Derniers essais de littérature et d’esthétique/Le dernier volume de Sir Edwin Arnold

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Le dernier volume de sir Edwin Arnold[1][2].

Les auteurs qui écrivent en prose poétique sont rarement de bons poètes.

Ils ont beau emplir leurs pages de somptueuses épithètes, de phrases resplendissantes, entasser des Pélions d’adjectifs sur des Ossas de descriptions, ils ont beau s’abandonner à un style fortement coloré, à la richesse luxuriante des images, si leur vers ne possède pas la véritable vie rythmique du vers, si leur procédé ne connaît pas la contrainte que s’impose le véritable artiste, tous leurs efforts aboutissent à un bien mince résultat.

Il se peut que la prose « asiatique » soit utile pour la besogne du journal, mais la poésie « asiatique » ne doit point être encouragée.

D’ailleurs, on peut dire que la poésie a bien, plus que la prose, besoin de la contrainte volontaire.

Ses conditions sont beaucoup plus délicates.

Elle produit ses effets par des moyens plus subtils.

On ne doit point tolérer qu’elle dégénère en pure rhétorique, en pure éloquence. Elle est, en un sens, celui de tous les arts qui possède la plus grande conscience de soi, en ce qu’elle n’est jamais un moyen pour atteindre une fin, et qu’elle est toujours sa propre fin.

Sir Edwin Arnold a un style très pittoresque, nous devrions peut-être dire, un style très pictural.

Il connaît l’Inde mieux que ne la connaît aucun Anglais vivant et sait l’hindoustani mieux que ne devrait le savoir un écrivain anglais.

Si ses descriptions manquent de distinction, elles ont du moins le mérite d’être vraies, et quand il n’entrelarde point ses pages d’une interminable série de mots exotiques, il est assez agréable.

Mais il n’est point poète. C’est tout simplement un écrivain poétique, voilà tout.

Néanmoins les écrivains poétiques ont leur utilité, et il y a dans le dernier volume de sir Edwin Arnold bien des choses qui récompenseront le lecteur. La scène du récit est placée dans une mosquée dépendant du monument appelé le Taj-Mahal, et un groupe composé d’un savant Mirza, de deux jeunes chanteuses avec leur serviteur, et d’un Anglais, est censé passer la nuit à lire le chapitre de Saadi sur l’Amour, et à s’entretenir sur ce sujet, avec accompagnement de musique et de danse. Bien entendu, l’Anglais n’est autre que sir Edwin Arnold lui-même :

      Epris de l’Inde
    trop épris d’elle, car son cœur y vivait
    alors même que ses pas erraient bien loin de là.

Lady Dufferin apparaît comme

   Lady Duffreen, la puissante Vice-Reine de la Reine

ce qui est assurément un des vers blancs les plus terribles que nous ayons rencontrés depuis pas mal de temps sur notre route.

M. Renan est « un prêtre du Frangestan » qui écrit un « français papillotant », Lord Tennyson

    un homme que nous honorons pour ses chants,
    plus grand que Saadi lui-même,

et les Darwiniens sont présentés en « Mollahs de l’Occident » qui

    tiennent les fils d’Adam
    pour la descendance des limaces marines.

Tout cela, c’est de la bonne plaisanterie, en son genre, une sorte de pantomime littéraire, mais les meilleurs endroits du livre sont la description du Taj même, qui est extrêmement soignée, et les diverses traductions de Saadi éparses dans le volume.

Le grand tombeau que Shah-Jahan construisit pour Ayamand, est

    tout pénétré de charme — ce n’est point de la maçonnerie,
    ni de l’architecture, comme le sont toutes les autres,
    mais c’est l’orgueilleuse passion d’un Empereur épris,
    tissée en pierre vivante, qui brille, qui plane
    et qui fait un corps de beauté à une âme, à une pensée.
    Ainsi se fait-il, quand une face
    divinement belle se dévoile devant vos yeux

    nous montrant une femme d’une indicible beauté :
    Et le sang court plus vite, et l’esprit bondit,
    et le désir d’adorer fait fléchir les genoux dociles,
    et le souffle s’arrête de lui-même. Tel est le Taj.
    Vous le voyez avec le cœur, avant que les yeux
    aient assez d’espace pour contempler. Partout blancheur,
    blancheur de neige, blancheur de nuage.

Nous ne pouvons dire beaucoup de bien du sixième vers.

   Insomuch that it haps, as when some face

qui est d’une maladresse singulière, et dépourvu de toute mélodie.

Mais voici un remarquable passage de Saadi :

    Lorsque la terre affolée s’agita dans les angoisses du
    tremblement de terre,
    avec les racines des monts il ceignit de près ses frontières.
    En ses rocs il enferma turquoise et rubis
    et à sa verte branche, il suspendit sa rose cramoisie.

    Il donne aux semences obscures les formes de beaux
    rêves.
    Qui peint avec l’eau, comme il sait peindre les choses ?
    Regardez ! du nuage il fait tomber une goutte sur
    l’Océan,
    comme des reins du Père, il apporte une goutte.

    Et de cela il forme une perle incomparable
    et de ceci, un jeune homme, une jeune fille de cyprès,
    il connaît à fond tous leurs organes
    car pour lui tout est visible. Déroulez
    vos froids replis, Serpents, courez en rampant, économes fourmis.
    Sans mains, sans force il pourvoit à vos besoins,
    Celui qui du « Néant » construisit le « que cela soit ! »
    et qui plante la Vie dans le vide du Non-Être.

Certes, sir Edwin Arnold pâtit de la comparaison inévitable qu’on ne peut s’empêcher de faire entre son œuvre et l’œuvre d’Edward Fitzgerald, et certainement Fitzgerald n’eut jamais écrit un vers comme celui-ci : « utterly wotting all their innermosts ; » (il connaît à fond tous leurs organes.)

Mais on lit avec intérêt n’importe quelle traduction de ces admirables poètes orientaux qui mêlent si étrangement la philosophie et la sensation, la simple parabole ou fable et les doctrines obscures et mystiques.

Ce que nous regrettons le plus dans le livre de sir Edwin Arnold, c’est son habitude d’écrire d’une façon qu’on ne peut vraiment appeler d’un autre nom que le pigeon english, quand nous apprenons que « Lady Duffreen, la Vice-Reine de la Puissante Reine » se promène parmi les charpoys[3] du quartier, sans aucune crainte de sitla ou de tap,[4] quand le Mirza s’explique ainsi :

    Ag lejao
    to light the Kallians for the Saheb and me,[5]

et le domestique obéit en disant Achcha ! Achcha !

Quand nous sommes invités à écouter le « Vina et le tambour » et qu’on nous parle d’ekkas, de Byragis, de hamals, de Tamboora, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’à de tels Ghazals nous ne sommes point en mesure de dire Shamash ou Afrin.


En poésie anglaise, on n’a pas besoin

    de chaktis pour les pieds
    de Jasams pour ceindre les coudes, de gote, et de har
      de Bala et de mala.

Cela n’est pas de la couleur locale, mais de la décoloration locale ; cela ne rend nullement la scène plus vivante, cela ne met pas l’Orient dans une lumière plus claire devant nous.

C’est simplement un ennui pour le lecteur, et une erreur de la part de l’écrivain.

Il est peut-être difficile à un poète de trouver des synonymes anglais pour des expressions asiatiques, mais la chose fût-elle même impossible, le devoir du poète n’en est pas moins de les trouver.

Nous regrettons qu’un homme érudit et cultivé, tel que sir Arnold, se soit rendu coupable d’une véritable trahison contre notre littérature.

Sans cette erreur, son livre, sans être le moins du monde une œuvre de génie, ou même de haut mérite littéraire, aurait encore possédé une valeur durable.

En somme, sir Edwin Arnold a traduit Saadi, et il faut que quelqu’un traduise sir Edwin Arnold.


  1. Pall Mall Gazette, 11 décembre 1888.
  2. Avec Saadi dans le jardin ou le livre de l’amour.
  3. Couchettes.
  4. Maladies.
  5. Ag lejao, allumes les pipes pour le Sahib et moi.