Derniers vers (Anna de Noailles)/Remerciement à Schubert
REMERCIEMENT À SCHUBERT
J’ai voulu, ces jours-ci, réentendre tes voix ;
Le monde célébrait ton saint anniversaire ;
Et j’écoutais ton chant qu’on respire et qu’on voit,
Tandis que l’esprit rêve et que le cœur se serre.
L’on jouait devant moi la valse, l’impromptu,
L’andante où la rosée avec ses larmes brille,
Et soudain, l’ouragan suave s’étant tu,
Je vis rêver au loin une petite fille.
J’apercevais, au fond du passé ravissant,
Une enfant appuyée au long piano d’ébène ;
Le surprenant amour, ce perfide innocent,
Exaltait son visage et hâtait son haleine.
Cette enfant, en qui l’âme étrangement pesait,
Sur le chemin des sons devenait plus légère,
Elle aimait la mesure et vénérait l’excès,
Soumise à l’harmonie en qui tout s’exagère.
Le lac bleu murmurait un lied riant et bas,
L’azur se déchirait en noires hirondelles,
Il semblait que le jeu de ma mère absorbât
Le paradis vivace où je songeais près d’elle !
Le clavier noir et blanc ruisselait sous ses doigts ;
Tes verts cahiers, Schubert, laissaient pendre leurs pages.
Mon cœur se distendait dans un corps trop étroit ;
Ma mère au pur profil, de ses beaux bras adroits,
Distribuait l’éclat de ton divin bagage.
C’est l’ancienne enfant, à la fois ivre et sage,
Qui te bénit, Schubert, pour ce que je te dois !