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Le Livre Bleu de Froude[1].

Les Livres Bleus sont généralement d’une lecture pénible, mais les Livres Bleus sur l’Irlande ont toujours été intéressants.

Ils sont le récit d’une des grandes tragédies de l’Europe moderne.

En eux, l’Angleterre a écrit elle-même son propre acte d’accusation et a donné à l’univers l’histoire de sa honte.

Si, dans le siècle dernier, elle tenta de gouverner l’Irlande avec une insolence qu’intensifiait le préjugé de race et de religion, elle a cherché en ce siècle-ci à la gouverner avec une stupidité qui fut aggravée par de bonnes intentions.

Toutefois, le dernier de ces Livres Bleus, un lourd roman de M. Froude[2], a paru un peu trop tard.

La société, qu’il décrit, a disparu depuis longtemps.

Un facteur entièrement nouveau s’est montré dans le développement social du pays, et ce facteur, c’est l’Irlandais-Américain, et son influence.

Pour mûrir ses facultés, concentrer ses actes, apprendre le secret de sa propre force, et de la faiblesse de l’Angleterre, l’intellect celtique a dû traverser l’Atlantique.

Chez lui, il n’avait appris que la touchante faiblesse de la nationalité ; à l’étranger, il a pris conscience des forces indomptables que possède la nationalité.

Ce que fut pour les Juifs la captivité, l’exil l’a été pour les Irlandais.

L’Amérique et l’influence américaine ont fait leur éducation.

Leur premier chef pratique est un Irlandais américain.

Mais si le livre de M. Froude n’a point de relation pratique avec la politique irlandaise moderne et ne présente point de solution de la question présente, il a une certaine valeur historique.

C’est un vivant tableau de l’Irlande dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, tableau où les lumières sont souvent fausses, les ombres exagérées, mais ce n’en est pas moins un tableau.

M. Froude avoue le martyre de l’Irlande, mais il regrette que le martyre n’ait point été poussé jusqu’au bout.

Le reproche, qu’il fait au bourreau, n’est point d’exercer son métier, mais de le bousiller.

Il ne reproche point à l’épée d’être cruelle, mais d’être émoussée.

Un gouvernement résolu, ce Shibboleth superficiel de ceux qui ne comprennent pas quelle chose compliquée c’est que l’art du gouvernement, voilà sa panacée posthume pour les maux passés.

Son héros, le Colonel Goring, a toujours sur les lèvres les mots : Ordre, loi. Il entend par le premier l’application violente d’une législation injuste ; le second signifie pour lui la suppression de toute noble aspiration nationale.

Un gouvernement qui impose l’iniquité, et des gouvernés qui s’y soumettent, voilà ce qui paraît à M. Froude, et ce qui est certainement pour bien d’autres, le vrai idéal de la science politique.

Ainsi que la plupart des hommes de plume, il exagère le pouvoir de l’épée.

Partout où l’Angleterre a dû lutter, elle a été prudente.

Partout où elle a eu, comme en Irlande, la force matérielle de son côté, elle s’est vue paralysée par cette force.

Ses mains vigoureuses lui ont fermé les yeux.

Elle a eu de la force et n’a point eu de direction.

Naturellement il y a une histoire dans le roman de M. Froude. Ce n’est pas une simple thèse politique.

L’intérêt du récit, tel quel, se concentre autour de deux hommes, le Colonel Goring et Morty Sullivan, l’homme de Cromwell et le Celte.

Ces deux hommes sont ennemis par la race, par la religion, par le sentiment.

Le premier représente le remède de M. Froude pour l’Irlande. Il est résolument anglais, avec de fortes tendances non-conformistes. Il établit une colonie industrielle sur la côte de Kerry, et il a des objections profondément enracinées contre le commerce de contrebande avec la France, qui, au siècle dernier, était le seul moyen qu’eut le peuple irlandais pour payer ses fermages à des propriétaires absentéistes.

Le Colonel Goring regrette amèrement que les lois pénales contre les Catholiques ne soient pas rigoureusement appliquées.

C’est un homme de la Police « à tout prix ».

« Et c’est ce que vous appelez gouverner l’Irlande ! dit Goring avec mépris. Suspendre la loi comme un épouvantail à corbeaux dans le jardin, jusqu’à ce que tous les moineaux aient appris à s’en faire un jeu. Vos lois contre le Papisme ! Bon, vous les avez empruntées à la France. Les Catholiques français n’ont point jugé à propos de garder les Huguenots chez eux, et ils ont révoqué l’Édit de Nantes. Vous dites dans tout l’univers que vous traiterez les Papistes comme ils ont traité les Huguenots. Vous avez emprunté à la France jusqu’au langage de vos statuts, mais les Français ne craignent pas d’imposer leur loi, et vous, vous avez peur d’appliquer la vôtre. Vous laissez le peuple s’en rire, et en lui accordant le mépris d’une loi, vous lui enseignez à mépriser toutes les lois, celles de Dieu, celles de l’homme pareillement. Je ne saurais dire comment cela finira, mais ce que je puis vous dire, c’est que vous formez, vous élevez une race, qui en viendra un jour à étonner l’humanité par l’éducation que vous lui donnez ».

Le résumé, que M. Froude écrit de l’histoire de l’Irlande, ne manque pas de force, bien qu’il soit fort éloigné de l’exactitude.

« L’Irlandais, nous dit-il, a répudié les réalités de la vie, et les réalités de la vie se sont montrées les plus fortes ».

Les Anglais, incapables de tolérer l’anarchie aussi près de leurs côtes, ont consulté le Pape. Le Pape leur a donné l’autorisation d’intervenir, et le Pape a gagné au marché. Car l’anglais l’a introduit ici, et l’Irlandais… l’y a maintenu ».

Les premiers colons d’Angleterre étaient des nobles normands ; ils sont devenus plus Irlandais que les Irlandais, et l’Angleterre s’est trouvé en présence de la difficulté que voici :

L’abandon de l’Irlande serait un discrédit pour elle ; la gouverner comme une province serait contraire aux traditions anglaises.

Alors elle a « cherché à gouverner par la division », elle a échoué.

Le Pape était trop fort pour elle.

A la fin, elle a fait cette grande découverte politique : Ce qu’il fallait à l’Irlande, c’était évidemment d’avoir une population entièrement nouvelle « de la même race et de la religion que la population de l’Angleterre ».

Le nouveau système a été mis partiellement à exécution.

« Elisabeth d’abord, puis Jacques, ensuite Cromwell, repeuplèrent l’Irlande, en introduisant des Anglais, des Écossais, des Huguenots, des Flamands, des dizaines de mille de familles de vigoureux et sérieux protestants, qui apportèrent avec eux leurs industries.

Deux fois les Irlandais… tentèrent d’expulser ce nouvel élément,… ils échouèrent…

Mais l’Angleterre avait à peine accompli sa longue tâche qu’elle se mit à la gâter elle-même.

Elle détruisit les industries de ses colons par ses lois commerciales. Elle employa les Évêques pour leur ôter leur religion…

Et quant à la noblesse, l’objet qui avait déterminé à l’introduire en Irlande resta inachevé. Ce n’étaient plus que des étrangers, des intrus, qui ne faisaient rien, qu’on laissait ne rien faire.

Le temps devait venir où une population exaspérée demanderait que la terre lui fût rendue, et alors, peut-être, l’Angleterre abandonnerait la noblesse aux loups, dans l’espoir d’une paix passagère.

Mais son tour viendrait ensuite.

Elle se verrait face à face avec l’ancien problème, ou de faire une nouvelle conquête, ou de se retirer avec déshonneur.

Ce genre de thèses politiques, de prophéties après coup, se retrouve à chaque instant dans le livre de M. Froude, et presque toutes les deux pages, nous rencontrons des aphorismes sur le caractère irlandais, sur les leçons que donne l’histoire d’Irlande, et sur l’essence du système gouvernemental de l’Angleterre.

Quelques-uns d’entre eux expriment les vues personnelles de M. Froude, les autres sont entièrement dramatiques, introduits pour marquer les traits caractéristiques.

Nous en reproduisons quelques spécimens. En tant qu’épigrammes, ils ne sont pas très heureux, mais à certains points de vue, ils offrent de l’intérêt.

« La société irlandaise s’est développée au milieu d’une heureuse insouciance. L’insécurité en rendait la jouissance plus piquante.

« Nous autres Irlandais, nous devons rire ou pleurer. Si nous prenions le part des pleurs, nous nous pendrions tous.

« Un rapport trop intime avec les Irlandais a produit une déchéance à la fois dans le caractère et dans la religion partout où les Anglais se sont établis.

« Avec le whiskey et les têtes cassées, nous vieillissons vite en Irlande.

« Les leaders irlandais ne peuvent combattre. Ils peuvent rendre le pays ingouvernable et occuper une armée anglaise exclusivement à les surveiller.

« Aucune nation ne peut conquérir, autrement que par les armes sur le champ de bataille, une liberté qui ne soit point un fléau pour elle.

« Dès le berceau on enseigne (aux Irlandais) que le gouvernement par l’Angleterre est la cause de toutes leurs misères. Ils étaient tout aussi malheureux sous leurs propres chefs, mais ils supporteraient de la part de leurs leaders naturels ce qu’ils ne supporteraient point de la nôtre, et si nous n’avons point empiré leur sort, nous ne l’avons pas non plus rendu meilleur.

« Patriotisme ? Oui, patriotisme dans le genre Hibernois. Le pays a été mal traité : il est pauvre et misérable. C’est le fond de commerce du patriote. Tient-il à ce qu’on y porte remède ? Oh ! que non pas. Il n’aurait plus d’occupation.

« La corruption irlandaise est la sœur jumelle de l’éloquence irlandaise.

« L’Angleterre ne veut pas nous laisser casser la tête à nos coquins : elle ne veut pas les casser elle-même. Nous sommes un pays libre, et nous devons en accepter les conséquences.

« Les fonctions du Gouvernement Anglo-Irlandais consistèrent à faire ce qui ne devait point être fait, et à ne point faire ce qu’il fallait faire.

« La race irlandaise a toujours été bruyante, inutile, incapable de résultats. Elle n’a rien produit, elle n’a rien fait qui puisse être admiré. Ce qu’elle est, elle le fut toujours et le seul espoir qui leur reste c’est que leur ridicule nationalité irlandaise soit ensevelie et oubliée.

« Les Irlandais sont les meilleurs acteurs du monde.

« L’ordre est une plante exotique en Irlande : il a été importé d’Angleterre, mais il ne peut s’enraciner. Il ne s’accommode ni au sol, ni au climat. Si les Anglais tenaient à avoir de l’ordre en Irlande, ils ne laisseraient pas un de nous vivant.

« Quand les pouvoirs gouvernants sont injustes, la nature reprend ses droits.

« L’anarchie elle-même a ses avantages. « La nature tient exactement ses comptes… Plus on tarde à payer un billet, plus lourds sont les intérêts accumulés.

« Vous ne sauriez vivre en Irlande sans enfreindre les lois dans un sens ou dans l’autre. Donc : pecca fortiter,… comme disait Luther.

« La vitalité animale de l’Irlandais a survécu quand tout le reste avait disparu, et s’ils vivent sans avoir de but, ils jouissent du moins de l’existence.

« Les paysans irlandais savent rendre la vie dans le pays impossible à un gentleman protestant, mais ils ne sont pas capables d’autre chose. »

Ainsi que nous l’avons dit, si M. Froude se proposait par son livre d’aider le gouvernement Tory à résoudre la question irlandaise, il a absolument manqué son but.

L’Irlande, dont il parle, a disparu.

Toutefois, comme témoignage de l’incapacité d’un peuple teutonique à gouverner un peuple celtique contre le gré de celui-ci, son livre n’est pas sans valeur.

Il est ennuyeux, mais présentement les livres ennuyeux sont très en vogue, et comme l’on commence à se lasser un peu de parler de Robert Elsmere, on se mettra sans doute à discuter Les Deux Chefs de Dunboy[3].

Il en est qui feront un accueil empressé à l’idée de résoudre la question irlandaise par la destruction du peuple irlandais.

D’autres se rappelleront que l’Irlande a élargi ses frontières, et que nous avons à compter avec elle, non seulement dans l’Ancien Monde, mais encore dans le Nouveau.


  1. Pall Mall Gazette, 13 avril 1889.
  2. Les Deux Chefs de Dunboy.
  3. Le roman fut, en effet, très discuté et très lu (voir Kipling, Parmi les Cheminots de l’Inde, 216-217).