Derniers essais de littérature et d’esthétique/Trois Poètes nouveaux
Trois poètes nouveaux.[1]
Les livres de poésie des jeunes écrivains sont d’ordinaire des billets qui ne sont jamais payés.
Néanmoins, on rencontre de temps en temps un volume si supérieur à la moyenne, qu’on résiste à grand’peine à la tentation attrayante de prophétiser étourdîment un bel avenir pour son auteur.
Le livre de M. Yeats : Les Voyages d’Oisin est certainement un de ceux-là.
Ici nous trouvons un noble sujet noblement traité, la délicatesse de l’instinct poétique, et la richesse d’imagination.
Une bonne partie de l’œuvre est inégale, peu soutenue, il faut le reconnaître.
M. Yeats n’essaie pas de dépasser Wordworth en enfance, nous sommes heureux de le dire, mais de temps à autre il réussit à « surpasser Keats en brillant » et il y a, çà et là, dans son livre des choses d’une étrange crudité, des endroits d’une recherche irritante.
Mais dans les meilleurs passages, il est excellent.
S’il n’a pas la grandiose simplicité de la facture épique, il a au moins quelque chose de la largeur de vision qui appartient au caractère épique.
Il ne diminue point la stature des grands héros de la mythologie celtique.
Il est très naïf, très primitif et parle de ses géants de l’air d’un enfant.
Voici un passage caractéristique du récit où Oisin revient de l’Île de l’oubli.
Et je suivis les bords de la mer, où tout est nu et gris,
sable gris sur le vert des gazons, et sur les arbres imprégnés d’eau,
qui suintent et penchent du côté de la terre, comme s’ils avaient hâte
de partir,
comme une armée de vieillards soupirant après le repos loin de la
plainte des mers.
Les flocons d’écume fuirent longtemps autour de moi ; les vents fuirent
loin de l’étendue
emportant l’oiseau dans leurs plis, et je ne sus point, plongé dans mes
pensées à l’écart,
quand ils gelèrent l’étoffe sur mon corps comme une cuirasse fortement
rivée,
Car la Souvenance, dressant sa maigreur, gémit dans les portes de mon
cœur,
jusqu’à ce que chargeant les vents du matin, une odeur de foin
fraîchement coupé,
arriva, mon front s’inclina très bas, et mes larmes tombèrent comme des
baies.
Plus tard ce fut un son, à demi perdu dans le son d’un rivage lointain.
C’était la grande barnacle qui appelait, et plus tard les bruns vents
de la côte.
Si j’étais comme je fus jadis, les fers d’or écrasant le sable et les
coquillages,
venant de la mer, comme le matin avec des lèvres rouges murmurant un
chant,
ne toussant pas, ma tête sur les genoux, et priant, et irrité contre
les cloches,
je ne laisserais à aucun saint sa tête sur son corps, lors même que ses
terres seraient grandes et fortes.
M’éloignant des houles qui s’allumaient, je suivis un sentier de
cheval,
m’étonnant beaucoup de voir de tous côtés, faites de roseaux et de
charpentes
des églises surmontées d’une cloche, et le cairn sacré et la terre
sans gardiens,
et une petite et faible populace courbée, le pic et la bêche à la main.
Dans un ou deux endroits, la mélodie est fautive, la construction est parfois trop embrouillée, et le mot de populace du dernier vers est mal choisi, mais quand tout cela est dit, il est impossible de ne pas sentir dans ces stances la présence du véritable esprit poétique.
* * * * *
Une jeune dame, qui vise à « un chant qui surpasse le sens » et tente de reproduire le système de vers de Browning pour notre édification, paraîtra peut-être dans un état d’esprit inquiétant.
Mais l’œuvre de Miss Caroline Fitz Gerald vaut mieux que sa tendance.
Venetia Victrix est un beau poème à plus d’un point de vue.
L’histoire est étrange.
Un certain Vénitien, haïssant un des Dix qui commit une injustice envers lui, et identifiant son ennemi avec Venise même, abandonne sa ville natale et fait vœu de vouer son âme à l’Enfer plutôt que de faire un geste pour Venise.
Comme il s’éloigne de l’Adriatique la nuit, son vaisseau est arrêté par un calme soudain, et il voit une immense galère
où était assis
comme des puissants conseillers, affranchis de tout et orgueilleux,
les démons triomphants au milieu de leur flamme
et ils se dirigent vers Venise.
Il lui faut choisir entre sa perte et celle de sa cité.
Après une lutte, il prend le parti de se sacrifier à son téméraire serment.
Je montais. Mon cerveau avait produit une pensée,
un espoir, un but. Et j’entendis le sifflement
du désappointement furieux, enragé de manquer
sa proie, — j’entendis le léchement de la flamme
qui allait et venait à travers les figures blêmies,
qui dardait avec colère ses langues aux hurlements des démons.
Je levai haut cette croix, et criai : « A l’Enfer
mon âme pour toujours, et à Dieu mon acte !
Pourvu que Venise soit loin de danger, que cette vile argile
aille où le destin l’entraîne ». Et alors (quel rire hideux
du démons en pleine possession, ardents à boire
le vin d’une âme nouvelle, vin que n’ont point affaibli les larmes
et qui retentissait comme le tonnerre de la ruine à mes oreilles)
je tombai et n’entendis plus rien. Le pâle jour paraissait
à travers les fenêtres du lazaret, lorsque je me réveillai une fois
encore,
me souvenant que peut-être je n’aurais plus la hardiesse de prier.
Venetia Victrix est suivie d’Ophélion, curieuse pièce lyrique dont les personnages sont la Nuit, la Mort, l’Aurore et un savant.
C’est compliqué plutôt que musical, mais certains chants ont de la grâce, notablement celui qui débute ainsi !
Dame des cieux très pure et sainte,
Artémis, rapide comme le daim qui fuit,
glisse à travers les ténèbres comme une ombre d’argent,
reflète ton front dans le lac solitaire.
* * * * *
Le volume de Miss Fitzgerald mérite certainement d’être lu.
Le petit livre de M. Richard Le Gallienne, Volumes in-folio, comme il l’intitule plaisamment, est plein de vers jolis, d’une fantaisie délicate.
Des vers comme les suivants :
Et soudain ! la blanche face de l’aurore
s’accusa comme celle d’un fantôme sur la vitre,
un fantôme sanglotant parmi la pluie,
ou comme une rose glacée, pâlie
qui se redresse lentement de la pelouse,
font entendre, avec leur choix fantastique de métaphores une note agréable.
Il semble que présentement la muse de M. Le Gallienne se consacre tout entière au culte des livres et M. Le Gallienne lui-même est tout pénétré de traditions littéraires.
Il prend pour modèle Keats et cherche à reproduire quelque chose de la richesse du débordement d’images de Keats.
Il a une très-vive conscience de la source d’où vient son inspiration :
Des vers de moi ! pourquoi demander une si pauvre chose, alors que j’ai pu cueillir sur les allées de jardins, l’offrande parfumée d’un souvenir ensoleillé, des fleurs qui ne meurent point, des blancs rameaux que rien ne flétrit ?
Shakespeare m’a donné une rose anglaise, et Spenser du chèvrefeuille aussi doux que la rosée, on bien je vous aurais apporté de cette retraite rêveuse la fleur de la passion de Keats, ou le bleu mystique de la fleur étoilée, le chant de Shelley, ou j’aurais fait tomber l’or des lis de la Damoiselle Bénie ou dérobé du feu dans les plis écarlates des pavots de Swinburne…
Cependant, maintenant qu’il a joué son prélude avec tant de sensibilité et de grâce, nous ne doutons point qu’il n’aborde des thèmes plus vastes et des sujets plus nobles, et ne réalise l’espoir qu’il exprime dans cette strophe de six vers :
Car si par bonheur je venais à posséder quelque mélodie, j’en lancerais au loin les notes comme une mer irritée, pour balayer les édifices de la tyrannie, pour donner la liberté à l’amour, délivrer la foi de tout dogme, oh ! que je voudrais emplir le vide de mon vers, et faire de mon pipeau d’avoine une trompette.
- ↑ Pall Mall Gazette, 12 juillet 1889.