Derrière les vieux murs en ruines/35

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 120-123).

20 avril.

Des notaires causent dans une petite mesria[1]. Ils sont pareillement ennuagés de mousselines très blanches, d’une extrême finesse. Leurs turbans s’enroulent en plis réguliers, leurs djellabas impeccables s’ornent d’une simple ganse. Ils semblent plus immaculés que les autres.

Si Abd el Kader grasseye, selon la coutume de Fès. Ses joues molles retombent avec onction ; ses yeux laissent filtrer des regards atténués sous les paupières lourdes ; tout son être est imprégné de mansuétude.

Malgré l’apparence joviale d’une face rubiconde, ornée aux tempes de petites mèches frisées, Si Thami n’est pas moins patelin personnage. Il arrondit ses gestes, ne parle qu’à voix grave et lente, tel un azzab lisant le Koran à la mosquée. Le moindre propos l’effarouche, il ne se permet que d’insipides plaisanteries pieuses, dont il rit lui-même, d’un rire discret, tout enroué de pudeur.

Hadj Bou Médiane somnole dans une perpétuelle apathie. Il est plus savant, dit-on, que les autres ; c’est pour cela qu’il se tait… Parfois cependant son visage noir s’éveille, et une voix sort, étrangement fluette, de l’énorme corps affalé au milieu des draperies. Chacun écoute avec déférence l’avis du « lettré ». Puis la discussion se ranime et Hadj Bou Médiane retombe en sa torpeur.

Il s’agit, sujet passionnant entre tous et jamais épuisé depuis des siècles, de savoir s’il est permis d’écrire le Koran avec une encre dans laquelle une souris est tombée.

— Cela se peut, prétend Si Abd el Kader, si la souris n’est point morte, mais c’est péché si elle s’est noyée.

— Pourtant, objecte mon mari, la souris, même vivante, est un être impur qui suffit à corrompre l’encre…

— Il est permis, déclare Si Thami, de faire ses ablutions avec l’eau dont un chien a bu. Or, comme la souris, le chien est un animal impur et l’on ne saurait employer l’eau dans laquelle son cadavre aurait séjourné…

Lentes et paisibles s’écoulent les heures en la mesria proprette. Des nattes de jonc couvrent les murs et le sol ; les manuscrits s’entassent auprès d’un encrier en poterie tout hérissé de calames. Les notaires sont accroupis sur leurs petits tapis de feutre rouge, dont ils ne se séparent jamais, afin de pouvoir faire les prières rituelles en quelque lieu qu’ils soient. Ils sirotent le thé à la menthe, ou boivent une gorgée d’eau dans une coupe de verre qu’ils se passent… et ils discutent, avec une béate satisfaction, sur des questions absurdes pour lesquelles ils font étalage de science et de raisonnement.

Je vais saluer Zohor, la femme de notre hôte Si Thami. Elle est toujours installée au rez-de-chaussée, dans une longue chambre qui donne sur le patio. Des cotonnades à ramages garnissent les sofas. Les coussins s’arrondissent ou s’allongent sous leurs housses de mousseline. Ils ne sont point de soie, mais de toile brodée à chaque extrémité en teintes monochromes. Aucun luxe n’apparaît dans la maison ; tout y est simple, convenable et propre. Une vieille esclave aide aux soins du ménage ; elle éleva Si Thami et le vénère. À présent les enfants du maître l’appellent Dada.

Zohor fait, pour m’accueillir, un grand effort d’amabilité, car elle est naturellement indolente. Sa vie glisse, insipide et monotone, comme l’huile qui coule sans bruit. Après les premières formules de politesse, nous nous taisons… Elle ne s’intéresse à rien de moi, ni de personne ; elle parle peu, ne monte pas aux terrasses et ne s’impatiente jamais. C’est l’épouse admirable.

Son mari la traite avec une douceur hautaine empreinte de mépris.

Nous nous taisons… cela ne fait rien, il n’est pas nécessaire de parler quand on n’a rien à dire. Il suffit d’être là pour honorer l’amie et jouir de sa présence. Zohor allaite son dernier né avec une sereine bestialité. De temps à autre elle répète, indifférente :

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

… Quel est ton état ?

Et puis nous nous taisons encore…

La nuit tombe, les notaires se séparent sans avoir terminé la discussion… chacun s’en va, son petit tapis rouge bien plié sous un bras. La ruelle silencieuse s’émeut à peine de leurs pas discrets.

  1. Pièce indépendante du reste de la maison, où le maître reçoit ses amis.