Derrière les vieux murs en ruines/17

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 68-70).


15 janvier.

La folie des Aïssaouas envahit toute la ville et la possède jusqu’aux moelles.

Il n’est plus d’impasses paisibles, de petites places désertes et solitaires à l’ombre des mûriers, de quartiers silencieux.

Nuit et jour, les bandes d’Aïssaouas parcourent les ruelles, vibrantes de leurs clameurs. Les esclaves et les femmes du peuple, penchées au bord des terrasses, y répondent par des yous-yous perçants, tandis que les autres, celles qui sont éternellement recluses derrière les murs, frémissent d’angoisse et de plaisir à la pensée des choses qu’elles ne voient pas.

Des légendes se répètent avec un petit frisson : celle de l’Aïssaoui que l’on enchaîne chaque année, au moment de la fête, depuis que, hors de lui, au retour d’une procession, il dévora son propre enfant…

Celle des Juifs qui furent happés et dépecés comme de simples moutons…

Celle des Sehim, si terribles en leur délire sacré, que l’entrée de la ville leur est interdite…

Mes amies supputent gravement le nombre de pèlerins accourus « du monde entier », des Chleuh descendus de la montagne, des agneaux égorgés et des babouches vendues aux étrangers.

Lella Meryem se passionne aux récits de ses esclaves ; une lueur de volupté trouble ses yeux enchanteurs, pour le massacre d’un mouton…

Toute la maisonnée de Lella Oum Keltoum trépide sur la terrasse. J’ai vu ma petite voisine, oubliant ses tourments et ses haines, s’agiter en cadence avec des airs d’exaltation, tandis que la grosse Marzaka, secouée d’une crise hystérique, se débattait, entre les mains des négresses, afin de se précipiter dans l’espace, au passage des Aïssaouas.

Ils sont nus, ils sont hagards, ils sont horribles… Leurs mouvements et leurs cris ont l’implacable continuité de la démence.

Du haut des terrasses, on leur jette une chèvre ou un mouton sur lequel ils se ruent, en une dégoûtante et sauvage curée.

Des mains frénétiques écartèlent la victime, arrachent les entrailles, les morceaux de chair pantelante, la toison maculée… Grisés par le sang dont ils sont couverts, les Aïssaouas poussent des rugissements de plus en plus effroyables. Leurs yeux se dilatent au fond des orbites, leurs doigts crispés semblent munis de griffes, leurs gestes se font terriblement menaçants.

Ce ne sont plus des hommes, mais des fauves : des lions, des loups, des panthères, des sangliers, suivant le rôle qui leur fut assigné dans la Confrérie.

Quelques-uns tombent raides, soudainement épuisés ; d’autres se tordent, l’écume aux lèvres, en de hideuses convulsions… Puis les chefs, à coups de matraque, chassent la troupe hurlante qui s’éloigne, bannières au vent, et se dirige vers le lieu d’un nouveau carnage.

Appuyées au rebord de ma terrasse, Yasmine et Kenza regardent, avec passion, avec béatitude. Yasmine en folie, les yeux convulsés, secoue frénétiquement sa tête et crie :

— Allah ! Allah ! Allah !