une armée d’anges blancs
    la sèche poussière d’adorateurs disparus.

    Sur des mers inexplorées, le navire peut-il esquiver
    les rochers à fleur d’eau ? L’homme peut-il suivre les
      enchaînements de la vie,
    passée ou future, que n’ont point résolus les Égyptiens,
    les Thébains, dont le sphinx n’a rien dit ?
    L’énigme s’offre encore toujours enchevêtrée,
    aux chercheurs qui consument l’huile nocturne.
    O terre, nous avons peiné, nous avons travaillé :
    Combien de temps resterons-nous à la peine, au labeur ?

Les classiques exercèrent toujours une grande fascination sur Gordon. Il aimait ce qu’il appelle : « le rouleau à la fois divin et grec » bien qu’il ne soit pas sûr de ses quantités, qu’il fasse rimer « Polyxena » et « Athéna », « Aphrodite » et « Light » et que parfois il émette des assertions très hasardées, par exemple quand il représente Léonidas criant aux Trois-Cents des Thermopyles :

    Ho ! camarades, dinons gaîment :
    Ce soir nous souperons avec Platon !

A moins qu’il n’y ait là, ainsi que nous l’espérons, une faute d’impression.

Ce que les Australiens aimaient le plus, c’étaient ses poésies de courses de chevaux, de chasse, pièces qui avaient de l’entrain, avec quelque rudesse.

Et même il ne se décida à sortir de l’anonymat, à se montrer dans le rôle franchement accepté d’écrivain en vers, que quand il s’aperçut que « Comment nous avons battu le favori » était dans la bouche de tous.

Jusqu’à ce jour là, il avait produit ses pièces en cachette, les griffonnant sur des bouts de papier, et les envoyant non signés aux Magazines.

Le fait est que l’atmosphère sociale de Melbourne n’était point favorable aux poètes, que les braves colons paraissent avoir douté, avec Aubrey, que la poésie fût une chose véritablement honnête.

Ce fut seulement lorsque Gordon eut gagné la Coupe du steeple-chase pour le major Baker, en 1868 qu’il devint vraiment populaire, et il y eut probablement bien des gens qui trouvèrent que diriger Babillard vers le poteau gagnant était un plus beau tour de force que de « babiller sur la verdure des prés. »

En somme, on ne saurait que regretter l’émigration de Gordon.

On ne peut lui refuser de la valeur littéraire, mais elle fut paralysée par un milieu défavorable, et gachée par la rude existence qu’il fut obligé de mener.

L’Australie a transformé un bon nombre de nos ratés en médiocrités prospères et admirables, mais elle nous a sûrement gâté un de nos poètes.

Ovide à Tomi n’est pas plus tragique que Gordon menant des bêtes à cornes ou exploitant une improductive ferme à moutons.

Mais l’Australie fera quelque jour amende honorable en produisant un poète qui soit bien à elle, nous n’en doutons pas, et pour lui il y aura de nouveaux accents à faire entendre, de nouvelles merveilles à nous conter.

La description, que donne dans la préface de ce volume M. Marcus Clarke, de l’aspect et de l’esprit de la Nature en Australie est des plus curieuses et des plus suggestive.

« Les forêts australiennes », nous dit-il, sont funèbres et sévères, et paraissent « étouffer, dans leurs gorges noires, une histoire de morne désespoir ».

Pas de chute des feuilles, « mais le mélancolique gommier laisse pendre de son tronc des bandes sonores d’écorce blanche.

« De grands kangourous qui bondissent sans bruit sur une herbe grossière, des vols de Kakatoès passent, en jetant des cris d’âmes en peine.

« Le soleil disparaît brusquement, et les mopokes, lâchent d’horribles éclats de rire à demi-humain.

« Les indigènes prétendent que, la nuit venue, des profondeurs insondables d’une lagune monte un monstre informe, qui traîne sur la vase un long corps répugnant.

« D’un coin de la forêt part un chant plein de tristesse, et autour d’un feu les indigènes dansent, peints en squelette[4].

« Tout inspire la crainte, tout est sombre. »

Point de brillante fantaisie autour des souvenirs qui s’attachent aux montagnes. Des explorateurs à bout d’espoir leur ont donné les noms de leurs souffrances : Mont Misère, Mont de la Terreur, Mont du Désespoir.

« C’est justement en Australie, dit M. Clarke, qu’on trouvera le grotesque, l’étrange, les mystérieux gribouillages de la Nature qui apprend à écrire. Mais l’homme qui habite le désert en arrive à trouver un charme subtil à ce fantastique pays de monstruosités.

« Il devient familier avec la beauté de la solitude.

« Prêtant l’oreille aux murmures des myriades de voix de la solitude, il apprend le langage de la stérilité, du difforme, il arrive à lire les hiéroglyphes des gommiers hagards, éclatés en formes étranges, tordus par des vents furieux, ou recroquevillés par les froides nuits, lorsque la Croix du Sud se gèle au milieu d’un ciel sans nuage, d’un bleu de glace.

« La fantasmagorie de cette sauvage terre de rêve, qu’on nomme la Brousse, s’interprète d’elle même, et le poète de notre désolation commence à comprendre pourquoi Esaü aimait son héritage de désert mieux que toute la plantureuse richesse de l’Égypte ».

Il y a certainement là une matière nouvelle pour le poète, il y a là une terre qui attend son chanteur.

Ce chanteur-là, ce ne fut point Gordon : il resta profondément Anglais, et le mieux que nous puissions dire de lui, c’est qu’il écrivit d’une manière imparfaite en Australie ces poèmes qu’il aurait pu porter à la perfection en Angleterre.


  1. Pall Mall Gazette, 23 mars 1889.
  2. Voir l’étude sur les Poètes Australiens, page 171.
  3. Le gardien, berger à cheval, comme les cowboys et les gardians de la Camargue.
  4. Voir les illustrations du curieux volume Les débuts de Botany Bay, souvenirs d’un convict, publiés par Albert Savine (1911).