Derrière les vieux murs en ruines/06

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 22-25).


27 novembre.

C’est un triste patio, tout décoré de stucs et de peintures aux ors vieillis. Mais les murailles oppressent l’étroite cour, elles semblent étrangler le ciel, dont un carré se dessine au-dessus des arcades. Une terne lueur glisse le long des parois humides, les salles s’emplissent d’ombre et les reflets de leurs brocarts y meurent, exténués.

Il fait gris et froid chez Mouley Abdallah ; mon cœur est serré d’angoisse par la mélancolie des choses, tandis que j’attends Lella Meryem.

Elle arrive, éblouissante de jeunesse, de parure et de beauté. On dirait que l’air s’échauffe tout à coup, que la lumière vibre, plus ardente, qu’une nuée d’oiseaux s’est abattue auprès de moi.

Elle gazouille, elle rit, elle s’agite. Elle me pose mille questions et ne me laisse pas le temps d’y répondre. Elle proteste de son affection, me prodigue les flatteries et les compliments, remercie le Seigneur de m’avoir envoyée vers elle… Je n’ai pu encore placer une parole… C’est une folle petite mésange qui s’enivre de son babillage. Et je m’étonne qu’un tel entrain, qu’une exubérance aussi joyeuse puissent s’ébattre en pareille cage !… Même en de plus riants décors, je ne connus jamais que des Musulmanes nonchalantes et graves, inconsciemment accablées par leur destin.

Mais Lella Meryem ne ressemble à aucune autre.

On ne perçoit d’abord que l’ensorcellement de ses yeux, noirs, immenses, allongés de kohol ; des yeux au regard affolant sous l’arc sombre des sourcils. Ils pétillent et s’éteignent, ils s’alanguissent et se raniment, tour à tour candides, sensuels, étonnés ou provocants. Ils sont toute la lumière et toutes les ténèbres, étincelants comme des joyaux, et plus mystérieux que l’onde au fond des puits. Ils éclipsent les autres grâces dont Allah combla Lella Meryem.

Car sa bouche est une fleur d’églantier prête à s’ouvrir ; ses dents, les boutons de l’oranger ; sa peau, un pétale délicat ; son petit nez frémissant, un faucon posé au milieu d’un parterre.

En vérité, Mouley Abdallah ne trouverait nulle part une femme aussi séduisante, et ses promesses me semblent à présent moins extraordinaires.

Lella Meryem prépare le thé, tout en continuant à bavarder. Ses gestes sont harmonieux, d’un charme rare ; les petites mains rougies au henné manient gracieusement les ustensiles d’argent et chacun de ses mouvements révèle la souplesse de son corps, malgré l’ampleur des vêtements. Elle porte un caftan rose et une tfina[1] de gaze citron pâle, qu’une ceinture brodée d’or plisse à la taille en reflets chatoyants. La sebenia[2] violette, bien tendue sur les demmouges[3], encadre son visage comme une ancienne coiffure égyptienne. Un seul bijou brille au milieu de son front, plaque d’or rehaussée de rubis et de diamants, en dessous de laquelle se balance un minuscule croissant, dont la larme d’émeraude atteint l’extrémité des sourcils.

— Je t’attendais depuis tant de jours ! s’exclame-t-elle. Les négresses m’avaient rapporté que tu habites chez Mouley Hassan, père de mon époux… Combien grande mon impatience de te connaître !… Je ne vis aucune Nazaréenne avant toi… Tu me plais ! Promets-moi de revenir souvent… Je ne reçois jamais personne, comprends-tu… Mouley Abdallah ne me permet même pas de monter à la terrasse… Tu es la joie qu’Allah m’envoie ! Ne me fais pas languir trop longtemps en ton absence.

Je promis tout ce qu’elle voulut. Et j’ai quitté la triste maison, stupéfaite, ensorcelée, ravie, les yeux éblouis de soleil, et la tête pleine de chansons.

  1. Robe de dessus transparente.
  2. Foulard de tête.
  3. Sorte de gros bourrelets encadrant la tête sur lesquels est appliqué le foulard de soie.