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Poètes australiens[1].

M. Sladen dédie son Anthologie, (nous devrions peut-être dire son herbier) de poésies australiennes à M. Edmond Gosse « dont l’exquise faculté critique, nous dit-il, est aussi remarquable dans ses poésies que dans ses conférences sur la poésie. »

Après un compliment aussi gracieux, M. Gosse aura certainement pour devoir de faire une série de conférences sur l’art aux antipodes devant les étudiants de Cambridge, qui seront certainement enchantés d’entendre parler de Gordon, de Kendall, de Domett, pour ne rien dire de l’extraordinaire assemblage de médiocrités que M. Sladen a tirées assez étourdîment de leur obscurité aussi modeste que méritée.

Toutefois Gordon est fort mal représenté dans le livre de M. Sladen, les trois spécimens de son œuvre, qui ont été insérés, se composant d’un fragment non revu, de son Poème d’adieux, et de l’Adieu d’un Exilé.

Ce dernier est touchant, cela s’entend, mais après tout, le banal touche toujours, et il est très fâcheux que M. Sladen n’ait pu conclure un arrangement financier avec les possesseurs des droits d’auteur de Gordon.

Il en résulte un dommage irréparable pour le volume que nous avons sous les yeux.

C’est grâce à Gordon que l’Australie a trouvé sa première expression en vers.

Néanmoins il y a ici quelques autres poètes qui méritent d’être étudiés, et on apprend avec intérêt des détails sur les poètes qui reposent sous l’ombre du gommier, cueillent les fleurs du roseau, et le buddawong, et la salsepareille, pour celles qu’ils aiment, et errent parmi les bosquets du mont Bawbaw en écoutant les incultes extases du mopoke.

Pour eux, novembre, c’est

    La merveille aux ailes d’or
    qui met une main dans celle de l’Été, l’autre dans celle du Printemps.

Janvier est plein de « souffles de myrrhe, et de subtiles suggestions du pays des roses ».

    C’est le chaud, le vivant mois de l’éclat, c’est lui
    qui réjouit la terre et berce la forte et mélancolique mer.

tandis que Février, c’est la « Vraie Déméter »,

    et éclaboussé du talon au genou du riche et chaud sang de la vigne
    il arrive tout radieux à travers les bois jaunissants.

Chaque mois, à mesure qu’il arrive, reçoit des éloges nouveaux et fait naître une musique toute différente de la nôtre. Juillet est « une dame, née dans le vent et la pluie ». En Août,

    à travers la montagne, à travers toutes les landes noircies par le feu,
    le vigoureux hiver souffle son adieu sauvage dans son cor.

Octobre est « la reine de toute l’année » « la dame à la blonde chevelure » qui s’en va, « les pieds entravés de fleurs » à travers « les collines aux contours hautains » et amène avec elle le Printemps.

Il faut décidément nous habituer au mopoke et à la salsepareille, faire en sorte d’aimer le gommier et le buddawong, autant que nous aimons les oliviers et les narcisses du blanc Colonus.

Après tout, les Muses sont grandes voyageuses, et le même pied, qui foula les crocus de Cumnor, effleurera quelque jour peut-être l’or, qui tombe des fleurs du jonc, et marchera délicatement sur l’herbe de la brousse à la teinte de tan.

M. Sladen a naturellement grande foi dans les perspectives qui s’ouvrent à la poésie australienne.

Il y a en Australie, nous dit-il, beaucoup plus d’auteurs capables de produire des œuvres de valeur qu’on ne l’a supposé.

Il est tout naturel que cela soit, ajoute-t-il. Car l’Australie possède un de ces climats délicieux qui engagent au repos en plein air.

Le milieu de la journée est si chaud qu’il est vraiment plus hygiénique de flâner que de se livrer à un travail plus énergique.

Soit, la flânerie en plein air n’est point une mauvaise école pour les poètes, mais cela dépend beaucoup du flâneur.

Ce qui frappe quand on lit le recueil de M. Sladen, c’est le caractère lamentablement provincial de la tendance et de l’exécution chez presque tous les auteurs.

Les pages succèdent aux pages, sans que nous trouvions autre chose que des échos sans mélodie, des reflets sans beauté, des vers pour magazines de second ordre, et des vers de troisième ordre pour journaux coloniaux.

Il semble que Poë ait exercé quelque influence — du moins il y a plusieurs parodies de sa manière ; — un ou deux auteurs ont lu M. Swinburne, mais l’ensemble nous présente la Nature sans art sous sa forme la plus irritante.

Naturellement l’Australie est jeune, et même plus jeune que l’Amérique, dont la jeunesse est actuellement une de ses traditions les plus anciennes et les plus sacrées, mais le défaut absolu d’originalité dans l’exécution est curieux.

Et peut-être pas si curieux que cela, après tout. L’adolescence est rarement originale.

Il y a toutefois quelques exceptions.

Henry Clarence Kendall a un vrai don poétique.

La série de poésies sur les mois australiens, où nous avons déjà pris des citations, abonde en beautés.

Rose Aylmer, par Landor est un classique en son genre ; mais Rose Lorraine, de Kendall, a des passages qui ne sont pas indignes d’être mentionnés après lui, et la pièce intitulée : Plus loin que Kerguélen est d’une mélodie admirable, par le rythme merveilleux des mots et une véritable richesse d’expression.

Il y a certains vers d’une puissance étrange, et vraiment, en dépit de l’exagération dans l’allitération, peut-être par suite de cela même, toute la pièce est une remarquable œuvre d’art.

    Bien loin vers le Sud, vers l’espace où ne paraît pas une voile.
    Loin de la zone de la fleur et de l’arbre,
    s’étend, enveloppé d’hiver et de tourbillon et de plainte,
    le fantôme d’une terre, entouré du fantôme d’une mer.
    Mystérieux est le brouillard de son sommet à sa base ;
    le soleil de son ciel est ridé et gris.
    C’est le fantôme de la lumière que la lumière qui éclaire sa face.
    Jamais ce n’est la nuit, jamais ce n’est le jour.
    C’est là le nuage ou il n’y a ni une fleur ni un oiseau ;
    ou l’on n’entend jamais la douce litanie des sources,
    rien que l’orgueilleux, l’âpre tonnerre ne s’y perçoit.
    Rien que la tempête, avec un grondement dans ses ailes.

    Jadis à l’aurore de cette belle sphère,
    sur cette terre à la face douloureuse, désolée
    rayonna le jour bleu, et régna la beauté de l’année,
    qui nourrit la feuille et la grâce de la fleur.
    Grandioses étaient les lumières de son midi au cœur de l’Été.
    Des Matins de majesté brillaient sur ses mers.
    On y voyait la scintillation des étoiles et la splendeur de la lune,

    qu’accompagnait la marche de la brise chantante.
    Vallons et collines, ou murmuraient des ailes,
    ravins pleins d’asphodèles, — espaces emperlés,
    fleurissaient, flamboyaient de la splendeur du Printemps
    au temps lointain, à l’aube de ce monde merveilleux.

M. Sladen présente Alfred Domett comme « l’auteur d’un des plus grands poèmes d’un siècle où ont fleuri Shelley et Keats, Byron et Scott, Wordsworth et Tennyson », mais les extraits qu’il donne de Ranolf et Amohia ne justifient guère cette assertion, quoique le chant du Dieu de l’Arbre, au quatrième chant, soit d’une facture adroite, mais exaspérante.

Un midi du cœur de l’Été par Charles Harpur, « le père grisonnant de la poésie australienne », est joli et gracieux.

Les Accents forestiers par Thomas Henry, et la Nuit du Samedi par Miss Veel, méritent d’être lus, mais en somme les poètes australiens sont extrêmement ternes et prosaïques.

On dirait qu’il y a peu de sirènes dans le Nouveau-Monde.

Quant à M. Sladen lui-même, il a fait son travail d’une manière très consciencieuse. Il va même jusqu’à refaire presque entièrement une pièce, par la raison que la copie manuscrite lui en est arrivée fort mutilée.

    C’est un pays charmant que le pays des rêves
    Au-delà de l’air lumineux
    Il a des jours plus ensoleillés, des ruisseaux plus scintillants
    Et des jardins plus beaux que ceux de la Terre.

Telle est la première strophe de cette élucubration, et M. Sladen nous apprend avec un orgueil bien excusable que les endroits imprimés en italique sont de sa façon.

Voilà certainement un comble de la part d’un éditeur, et nous ne pouvons nous empêcher de dire que cela fait plus d’honneur à la bonté d’âme de M. Sladen qu’à son talent de critique et de poète.

De plus la publication, dans un volume de poésies « produites en Australie » de passages pris dans l’Orion de Horne, ne saurait se justifier, d’autant plus qu’on ne nous donne aucun spécimen de la poésie que Horne écrivit pendant le temps qu’il passa réellement en Australie, où il remplissait l’emploi de « Gardien des Montagnes Bleues », emploi qui, du moins par sa dénomination, est bien le plus charmant qu’on ait jamais donné à un poète, et qui aurait admirablement convenu à Wordsworth, je veux dire le Wordsworth des bons moments, car il lui arrivait souvent d’écrire comme un Distributeur de timbres.

Néanmoins M. Sladen a fait preuve d’une grande énergie dans la compilation de cet épais volume, qui ne contient pas beaucoup de choses d’une réelle valeur, mais qui offre un certain intérêt historique, surtout aux personnes qui auront souci d’étudier les conditions de la vie intellectuelle dans les colonies d’un grand Empire.

Les notices biographiques de l’énorme cohue de versificateurs que contient ce volume, sont en grande partie dues à la plume de M. Patchett Martin.

Il en est de fort insuffisantes.

« Jadis habitant l’Australie Occidentale, résidant actuellement à Boston, États-Unis, a publié plusieurs volumes de poésie » voilà qui est plaisamment concis quand il s’agit d’un homme tel que John Boyle O’Reilly.

De même dans ce qui suit : « poète, essayiste, critique et journaliste, une des figures les plus marquantes du Londres littéraire », bien peu de gens reconnaîtront l’industrieux M. William Sharp.

Néanmoins, et tout bien considéré, nous devons être reconnaissants envers un volume qui nous a donné des spécimens de l’œuvre de Kendall, et peut-être un jour M. Sladen composera-t-il une anthologie de poésie australienne, au lieu d’un herbier de vers.

Son livre actuel a beaucoup de bonnes qualités, mais il est presque illisible.


  1. Pall Mall Gazette, 14 décembre 1888.