Derrière les vieux murs en ruines/20

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 73-75).

20 janvier.

Des jardins entre les grands murs… Ils ont cette grâce maladive et touchante des Musulmanes prisonnières. Trop de mosaïques, trop de fontaines, trop de marbres et trop de splendeurs.

Inconsciente nostalgie de l’espace…

Les fleurs s’étiolent à l’ombre des orangers ; les fruits mûrissent avec peine ; un jet d’eau s’élance au-dessus de la vasque, d’un effort désespéré pour échapper à l’oppressante angoisse du jardin. Mais le ciel est loin, très haut, par-dessus les vieilles murailles que le regard ne franchit point. Et la plainte de l’eau raconte une éternelle déception…

Elles prennent le thé sous les arcades, lentement, à petites gorgées, et elles disent de vaines paroles insignifiantes, sans penser à rien. Elles ont mis leurs caftans de brocart, leurs sebenias multicolores et leurs turbans les plus volumineux. Mais elles sont de trop noble caste pour monter aux terrasses et les voisines n’envieront pas ces parures.

Un merle sautille dans les branches en les contemplant de son petit œil jaune et rond qui s’étonne. Pourquoi ces lourdes soieries ramagées d’or, ces fards, ces bijoux somptueux, puisque nul ne doit les contempler que le maître, toujours le même, un vieillard détaché des choses de ce monde !… Le saint homme est parti dès l’aube, à la mosquée, faire ses dévotions.

Elles étalent les plis de leurs caftans et s’immobilisent, les mains, rougies au henné, rigidement posées sur leurs genoux. Elles se sentent belles ; — c’est la fête. Elles en ont parlé depuis bien des jours et l’attendaient avec impatience.

Mais les heures sont lentes à passer… Elles ne s’ennuient pas ; elles ne savent pas ce que c’est que l’ennui. Leur vie n’est qu’un immense ennui…

Un repas très copieux appesantit leur esprit ; elles ne bougent plus, le regard vague et doucement bestial.

Enveloppée de son haïk, une esclave pénètre dans le jardin ; elle s’avance vers les belles recluses, leur baise l’épaule avec componction et s’accroupit à quelque distance. Elle donne des nouvelles de sa maîtresse, une parente, et présente ses vœux pour la fête. Les politesses s’échangent, traditionnelles, à voix indifférentes et lasses. Puis la messagère rajuste ses voiles et s’en va.

Un chardonneret, de sa cage peinte et dorée, lance d’étourdissantes roulades inutiles ; le jet d’eau redouble vainement ses efforts ; les fleurs haussent leurs calices vers le soleil qui lèche à peine les hautes parois.

Elles restent toujours impassibles, aucun sourire n’illumine leurs visages aux longs yeux peints, mais une secrète joie agite leurs cœurs, car Mabrouka la négresse les a vues, et elle pourra dire :

— Pour le Mouloud, Lella Zohra portait un caftan neuf en brocart jaune, à six réaux la coudée, et Lella Maléka avait une « sebenia de balance[1] » qui lui tombait jusqu’à la taille !

  1. Les plus beaux foulards de tête sont ainsi nommés parce que, très lourds, ils s’achètent au poids.