Derrière les vieux murs en ruines/15

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 56-63).


10 janvier.

Ma voisine de terrasse — la farouche, l’inquiète, la chevrette noire et soupçonneuse — ne s’enfuit plus à mon approche. Lella Meryem dut lui faire savoir que je serais une alliée.

Parce que les tourments sont trop lourds à supporter dans l’isolement, parce que sa mère et les autres femmes du logis la trahiront pour quelques réaux, c’est à moi l’étrangère, la Nazaréenne, que Lella Oum Keltoum découvre sa détresse… Un soir, elle osa m’appeler, et, depuis lors, au moghreb, comme toutes les Marocaines et tous les oiseaux babillards, perchée sur le mur qui sépare nos terrasses, elle bavarde inlassablement.

Mais, à mesure que le crépuscule assombrit le monde, Lella Oum Keltoum sent épaissir les ténèbres de son cœur et noircir la fatalité.

Étrange enfant, mauvaise, irascible, sans beauté ni grâce, et cependant attachante en sa révolte désespérée. Elle lutte, elle se cabre, elle brave sa mère, son tuteur, les notaires et le Cadi, tous vendus au Chérif pour la livrer comme une proie. Elle crie sous les coups, a des ruses puériles, répond à la violence par de fausses promesses, mais jamais ses lèvres ne prononcent l’acceptation solennelle qu’imposa la prudence du père. L’entêtement de cette fillette l’emporte sur le superbe Mouley Hassan et déjoue ses profonds desseins.

Lella Oum Keltoum exècre sa mère, ses négresses et les parentes de son entourage. Elle les maudit, par derrière, d’effroyables malédictions.

— Puissent les punaises rouges te dévorer tout entière.

— Puisse ta langue enfler dans ta bouche et t’étouffer.

— Puisse ton ventre se couvrir de lèpre !

— La cécité dans tes yeux, s’il plaît à Dieu !

Elle affirme son autorité sur les esclaves comme une enfant rageuse, leur jette ses babouches au visage, les humilie et les frappe haineusement.

Lella Oum Keltoum éprouve une joie mauvaise en me contant les tourments qu’elle leur inflige. Ses yeux de chatte, vifs et perçants, luisent de cruauté…

Chaque jour cependant approche le terme de son malheur. Qui saurait modifier les arrêts d’Allah ?

— Pourquoi, lui dis-je, refuses-tu d’épouser Mouley Hassan. Il est riche, noble et grand parmi les grands !… Combien de vergers, de terres et de belles demeures il possède ! Il te donnerait beaucoup de présents.

— Il est vieux, réplique-t-elle d’une voix irritée, il a trois femmes, et moi je veux mon cousin Mouley El Fadil…

— Quoi, ce jouvenceau qui étudie à la mosquée ?

— Oui ! sa barbe est encore toute petite… nous avons joué ensemble quand nous étions enfants. C’est lui que je préfère.

— Sais-tu seulement s’il te veut pour épouse ?

— Par Allah ! qui donc refuserait mes biens ? riposte la fillette en se rengorgeant. Mais Mouley Hassan est puissant et le fils de mon oncle a peur… Moi, je ne crains personne, ajoute-t-elle avec un rire acide.

Sa brusque expansion s’arrête, son regard s’éteint… et j’aperçois sa mère, la grosse négresse mielleuse, qui s’approche, tout épanouie d’affabilité. Ses hanches trop lourdes la font osciller de droite et de gauche, tel un kemkoum[1] de hammam. Elle exhale un parfum de roses et d’huile rance.

Nous échangeons d’innombrables politesses et nos sourires les plus suaves.

— Puisses-tu, ajoute enfin Marzaka la négresse, raisonner un peu cette folle ! Je n’ignore pas ton entendement et les gens louent ta prudence.

— Il ne saurait y avoir meilleurs conseils que ceux d’une mère, répondis-je, afin de ne point éveiller sa méfiance. Les jeunes ont tout avantage à consulter leurs devanciers.

Je craignis, un instant, de m’attirer, par ces paroles, la rancune de Lella Oum Keltoum. Mais, habituée aux ruses, elle sut deviner la mienne, car elle insista pour que je vinsse, le lendemain, sur l’invitation que m’en faisait la négresse.

Bien que nos demeures soient mitoyennes, il me fallut faire un long détour afin d’arriver chez mes voisines. Leur porte se terre au fond d’une impasse, à laquelle on n’accède que par un dédale de ruelles sombres et ruinées.

Le palais de Sidi M’hammed Lifrani se dégrade aussi lamentablement que les masures d’alentour. De longues crevasses, d’où s’échappent des herbes et des résédas sauvages, lézardent ses murailles ; les pluies ont raviné sa façade. La somptuosité du patio, pavé de marbres noirs et blancs, proteste contre l’incurie des habitantes. Une lèpre jaunâtre ronge les ciselures des stucs ; les colonnes s’effritent ; les mosaïques, arrachées aux murs, y ont laissé de petits trous poussiéreux ; les précieuses peintures et les ors des boiseries meurent sous les infiltrations de l’hiver. Dans les salles négligées traînent de vulgaires ustensiles ; les esclaves roulent le couscous et allument des canoun sur les tapis… Les sofas n’ont pas même la décence de leur misère ; de larges déchirures bâillent à travers leurs brocarts où les arabesques d’or n’ont laissé que des traces jaunâtres. Les taches de bougie maculent toutes les étoffes. Des mousselines, salies et trouées, protègent de flasques coussins, dont les esclaves ont dérobé la laine.

Lella Oum Keltoum, à qui toutes choses appartiennent, n’est encore qu’une faible petite fille. Par l’appui de Mouley Hassan et la complaisance du tuteur légal, Marzaka, la négresse, règne seule en cette demeure. Elle domine toutes les femmes et ne sait les diriger.

Après la mort de Sidi M’hammed Lifrani, son premier soin fut de vendre les esclaves, ses compagnes, dont la peau trop claire assombrissait la sienne. Ce ne sont plus, à présent, que faces de nuit où luisent des yeux et des dents.

Le teint bronzé de Lella Oum Keltoum y gagne un éclat imprévu. Au milieu de cet étonnant entourage, elle semble vraiment une souveraine. Pauvre petite sultane ployée sous la tyrannie maternelle et plus esclave que ses esclaves !

Ses révoltes augmentent le malaise qui plane en ce logis. On y sent des intrigues, des convoitises, des haines.

Nous échangeons de vagues politesses, tout en buvant du thé. Marzaka, assise auprès de moi sur le sofa, épuise les compliments. Lella Oum Keltoum garde un silence maussade et son visage devient plus dur lorsque sa mère l’en réprimande. Chacune m’épie, les paroles se font rares.

… De la rue, à travers les murs, parvient une mélopée dont le sens m’échappe. Mais les femmes ont reconnu cet appel, car toutes, sans plus se soucier de ma présence, elles se précipitent vers le vestibule.

Seule, Lella Oum Keltoum reste avec moi. Son visage aussitôt se détend :

— Ô chérie, me dit-elle, tu rafraîchis mon cœur. En te voyant, j’oublie mes peines si cuisantes… Ce matin, on voulait chercher les notaires pour entendre mon consentement. J’ai dit « Non ! » et l’esclave m’a battue.

— Quelle esclave osa frapper Lella Oum Keltoum ?

— Ma mère, ce charbon, cette truie !

Le retour des femmes interrompt l’enfant. Deux bédouines les accompagnent, sordides et belles en leurs haillons drapés. La plus jeune, une superbe créature au profil rigide, couverte de tatouages, svelte et musclée, étend sur le sol du sable divinatoire…

L’excitation est extrême parmi les négresses ; toutes interrogent à la fois. Lella Oum Keltoum réclame, avec insistance, des prédictions !

— Ô Allah ! dit la devineresse, tout est noir autour de moi, je ne distingue rien… Apportez quelque chose de blanc, afin de m’éclairer…

Mazarka lui glisse une piécette d’argent, qu’elle saisit avidement. Sa vision devient plus nette :

— « Lella Oum Keltoum, reprend-elle d’une voix chantante, tu m’es envoyée par le Seigneur et son Prophète. Sur lui, la bénédiction et le salut !
En toi, je vois le désir d’une chose qui ne fut pas écrite au livre de ta destinée.
Laisse-la !
En une chose proche sera pour toi le bien.
Cet homme est celui qui t’apportera la félicité.
Il t’aime. Et toi, tu dis un jour « oui » et l’autre « non ».
Il faut te conformer aux desseins du Puissant.
Contente-toi de peu, en attendant qu’il te donne beaucoup.

Car alors, — s’il plaît à Dieu ! — rosira ton visage, et jaunira celui de tes ennemis. »

La fillette écoute avec émotion. Elle ne songe point que sa mère et les esclaves ont reçu les sorcières dans le vestibule… Elle ne s’étonne pas de la précision de son horoscope et de l’obscurité de tous les autres.

« Il t’est venu un gros pain, dont tu mangeras ainsi que les tiens, disent les bédouines à Mazarka.
Celui qui goûtera ce pain se réjouira.
Les autres pleureront. »

Et à moi :

« Tu tiens entre tes mains ta destinée comme un oiseau captif.
Une parole a été prononcée,
Une autre suivra,
Ce qui doit s’accomplir
Bientôt s’accomplira. »

Chacune découvre ce qui lui plaît dans le jargon des devineresses, et, bien que les femmes aient influencé l’oracle d’Oum Keltoum, il leur semble qu’il se passe là quelque chose de grave, de religieux, d’évident. Leurs cervelles primitives accueillent l’extraordinaire avec simplicité. Ces bédouines en haillons, dont on excite le verbe par des piécettes, savent, à n’en point douter, tous les secrets du temps.

  1. Cruche ventrue en cuivre, dont le fond est arrondi et qui ne peut se tenir sans branler.