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Le Nouveau roman de Ouida[1].

Ouida clôt la liste des romantiques.

Elle appartient à l’école de Bulwer Lytton ou de George Sand, bien qu’il lui manque l’érudition de l’un et la sincérité de l’autre.

Elle s’efforce de faire entrer la passion, l’imagination et la poésie dans le domaine de la fiction.

Elle croit encore aux héros et aux héroïnes. Elle est fleurie, et fervente, et pleine de fantaisie.

Et pourtant elle aussi, la grande-prêtresse de l’impossible, subit l’influence de son siècle.

Son dernier livre, Guilderoy, ainsi qu’elle l’intitule, est une étude psychologique approfondie de tempéraments modernes.

Pour elle, c’est du réalisme, et elle a certainement pris une forte proportion du ton et du caractère de la société contemporaine.

Ses personnages se meuvent avec aisance, avec grâce, avec indolence.

On peut donner ce livre pour une étude de la pairie à un point de vue poétique.

Ceux qui en ont assez des jeunes clergymen médiocres, affligés de doutes, ou des jeunes dames sérieuses qui ont des missions, ou des banales têtes de cire de la plupart des romans anglais de nos jours, trouveront plaisir, sinon profit, à lire cet étonnant roman.

C’est un magnifique portrait de notre aristocratie. Rien n’a été épargné. Il n’en coûte que la somme relativement faible de une livre onze shillings pour être présenté à la meilleure société.

Les figures centrales sont exagérées, mais le fond est admirable.

Malgré qu’on en ait, cela vous donne une sensation comme celle de la vie.

Quel est le récit ? Eh bien, nous devons avouer qu’il nous est venu un léger soupçon d’avoir déjà entendu Ouida nous le faire.

Lord Guilderoy, « dont le nom était aussi ancien que les temps de Knut » s’éprend follement d’amour, ou se figure qu’il s’éprend follement d’amour, pour une Perdita champêtre, une Artémis provinciale, qui a « une figure à la Gainsborough, avec de grands yeux interrogateurs, et une chevelure châtain clair en désordre ».

Elle est pauvre, mais bien née, car elle est la fille unique de M. Vernon de Llanarth, singulier ermite, à moitié pédant, à moitié donquichottesque.

Guilderoy l’épouse, et ennuyé de la trouver si timide, si embarrassée pour se faire comprendre, si peu au fait de la vie fashionable, il revient à ses premières amours, une merveilleuse créature, qui se nomme la Duchesse de Soria.

Lady Guilderoy se gèle, la Duchesse s’embrase.

A la fin du livre, Guilderoy est un objet de pitié.

Il lui faut accepter le pardon d’une femme, et l’oubli de l’autre.

Il est foncièrement faible, dépourvu de toute valeur, et c’est le personnage le plus attrayant de tout le récit.

Il y figure en outre sa sœur Lady Sunbury, qui est très désireuse de voir Guilderoy se marier, et est parfaitement résolue à détester sa femme.

C’est réellement une figure très bien posée.

Ouida la décrit comme une « de ces femmes d’une admirable vertu qui détournèrent les hommes, plus sûrement que les sirènes les plus méchantes, des sentiers de la vertu. »

Elle s’irrite, elle s’aliène ses enfants, elle met en fureur son mari.

— Vous avez parfaitement raison. Je sais que vous avez toujours raison, mais c’est justement là ce qui vous rend si infernalement odieuse ! dit un jour Lord Sunbury, dans un accès de rage, en sa propre maison, avec des éclats d’une voix de Stentor tels que des passants de Grosvenor-Street levaient les yeux vers ses fenêtres ouvertes, et qu’un balayeur dit à un marchand d’allumettes : « Ma foi, je crois qu’il est en train d’en conter de belles à la vieille ».

Le caractère le plus noble du livre est celui de Lord Aubrey. Comme il n’a pas de génie, il se conduit, ainsi qu’il est naturel, d’une manière admirable en toute circonstance.

On le voit d’abord prenant en pitié Lady Guilderoy laissée à l’abandon et finissant par l’aimer. Mais il fait le grand renoncement, ce qui produit un effet considérable, et après avoir décidé Lady Guilderoy à accueillir de nouveau son mari, il accepte une « Vice Royauté distante et ardue ».

Il est pour Ouida l’idéal du véritable homme politique, car apparemment Ouida s’est mise à étudier la politique anglaise.

Elle a consacré une bonne partie de son livre à des thèses politiques. Elle croit que les gouvernants qui conviennent à un pays comme le nôtre sont les aristocrates.

L’oligarchie est pour elle pleine d’attraits.

Elle a de vilaines idées du peuple ; elle adore la Chambre des Lords et Lord Salisbury.

Voici quelques-unes de ses vues ; nous ne les appellerons pas ses idées :

« La Chambre des Lords ne demande rien à la Nation : elle est donc la seule tutrice sincère et désintéressée des besoins et des ressources du peuple. Elle ne s’est jamais mise en travers du véritable désir du pays. Elle s’est simplement placée entre le pays et ses sottises impétueuses et passagères.

»Une démocratie ne saurait comprendre l’honneur. Comment le comprendrait-elle ? Le Caucus[2] est principalement composé de gens qui mettent du sable dans le sucre, de l’alun dans le pain, forgent des baïonnettes et des solives métalliques qui ploient comme des brins d’osier, envoient dans l’Inde du mauvais calicot, et assurent au Lloyd des navires qu’ils savent destinés couler, au bout de dix jours de navigation.

»Lord Salisbury a été souvent accusé d’arrogance. On n’a jamais vu que cette prétendue arrogance était la conscience naturelle, sincère, d’un grand patricien certain d’être plus capable de diriger le pays que la plupart des gens qui le composent.

»La démocratie, après avoir rendu toutes choses hideuses et insupportables au plus haut degré pour tout le monde, finit toujours par se pendre aux basques d’un général victorieux.

»Le politicien, qui a réussi, peut être honnête, mais son honnêteté est tout au plus de qualité douteuse. Dès le jour où une chose devient un métier, il est parfaitement absurde de parler de désintéressement à propos de sa pratique. Pour le politicien professionnel, les affaires de la nation sont une manufacture, à laquelle il consacre son audace et son temps, et de laquelle il espère tirer sa vie durant, un certain tant pour cent.

»Il existe une tendance trop marquée à gouverner le monde par le tapage. »

Les aphorismes de Ouida sur les femmes, l’amour, la société moderne, sont un peu plus caractérisés.

» Les femmes parlent comme si on pouvait à son gré faire du cœur une pierre ou un bain.

» La moitié des passions des hommes ont une fin prématurée, parce qu’on s’attend à ce qu’elles soient éternelles.

» Ce qui fait le charme de la vie, c’est sa folie.

» Qu’est-ce qui cause la moitié des souffrances des femmes ? C’est que leur amour est autrement tendre que celui de l’homme. Ce dernier prend de la force à mesure que le premier s’affaiblit.

»Pour supporter longtemps la campagne, en Angleterre, il faut avoir la rusticité d’esprit de Wordsworth, avec des bottes et des bas tout aussi grossiers.

»C’est parce que bien des gens sentent la nécessité de s’expliquer qu’ils arrivent à prendre l’habitude de dire ce qui n’est point vrai. La femme avisée ne s’obstine jamais à donner une explication.

»L’amour peut faire de son univers une solitude à deux, le mariage ne le peut pas.

»Monogame de nom, toute société cultivée est polygame ; souvent même polyandrique.

»Les moralistes disent qu’une âme devrait résister à la passion. Ils pourraient aussi bien dire qu’une maison devrait résister à un tremblement de terre.

»Le monde entier est en ce moment même à genoux devant les classes pauvres. On prend pour accordé qu’elles possèdent toutes les vertus cardinales, et que la propriété de tout genre est seule coupable.

»En général, les hommes ne prennent point en pitié les larmes des femmes, et quand c’est une femme de leur entourage qui pleure, ils se bornent à sortir, en fermant la porte avec fracas.

»Les hommes croient toujours les femmes injustes à leur égard, quand elles omettent de déifier leurs faiblesses.

»Jamais passion, une fois rompue, ne supportera le renouvellement.

»Le sentiment perd sa force et sa délicatesse, quand nous le regardons trop souvent au microscope.

»Tout ce qui n’est pas flatterie paraît injustice à la femme.

»Quand la société s’aperçoit que vous la prenez pour une bande d’oies, elle se venge en sifflant à grand bruit derrière votre dos. »


Pour des descriptions de paysage et d’art, nous les trouvons naturellement en grand nombre, et il est impossible de méconnaître la touche d’Ouida dans ce qui suit :

» C’était un vieux palais, haut, spacieux, magnifique et morne. Des bustes de marbre terni, jauni, des bronzes étranges allongeant des bras maigres dans l’obscurité, des ivoires brunis par le temps, des brocards usés où brillaient des fils d’or, des tapisseries aux figures singulières et pâlies de divinités mortes, s’entrevoyaient dans un demi-jour de crépuscule. Et comme il allait et venait parmi ces choses, une figure qui semblait presque aussi pâle que l’Adonis de la tapisserie, debout, immobile comme la statue de l’amour blessé, se détacha de l’ombre devant son regard. C’était celle de Gladys.

Le style est plein d’exagération, d’une emphase outrée, mais il possède quelques remarquables qualités de rhétorique et une bonne proportion de coloris.

Ouida aime à montrer un léger vernis de culture, mais elle a en propre une certaine pénétration, et bien qu’elle soit rarement vraie, elle n’est jamais ennuyeuse.

Guilderoy, malgré ses défauts, qui sont grands, et ses absurdités, qui sont plus grandes encore, est un livre à lire.


  1. Pall Mall Gazette, 17 mai 1889.
  2. La camarilla.