Derrière les vieux murs en ruines/27

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 92-96).

20 mars.

C’était au grand soir des noces, dans une des plus riches familles de Meknès.

La mariée, accroupie sur une haute estrade dressée au milieu du patio, présidait, comme une sultane, la cour de ses femmes en vêtements somptueux. Quatre d’entre elles portaient l’izar, luxe suprême, draperie de gaze formant une sorte de péplum impondérable et chatoyant, qui amortit l’éclat du caftan de brocart.

Aussi les avait-on installées sur des sièges élevés, garnis de coussins. Elles s’y tenaient très raides, recueillies et scintillantes, toutes pénétrées de leur importance ; car la parure devient en cette occasion une chose grave, d’un caractère rituel, presque religieux. Et les autres invitées, simplement accroupies sur les sofas, ne s’étonnaient pas de ce que les plus belles fussent mises ainsi en évidence, puisque telle est la coutume.

Des passantes, attirées par la fête, occupaient, anonymes, enveloppées de leurs haïks, un autre coin du patio. Elles contemplaient la mariée, fantôme voilé d’or et de pourpre ; les fillettes portant des cierges ; les invitées aux atours merveilleux, et surtout les quatre idoles immobiles.

Deux d’entre elles voilaient leurs caftans sombres d’un izar en mousseline jaune. La troisième, une négresse fort noire, l’air bestial et satisfait, avait un izar blanc sur un caftan rose à ramages. La quatrième, la plus splendide, était revêtue d’un caftan émeraude, broché d’or, et d’un izar géranium. Sa volumineuse coiffure ceinte de bandeaux d’or se couronnait d’un turban de plumes. Une ferronnière de diamants brillait au milieu de son front, d’énormes anneaux d’oreilles enrichis d’émeraudes, des colliers de perles et de pierreries aux longues pendeloques, la paraient d’une manière somptueusement barbare, et, hiératique, elle pensait :

— Oh ! que cette coiffure me fait mal !… Je voudrais tant remuer un peu… Cette fête a un caractère étonnant ! Voilà bien les Mille et Une Nuits !… Ces vêtements m’écrasent, je n’en peux plus… il faut cependant rester jusqu’au bout.

Pendant ce temps, la neggafa[1], aux pieds du fantôme doré de la mariée, faisait la présentation des cadeaux :

Allah !… psalmodiait-elle d’une voix chantante,

Allait soit avec ma maîtresse, ma bénédiction !
Allah soit avec Lella Fathma
Qui a jeté ce caftan broché
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien !
S’il plaît à Dieu !

Allah soit avec ma maîtresse, ma bénédiction !
Allah soit avec la haute influence !
Allah soit avec la femme du hakem
Qui a jeté ces bracelets
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien !
S’il plaît à Dieu !

Tous les regards se tournaient, un moment, vers l’idole impassible que j’étais…

Depuis trois jours, je suivais les cérémonies de ces noces et j’avais varié mes toilettes, selon l’usage, en graduant savamment leur splendeur.

Lella Fatima Zohra me parait chaque fois de ses nobles mains. Elle m’avait même prêté quelques-uns de ses lourds et inestimables joyaux pour ajouter aux miens.

— Car, me disait-elle, du moment que tu revêts nos costumes pour les fêtes, il convient que tu sois la plus belle, afin que les critiques t’épargnent. On te regardera plus qu’une autre, ô ma fille ! Sache qu’aucun détail de ta toilette ne passera inaperçu. Mais, grâce à Dieu ! ton époux ne « rétrécit » pas avec toi !… Tes parures, neuves et superbes, sont bien dignes de la femme du gouverneur… Laisse-moi cependant te mettre ces anneaux d’oreilles, que le Chérif m’apporta récemment de Fès. Les tiens, encore que les pierres en soient estimables, sont très anciens, passés de mode… Les invitées en riraient.

Lella Fatima Zohra est la sagesse même. Elle connaît le cœur des femmes.

Le premier jour j’avais un caftan de satin « raisin sec » et une tfina de mousseline blanche ; le second jour, un caftan de brocart noir à grands ramages multicolores ; et le troisième jour, j’étais devenue cette idole éblouissante, drapée de gaze géranium.

Du fard avivait mes joues trop pâles, des dessins bruns et minutieux s’élevaient entre mes sourcils à la courbe rectifiée ; mes yeux s’allongeaient de kohol. Mon visage apparaissait minuscule au milieu des joyaux, sous l’enroulement soyeux du turban.

Parfois j’apercevais dans un miroir, accroché au-dessus d’un sofa, cette étrange sultane empanachée. Je doutais que ce pût être moi !… Mais je me sentais ainsi mieux adaptée au cadre, à la fête et à la foule brillante des noces.

Yasmine et Kenza s’enorgueillissent de mon faste, elles s’en trouvent rehaussées à leurs propres yeux.

— Tu étais la plus salée de toute l’assemblée ! déclare Kenza. Tu avais une démarche plus noble que les autres, on eût dit une femme du Dar Makzen[2]… Je ne regardais que toi ; et, te voyant si belle, mon cœur dansait !

  1. Maîtresse des cérémonies.
  2. De la maison impériale.