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Derniers vers (Anna de Noailles)/Hommage à Franz Schubert

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HOMMAGE À FRANZ SCHUBERT


Dans la maison tranquille où le maître d’école,
Au soir de la journée, offrait à ses enfants
Le concert familier, plus beau que la parole,
Que le violoncelle exhale en triomphant,

Un petit garçon vint à naître, un fils encore,
Sur qui les trois aînés précipitent leur front :
— Dans l’obscure famille, enfin, voici l’aurore,
Voici celui qui met des ailes à ton nom,


Vieux Schubert ! homme rude, attentif à la glose
Que ton savoir consacre aux enfants plébéiens,
Toi dont l’ambition, qui fièrement s’impose,
D’être bourgeois de Vienne et bon musicien,

N’aurait eu pour écho que la nuit éternelle
(L’as-tu su ce soir-là ?), si le petit garçon
Qui vient de s’arracher aux fibres maternelles,
N’eût porté dans son cœur tout l’univers des sons !

— Mystère de l’enfance, où ce que l’œil reflète,
Ce que surprend l’ouïe et ce qu’un corps ressent,
Font de l’être chétif qu’une déesse allaite
La coupe balancée où brûlera l’encens !

Jardin de Lichtenthal, musique dans l’église,
Jeux autour du vieux puits, cris des garçons entre eux,
Village où les auvents font rebondir la brise,
Source, moulin, tilleul, chemins aventureux,

Postillon dans la nuit sur le sol romanesque,
Branchage dépouillé, neige de bleu cristal,
Vous entriez au cœur de Franz Schubert ! Les fresques
Qu’il traça sans répit d’un pinceau musical,


Ce sont les lieds fameux où tout fleurit, s’élance,
Déroule sur l’espace un rythme pur et long,
Sonore coloris ! comme on voit, dans Florence,
Des anges sur les murs jouant du violon !

Car l’humble adolescent que l’harmonie assaille,
Qu’étourdit le frisson des forêts et des mers,
Sur le papier réglé met les noires entailles
Qui font l’éther plus noble et les jours moins amers.

Douce hospitalité des maisons viennoises,
Quand le démon Schubert, lunettes sur les yeux,
Fait jaillir de ses mains dont le galop se croise,
L’allègre mouvement de son cœur anxieux !

Les saintes amitiés l’entourent quand il joue,
Autour du vif piano monte un frais univers,
Les femmes au col nu, les cheveux sur leurs joues,
Traversent, les yeux clos, le Voyage d’hiver.

Leur amoureux esprit s’abandonne aux cadences
Que le fiévreux Schubert construit diligemment ;
Le cri religieux, la dignité des danses,
Dirigent vers leur cœur des amants nébuleux !


— Mais parfois, quand le sort te déçoit et t’offense,
Ô Schubert ! quand les pleurs se mêlent à ton pain,
Tu composes ce miel de grâce et de souffrance
Dont viendra s’iriser le sanglot de Chopin !

Les poèmes de Gœthe et les vers romantiques
N’auraient pas, ô Schubert ! leur suprême sursaut,
Si ton ample génie, alerte et despotique,
N’eût comme un océan soulevé ces vaisseaux !

Tout t’appartient, la fleur agreste, les fantômes,
La séduction grave ou joueuse du sort,
L’onduleux mouvement, pareil à des aromes,
Liant la jeune fille aux appels de la mort.

Et cependant, tu meurs à trente ans ! La musique
Eût pu puiser en toi sans rencontrer le sol,
Liquide profondeur, ardeur chaste et physique,
Nuage voyageur, incessant rossignol !

Trente ans ! Tu n’as donné que ta jeunesse au monde !
L’inconscient destin s’est appauvri de toi,
Schubert, cœur matinal ! Mais tes suaves ondes,
Comme un neuf élément, chantent sous tous les toits !


Tes juvéniles jeux valent les jeux suprêmes,
Un pampre plus parfait forma ton jeune vin.
Beethoven, le lion blessé, soupirait : « J’aime
Ce qui, chez Franz Schubert, est unique et divin ! »

Le soir où tu mourus, dans ton précis délire,
Tu répétais à ceux que le chagrin brisait :
« Je ne suis pas chez moi, menez-moi vers la lyre,
Vers le sommet profond, vers celui que je sais ! »

Ce que tu souhaitais, le destin te l’accorde ;
Beethoven t’a quitté un matin de printemps,
Le monde souterrain vibre comme des cordes,
Dans la froide cellule où son repos t’attend.

Le sort est juste enfin, ton âme est satisfaite,
Beethoven t’attendait, ton corps est près du sien,
Et les dieux ténébreux président à la fête
Qu’est le rapprochement des grands musiciens !