Derrière les vieux murs en ruines/16

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 64-68).

13 janvier.

Rêve écroulé d’un grand prince, cité trop vaste et déchue, Meknès somnole dans l’engourdissement de l’Islam.

Seules, désormais, les cigognes hantent les palais de Mouley Ismaïl[1]. Parmi les ruines, des rosiers escaladent les citronniers, les grenadiers, les orangers, et mêlent leurs fleurs aux fruits éclatants que nul ne cueille.

Les cimetières sont des jardins où l’on s’assemble, sous les micocouliers aux lourdes ramures, pour contempler, à l’heure du moghreb, l’horizon des montagnes lointaines derrière les tombes.

J’aime en Meknès les contrastes de gloire et d’agonie.

Quelques bourricots, silhouettes minuscules et brunes, traversent l’immense place el Hedim. Des autruches à demi sauvages règnent sur l’Aguedal, destiné au déploiement des armées chérifiennes. Les rues enchevêtrent leur labyrinthe, coupé de soleil et d’ombre, des gamins, échappés à la Médersa, troublent parfois leur quiétude… Un grave Chérif, dont les passants baisent dévotement le burnous, frôle la poussière de ses draperies… Des femmes voilées heurtent à un seuil, s’engouffrent silencieuses et gauches, par la porte entr’ouverte. Un notable trottine sur sa mule, suivi d’esclaves noirs et luisants. Les muezzins jettent leurs invocations du haut des minarets… et la vie s’écoule monotone, calme, heureuse, facile, à l’ombre des treilles et des vieux murs.

Pourtant, chaque année, vers cette époque du Mouloud, Meknès sort de sa léthargie pour devenir la plus frénétique cité de l’Islam.

Depuis deux jours, ses fils, frappés d’une subite et sanguinaire folie, se sont mués en Aïssaouas aux regards hallucinés, aux cris rauques, aux trépidations épileptiques.

De tout le pays accourent, par bandes, les membres de la Confrérie : maigres Sahariens, élancés, vigoureux et bruns ; habitants des rivages et des villes, dont la démence passagère secoue la nonchalance ; pâtres, cultivateurs, guerriers ; Berbères aux vêtements grossiers et aux traits rudes ; Algériens et même Tunisiens, que la longueur du trajet ne détourna pas du pèlerinage au tombeau de leur très saint patron, Sidi ben Aïssa.

Mais les lettrés jugent et déplorent leurs pratiques, si contraires aux enseignements de Notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah.

Certes, Sidi ben Aïssa fut un homme sage, ennemi du désordre. Il n’avait pas prévu les excès auxquels ses disciples se livreraient en son nom, et s’en fût assurément fort affligé. Il prêchait la prière et le renoncement devant Allah, qui surpassent tous les biens de ce monde.

Le sultan qui régnait alors imprimait sur Meknès le sceau de sa gloire. Il voulait en faire une cité colossale et splendide, rivale des plus célèbres capitales de l’Europe. Des milliers de captifs chrétiens, d’esclaves noirs venus du Soudan, de prisonniers assujettis pendant les combats, construisaient, sans relâche, des remparts et des palais. Les plus habiles artisans, recrutés jusqu’aux confins de l’Empire Fortuné, mettaient leur art au service du souverain, pour en exécuter les orgueilleuses conceptions. Une effervescence, un excès d’activité, bouillonnaient dans toute la ville.

Sidi ben Aïssa voyait avec tristesse que les « serviteurs d’Allah », oubliant leurs premiers devoirs, s’employaient uniquement à l’exaltation du puissant despote. Et comme, par la grâce du Seigneur, il était fort riche, il se prit à parcourir les souks, chaque matin, à l’heure où se recrutent les ouvriers, afin d’embaucher, à un prix supérieur, tous ceux qui désiraient du travail. Puis, il les mettait en prière jusqu’au moghreb, et les rétribuait suivant ses promesses.

Ainsi, les chantiers se vidèrent peu à peu, à la fureur du Sultan. Pourtant il n’osa faire mourir son pieux concurrent, et se contenta de le chasser.

Sidi ben Aïssa, s’éloignant de la ville, suivi de quelques fidèles, passa près de la demeure de Sidi Saïd, également réputé pour sa sainteté, et dit :

— Celui qui n’a pas de feu en emprunte au voisin.

À ces paroles, Sidi Saïd saisit une outre vide, souffla dedans avec force et, par un prodige d’Allah, Lui seul est tout-puissant, le ventre du Sultan se mit à gonfler démesurément, en même temps que l’outre…

Le souverain, affolé, implora son pardon. Il ne l’obtint qu’en rappelant l’exilé à Meknès et en s’humiliant devant Dieu.

Mais les disciples de Sidi ben Aïssa, frappés par le miracle, voulurent abandonner leur maître pour se ranger sous la direction de Sidi Saïd.

— Qu’avez-vous à faire de mes conseils ? leur demanda celui-ci, votre cheikh est complet.

Et il les renvoya, persuadés, auprès de lui.

C’est ainsi que Sidi ben Aïssa fut surnommé le « Cheikh el Kamel » (le cheikh complet), et que sa mémoire demeura jointe à celle de Sidi Saïd, en une même vénération.

Après la mort de Sidi ben Aïssa, ses disciples donnèrent les marques d’une excessive douleur.

Depuis lors, ils se réunissent chaque année à Meknès, pour le Mouloud, emplissant la ville de leurs chants, de leurs musiques et de leurs danses.

Ceci nous fut conté, un jour, par le cadi, tandis que nous traversions le pittoresque cimetière où le Saint repose.

À travers les aloès, les hautes herbes et les oliviers aux troncs difformes, on aperçoit le marabout de Sidi Saïd, émergeant d’un bosquet.

Svelte, et nettement profilé sur l’horizon, un palmier solitaire le domine.

— Les hommes, avait ajouté mélancoliquement notre compagnon, ne sont que des hommes, les jours ne sont que des jours, les époques ne sont que des époques, et l’Univers est au Vainqueur.

  1. Le grand sultan de Meknès contemporain de Louis XIV.