Derrière les vieux murs en ruines/34

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 118-120).

15 avril.

Curieuse sensation nocturne : je me rends à des noces chez le nakib des Chorfa Alaouïine[1], notre grand ami, Mouley el Kebir.

De nouveau, Lella Fatima Zohra m’a transformée en idole. Et je suis partie, enveloppée de voiles blancs, laissant à peine deviner mes yeux. Le capuchon de ma djellaba est retenu sur ma tête par une grosse cordelière d’or et de soie ; mon burnous de fin cachemire blanc flotte au vent du soir, il découvre parfois mes cherbils brodées d’argent, dans les massifs étriers niellés. Kaddour conduit ma mule par la bride ; un petit esclave de Mouley Hassan nous précède avec une énorme lanterne. Yasmine et Kenza, emmitouflées dans leurs haïks, ferment le cortège… Quelques passants rasent les murs, indifférents, silhouettes furtives qu’engloutit aussitôt la nuit. Pourtant, place El Hedim, nous croisons des Européens, un groupe d’officiers. Ils se retournent, me contemplent, échangent leurs réflexions… Cet équipage, mon costume, dénoncent une femme de qualité.

— Tiens ! une sultane en balade !

— Je donnerais quelque chose pour connaître la belle.

— C’est bizarre, l’attrait de ces femmes invisibles !…

Je passe, imperturbable et droite, dédaigneuse des vulgaires piétons. J’ai pris un peu de l’âme musulmane en revêtant ces draperies ; je rougirais d’être aperçue par un homme et, lorsque le vent indiscret écarte mon burnous, je le ramène avec précaution, voilant mes étriers et mes mains.

Pourtant, j’ai bien gardé mon âme à moi, car je jouis du pittoresque de mon cortège et de ce qu’il s’adapte si bien au site.

Nous franchissons Bab Mansour, plus énorme, plus impressionnante encore dans la fantasmagorie lunaire. Les rayons glissent le long des mosaïques aux reflets verts, qui luisent, telle une eau attirante et glacée dont les gouffres d’ombre cernent les rives… Puis le chemin s’engage entre les murs croulants des vieux palais. Dédale au sortir duquel la demeure en fête, pleine de femmes parées et de cierges, apparaît plus éblouissante.

Beauté des étoffes, des bijoux, des guirlandes de fleurs, des ors et des parfums ! Beauté d’Orient que je sens intensément et dont je fais partie !…

  1. Chef de la famille impériale dans une ville.