Derrière les vieux murs en ruines/26

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 90-92).

12 mars.

Deux paons se promènent dans un beau jardin.

Nonchalants et fiers, ils s’en vont à petits pas étudiés, comme ceux d’une belle. Et le bout de leur queue balaye le sol qui reluit, fraîchement lavé.

Des profonds parterres, les arbres et les fleurs jaillissent, pleins de sève. Jamais émondés, livrés à leur fantaisie et mêlés de plantes sauvages, ils croissent au hasard dans leur rigide encadrement de mosaïques. Par caprice ornemental, plutôt que pour séparer le jardin du reste de la cour, Si Ahmed Jebli le fit entourer de balustrades en bois tournés et peints, à travers lesquelles s’évadent quelques branches.

Une touffe de bananiers agonise en un enchevêtrement de palmes jaunes que le vent froisse ; un poirier, tendrement fleuri, abrite leur déclin de son triomphant renouveau ; des oranges éclairent la sombre masse de leurs arbres ; d’invisibles violettes exhalent leur odeur.

Allégresse des fleurs dans la lumière et dans l’azur !… des rameaux très blancs, balancés par la brise, qui papillonnent sur le ciel !… des boiseries multicolores, des treillages, des petits pavillons aux couleurs vives, des superbes oiseaux dont la somptuosité s’unit si parfaitement à celle du décor, et qui réussissent, — comme ce palais, — à faire de la beauté avec de trop insolentes splendeurs !

Savent-ils, ces paons, qu’ils sont bleus, au paroxysme du bleu, du même bleu que les balustrades extrêmement bleues, et que l’incroyable bleu profond du ciel ? Ont-ils conscience de leur harmonie, en ce beau jardin artificiel et passionné, lorsqu’ils vont boire aux bassins cerclés de mosaïques et qu’ils font la roue, sous les arcades, auprès des portes où miroitent autant d’ors et de rayonnantes magnificences que les leurs ?

Savent-elles, ces belles recluses, chargées de bijoux et de soieries, accroupies dans l’ombre des salles, savent-elles, ces négresses qui circulent, portant à bras tendus les corbeilles de fruits ou les plateaux de cuivre, l’accord qu’elles forment avec toutes choses de leur demeure ?

Et celui qui voulut cet ensemble, qui mit ces femmes et ces oiseaux dans le jardin, qui allia le désordre des parterres à la précieuse recherche des boiseries et des vasques, Si Ahmed Jebli, sait-il quel chef-d’œuvre il réalisa ?

Non, sans doute… Les Mauresques, les paons, les esclaves, les fontaines et les fleurs ne raisonnent point.

Ni le riche marchand aux conceptions d’artiste, ni ses frères musulmans qui, sans cesse, créent de la beauté, qui sont eux-mêmes de la beauté.

Mais d’instinct, et d’autant plus intensément, ils en vivent.