Derrière les vieux murs en ruines/03

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 14-17).


23 novembre.

Lella Fatima Zohra me fait appeler chaque matin, et je la trouve invariablement accroupie au milieu de la salle qui donne sur le riadh. Elle se soulève à peine pour m’accueillir, car sa corpulence répugne au moindre mouvement. Toute une vie de réclusion appesantit ses membres. La Cherifa ne bouge guère de sa place favorite, d’où elle aperçoit le jardin, un coin de ciel, et surveille les allées et venues des esclaves. Son existence s’écoule sur un sofa, dans l’amoncellement des coussins ; c’est là qu’elle dort, s’habille, boit le thé, prend ses repas. Ses nobles mains, qui ne connurent jamais le travail, reposent blanches et potelées parmi les étoffes. Depuis que l’âge et les soucis ont ravagé sa beauté, Lella Fatima Zohra ne porte plus que les vêtements sévères qui conviennent aux matrones : des caftans de drap, voilés par une simple tfina de mousseline ; une sebenia, tissée dans le pays, à rayures oranges et jaunes, alors que les jeunes femmes se coiffent des soyeux foulards à ramages venus d’Europe.

Haute et rigide, une ceinture de Fès enroule autour de sa taille des arabesques éblouissantes. C’est le seul luxe qu’elle garde, bien que la mode en soit passée.

— Car, dit-elle je ne saurais, sans cela, me soutenir. J’y fus habituée dès l’enfance, mes os n’auraient pas la force de supporter mon corps.

Elle a renoncé à tout autre ornement, ses joues ne se relèvent d’aucun fard ; c’est à peine si elle noircit ses yeux de kohol et colore ses mains au henné. Pour qui du reste se parerait-elle ?… L’indiscrétion des négresses m’a déjà révélé que le Chérif ne va plus jamais la rejoindre en sa chambre…

Lella Fatima-Zohra m’apparaît femme de grand sens, prudente et avisée. Elle accepte, avec une résignation très digne, les désordres de son époux, les innombrables favorites dont il emplit la maison. C’est elle-même, dit-on, qui lui ferma sa porte, après trop de scandales, et obtint cette séparation à l’amiable, si rare chez les Musulmans. Mouley Hassan ne la répudia pas, son orgueil dut plier devant les exigences de la Cherifa. Il ne fut pas non plus sans peser la grande fortune que l’épouse ajoutait à la sienne, ni cette luxueuse demeure, héritée de son beau-père.

Et, qu’a-t-il à regretter d’une femme flétrie, alors qu’il peut se procurer si facilement toutes ces jeunes négresses à la peau lisse, aux reins mouvants et à la forte odeur capiteuse ?…

Lella Fatima Zohra reprit donc sa liberté, si l’on peut appeler liberté l’obligation de vivre entre les murs, dans la stricte observance des coutumes musulmanes.

Malgré le détachement du maître, elle jouit d’un réel prestige dans la maison, car elle est de noble race, riche et considérée, outre l’entendement qu’Allah lui dispensa. Les esclaves semblent la vénérer ; les concubines, dont le nombre augmente chaque jour, lui témoignent une humble déférence et sollicitent même ses conseils dans les circonstances graves. Un essaim de négrillons et de négrillonnes, aux teints plus ou moins foncés, bourdonnent sans cesse autour d’elle, et roulent sur les tapis, bousculent les coussins avec l’exubérance animale de leur âge. Progéniture du Chérif — qui témoigne un goût particulier pour les négresses, — et qu’elle traite presque maternellement.

— Tu n’as pas d’enfant ? lui ai-je demandé ?

— J’en ai perdu huit, mais, — louange à Dieu ! — il me reste un fils, Mouley Abdallah, marié depuis le mois de Chabane. Sa demeure est toute proche. Il faudra que tu ailles voir ma belle-fille, Lella Meryem, une gazelle aux yeux langoureux…

— Elle sera mon amie, puisqu’elle paraît si chère à ton cœur.

— S’il plaît à Dieu !… Mouley Abdallah en a l’esprit perdu. Il la comble de présents et lui a même promis de ne prendre aucune autre femme.

— Crois-tu qu’il tiendra sa parole ?

— Dieu seul connaît le cœur des hommes. Il est le plus savant.

— Les Meknassi[1] ont-ils toujours plusieurs épouses ?

— Rare, ô ma fille ! celui qui peut se contenter d’une… Généralement ils en prennent deux ou trois, parfois quatre, selon la permission du Livre, et combien d’esclaves !…

— Toi, du moins, tu n’as pas de co-épouse ?

— Détrompe-toi, Mouley Hassan a trois femmes légitimes, l’une à la Mecque, fille du Mufti des quatre rites, l’autre à Marrakech, dont le père est un Caïd des Sgharna, et moi-même… Il songe à présent à en épouser une quatrième…

Lella Fatima Zohra n’en dit pas davantage, et, malgré sa sérénité, je n’osai l’interroger sur ce sujet délicat.

  1. Habitants de Meknés.