Derniers essais de littérature et d’esthétique/Le dernier volume de M. Swinburne

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Le dernier volume de M. Swinburne.[1]

M. Swinburne mit jadis en feu ses contemporains par un volume de très parfaite et très vénéneuse poésie.

Puis, il devint révolutionnaire et panthéiste, et prit à partie les gens qui occupent de hautes situations tant au ciel que sur terre.

Ensuite il inventa Marie Stuart et nous fit supporter le poids accablant de Bothwell.

Par la suite, il se retira dans la chambre d’enfants et écrivit sur les enfants des poésies caractérisées par un excès de subtilité.

Présentement il est tout à fait patriote et s’arrange pour combiner, avec son patriotisme, une grande sympathie pour le parti tory.

Il a toujours été un grand poète. Mais il a ses limites, dont la principale a ceci de particulièrement curieux, qu’elle consiste dans l’absence totale de tout sentiment de la limite.

Ses chants sont presque toujours trop sonores pour son sujet.

Sa magnifique rhétorique, nulle part plus magnifique que dans le volume que nous avons en ce moment sous les yeux, cache plutôt qu’elle ne révèle.

On a dit de lui, et avec grande vérité, qu’il est un maître du langage, mais on peut dire avec plus de vérité encore que le langage est son maître.

Il semble que les mots le dominent.

L’allitération le tyrannise.

Le son pur règne souvent sur lui.

Il est si éloquent que tout ce qu’il touche devient irréel.

Prenons la pièce sur l’Armada :

« Les ailes du vent du Sud-Ouest s’élargissent, le souffle de ses lèvres ardentes. Plus tranchant que le fil d’une épée, plus brûlant que le feu, tombe en plein sur les navires qui plongent. C’est lui le pilote de la fuite vers le nord, lui leur homme et l’homme de la barre : un homme de barre vêtu de la tempête, ceint de force pour contraindre la mer. Et l’armée qu’ils forment, tremble, et frissonne dans la rude étreinte de sa main comme un oiseau sous les filets. Car la fureur et la joie qui le possèdent sont plus puissantes que celle de l’homme qu’il égorge et dépouille. Et vainement, le cœur coupé en deux, avec l’effort d’une volonté indécise, le chef de leur armée tient conseil avec l’espoir se demandant si l’étoile favorable brille encore.

Nous avons déjà entendu cela sous une forme ou sous une autre.

Cela vient-il de ce que parmi tous les poètes qui ont jamais vécu, M. Swinburne est le plus limité dans ses images ?

Il faut reconnaître qu’il en est ainsi.

Il nous a lassés par sa monotonie : Feu et Mer, voilà les deux mots qu’il a toujours sur les lèvres.

Nous devons aussi avouer que ce chant suraigu — tout admirable qu’il soit, — nous laisse hors d’haleine.

Voici un passage tiré d’une pièce intitulée : Un mot avec le Vent.

Que l’éclat du soleil soit nu ou voilé, le ciel superbe ou caché d’un linceul, que l’eau soit calme, lâche, languissante, tourmentée, agacée, agile ou entravée, pâle et patiente, vêtue de feu ou de nuée, se torture vainement le cœur, on donne en replis de serpents, c’est vers toi qu’elle regarde, aveugle et déçue, lasse, épuisée de colère, repoussée éternellement par les vents qui bercent l’oiseau, des vents qui pareils à la poitrine des mouettes, triomphent de la mer, et ordonnent aux vagues mornes d’être aussi lasses que des cœurs qui succombent aux espoirs retardés, que le clairon sonne de l’ouest, que le sud rende témoignage de l’éclat dont résonnent et brillent les splendeurs de ta divinité, ordonne à la terre qu’elle se réjouisse de voir les larges ailes du vent de terre brisées, ordonne à la mer de prendre courage, ordonne au monde d’être à toi !

Des vers de cette sorte méritent peut-être un juste éloge pour la force soutenue et la vigueur de leur arrangement métrique. L’excellence purement technique en est extraordinaire. Mais est-ce plus qu’un tour de force oratoire ?

Cela suggère-t-il vraiment quelque chose ? Cela charme-t-il ?

Pourrions-nous relire et relire encore avec un nouveau plaisir ? Nous ne le croyons pas. Cela nous paraît vide.

Naturellement nous ne devons point chercher dans ces poésies de révélation de l’âme humaine.

Ne faire qu’un avec les éléments, tel semble être le but de M. Swinburne.

Il cherche à parler par le souffle du vent et la vague.

Le grondement de la flamme est sans cesse dans son oreille.

Il met son clairon aux lèvres du Printemps et lui ordonne de souffler, et la Terre s’éveille de ses rêves et lui dit son secret.

Il est le premier poète lyrique qui ait tenté le renoncement absolu à sa personnalité, et il a réussi.

Nous entendons le chant, mais nous ne voyons jamais le chanteur.

Nous n’arrivons jamais à être près de lui.

En dehors du tonnerre et de la splendeur des mots, il ne dit rien lui-même.

Nous avons vu souvent l’interprétation de la nature par l’homme.

Maintenant, c’est la Nature qui nous interprète l’homme, et il est curieux de voir combien elle a peu de chose à dire.

Force et Liberté, voilà ce qu’elle lui annonce vaguement.

Elle nous assourdit de ses clameurs.

Mais M. Swinburne ne chevauche pas toujours le tourbillon et n’invoque pas toujours les abîmes de la mer.

Les ballades romantiques dans le dialecte du Border n’ont pas perdu leur enchantement pour lui, et ce tout récent volume contient plusieurs exemples de cette sorte de poésie curieusement artificielle.

La proportion de plaisir que donne le dialecte est uniquement affaire de tempérament.

Dire Mither, au lieu de Mother, donne à certains la sensation romantique au plus haut degré d’intensité.

D’autres ne sont pas tout à fait aussi enclins à croire à la vertu d’émotion des provincialismes.

Toutefois on ne peut douter de la maitrise de la forme que M. Swinburne possède, que cette forme soit très légitime ou non.

Le Mariage fatigué a la concentration et la couleur d’un grand drame et la singularité du style y ajoute quelque chose de grotesque.

La ballade de la Sorcière-Mère, Médée du moyen-âge qui égorge ses enfants, parce que son seigneur est infidèle, mérite d’être lue, à cause de son horrible simplicité.

La Tragédie de la Fiancée, avec son étrange refrain,

    Dedans, dedans, dehors et dedans
    Souffle le vent et se tord l’ajonc,

l’Exil du Jacobite :

    O ! La Loire et la Seine ont un cours imposant,
      et la noire Durance, un flot bruyant,
    mais les landes de la Tyne ont un éclat plus beau
      que toutes les campagnes de la France
    Et les vagues de Till qui parlent si bas,
      ont des reflets plus doux, partout où elles brillent.

La Veuve des Bords de la Tyne et la Formule qui sauve le pendard sont autant de pièces d’une belle venue d’imagination. Certaines sont terribles en leur ardente intensité de passion.

La poésie anglaise ne court point le danger de se rétrécir en une forme aussi étroite que la ballade romantique en dialecte.

Elle est d’une vitalité trop forte pour cela.

Nous pouvons donc saluer les essais que fait d’une manière magistrale M. Swinburne, avec l’espoir qu’on n’imitera point les choses qui ne se prêtent point à l’imitation.

Le recueil se termine par quelques poésies sur les enfants, quelques sonnets, une thrénodie sur John William Inchbold, et une charmante pièce lyrique intitulée les Interprètes :

     Dans la pensée humaine toutes choses ont une habitation ; nos jours
     rient, abaissent et allègent le passé, et ne trouvent aucune place
     qui dure. Mais la pensée et la foi sont choses trop puissantes pour
     que le temps puisse les entamer, quand une fois elles ont été
     rendues splendides par la parole ou sublimées par le chant. Le
     souvenir, alors même que le flux et le reflux du changement mobile
     se lasse de vieillesse, donne à la terre et aux cieux, par l’effet
     du chant et celui de l’âme, leur gloire.

Certainement, « dans l’intérêt du chant » nous aimerions l’œuvre de M. Swinburne, et même nous ne pouvons ne pas l’aimer, tant il est un merveilleux artiste en musique.

Mais qu’y a-t-il d’âme ?

Pour l’âme, nous devons chercher ailleurs.


  1. Pall Mall Gazette, 27 juin 1889, à propos de la troisième partie des Poèmes et Ballades.