Derrière les vieux murs en ruines/04

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 17-21).


24 novembre.

— Je suis lasse et ne puis encore te faire visiter la maison, me répète la Cherifa toutes les fois que je me rends auprès d’elle.

Je n’imagine guère, du reste, sa lourde personne errant à travers les cours et les couloirs. C’est à peine si je la vis faire quelques pas dans les allées du jardin, vite essoufflée par cet effort.

— Aïcheta te guidera, me dit-elle aujourd’hui, en désignant une esclave. Pardonne-moi, ô ma fille, de ne t’accompagner comme je le voudrais, car mes membres affaiblis se refusent à moi.

La négresse m’entraîne dans le palais, dont je ne connais encore qu’une partie, et, consciencieusement, elle m’en fait visiter tous les recoins : les cuisines sombres, noircies de fumée, où flotte un relent d’huile et de graisse ; les chambres à provisions, pleines d’énormes jarres ventrues ; les escaliers étroits, les couloirs innombrables ; le « menzeh[1] », dans lequel le Chérif aime à recevoir ses amis, et qui a, sur le premier vestibule, son entrée indépendante ; les salles immenses, étincelantes d’ors, de peintures et de mosaïques, toutes garnies de sofas et de coussins en brocart ; et les cinq patios, différents d’âge et de style, mais également admirables. Ils furent construits par les ancêtres de Lella Fatima Zohra, à mesure qu’augmentaient l’opulence de la famille et le nombre des épouses. Les galeries du premier étage sont soutenues par des piliers sur lesquels repose l’entablement. Dans chaque patio l’eau scintille, telle la gemme précieuse au milieu de l’écrin. Elle fuse des grandes coupes de marbre, en jets minces et brillants ; ruisselle des vasques très basses posées à même le sol ; s’étale paresseusement dans les bassins, azurée, changeante, selon les caprices du ciel.

Des esclaves viennent aux fontaines remplir leurs amphores et les aiguières de cuivre destinées aux ablutions. Une extraordinaire population féminine s’agite dans le palais, cuit les aliments sur des canoun[2], lave le sol à grande eau, boit du thé, file de la laine. De belles négresses, aux croupes arrondies, se vautrent parmi les coussins. Leur indolence, le luxe de leurs parures multicolores, et certain air de bestiale satisfaction épanouissant leurs faces, dénoncent les favorites du moment.

Mais il y a aussi de minces fillettes à peine nubiles, dont le Chérif ne dédaigne pas le charme aigrelet, et des matrones effrontément fardées qui savent, parfois encore, l’ensorceler de leurs attraits vieillissants.

— Du reste, me confie Aïcheta, il a connu, ne fût-ce qu’une fois, chaque femme de sa maison. Quand il achète une nouvelle esclave, on la fait bien reposer, manger avec abondance, aller au hammam et revêtir des vêtements neufs. Puis, le maître l’appelle un soir. Celle qui sait plaire reçoit des bijoux, des caftans, des servantes ; elle habite une belle chambre et n’a rien à faire detout le jour. Les autres, les pauvres ! retournent avec les esclaves et travaillent comme des ânes.

— Et toi, Aïcheta ? demandai-je curieuse.

— Ô mon malheur ! Le Seigneur ne m’avait pas désignée pour être une « maîtresse des choses ». Je ne passai, chez Mouley Hassan, qu’une seule nuit…

Aïcheta est noire et simiesque. Je m’étonne même que notre hôte n’ait pas jugé à propos de faire une infraction à sa coutume.

— As-tu vu ces vieilles qui filaient dans l’autre cour ? continue la négresse, elles ont eu des jours heureux, lorsque le Chérif était jeune… À présent, qui songerait à les regarder ? Allah seul reste immuable…

— Certes ! qu’Il soit exalté. Mais, dis-moi ce que devient une favorite quand elle a cessé de plaire ?

— Si ton vêtement de soie est abîmé, tu en fais un chiffon pour nettoyer les plateaux…

— Ainsi, elle retourne parmi les esclaves ?

— En vérité ! et nous nous moquons d’elle ce jour-là.

La face de guenon grimace d’un rire mauvais.

— Il ne tardera pas à luire pour Messaouda, la fière, ajoute-t-elle, en désignant une négresse qui allaite un nouveau-né. Un sein noir et luisant sort d’une large manche de son caftan, où disparaît la tête de l’enfant.

— Mais, dis-je, elle a donné un fils au Chérif.

— Et qu’importe ?… Il sera Chérif lui-même, si Dieu lui accorde l’existence… sa mère n’en reste pas moins une esclave comme moi ! Nous autres sommes faites pour servir et manger du bâton…

Aïcheta parle sans amertune. Elle envie le sort des favorites qui goûtent pendant quelques mois, ou quelques années, aux délices de la richesse et de l’oisiveté, mais elle est parfaitement résignée à son sort qu’elle juge normal et dispensé par Allah.

— Ne répète rien de ce que je t’ai raconté à Lella Fatima Zohra, me recommande-t-elle au retour.

— N’aie pas de crainte, ô ma fille, murmurai-je en lui glissant une pièce d’argent dans la main ; mon cœur est fermé sur les secrets par un cadenas.

  1. Lieu « d’où l’on voit », sorte de belvédère.
  2. Petits fourneaux de terre.