Derrière les vieux murs en ruines/42

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 149-151).

4 mai.

Zohor est entrée dans la Miséricorde d’Allah.

Elle passa douce et terne en ce monde, et ne lui témoigna que de l’indifférence. Elle tenait peu de place et faisait peu de bruit.

Pourtant ses parentes assemblées poussent de grands cris pour déplorer sa mort. On s’étonne que la discrète Zohor provoque une si bruyante douleur. Les exclamations s’élèvent parmi les sanglots :

— Ô ma maîtresse ! ô mon pain ! gémit l’esclave.

— Ô ma mère, tu m’abandonnes ! s’écrie une fillette avec conviction.

— Ô ma sœur, pourquoi me laisses-tu ?

— Quelle souffrance tu causes à mon cœur !

— Qui t’a détournée de nous, ô chérie ?

— Montre-moi le chasseur, celui qui donne la mort.

— Ô joie de la maison, où t’es-tu enfuie ?

… Puis elles se taisent, car les matrones sont arrivées et l’on doit faire à la morte sa dernière toilette.

Lorsqu’elle est parfumée, lavée, habillée de vêtements blancs n’ayant ni ganses ni boutons, on l’enferme dans un cercueil. Les hommes retournent à la terre enveloppés d’un simple linceul, mais les femmes sont recluses jusque dans la mort.

La vieille Dada s’affaire aux préparatifs, elle en oublie de pleurer… Pourtant elle aimait cette douce maîtresse indolente. Qui ne la chérissait la pauvre ! la colombe dont le cœur était blanc ?

Lorsque les amis de Si Thami, les notaires bénins et compassés, les parents et les voisins, s’ébranlent en cortège après avoir récité le Coran, de longs cris désespérés fusent à travers les portes closes, derrière lesquelles les femmes épiaient la cérémonie. L’esclave se griffe le visage comme une Berbère… Zohor s’en va au milieu des lamentations.

— Ô ma sœur !

— Ô ma mère !

— Ô la meilleure des voisines !

Son caftan radis lamé d’argent, celui-là même que je lui vis aux noces de Ghita, recouvre le cercueil. Il promène une note gaie dans l’ombre des ruelles étroites. Parfois un rayon de soleil frôle les plis du satin et projette de beaux reflets roses sur les murailles rapprochées.

Je ne me suis pas mêlée à l’escorte, où les femmes n’ont que faire, et je la vois disparaître au détour d’une rue.

… Un chat saute entre deux terrasses d’un bond nerveux et tendu ; un petit terrah passe en riant, sa planchette bien garnie des pains qu’il porte au four ; la vie continue… Que faisait Zohor dans la vie ?… Pourtant je reste là, oppressée par cette chose si poignante et si simple : l’effacement d’une existence.

— Pourquoi t’attrister ? me dit Larfaoui qui m’avait aperçue, sortant de la maison mortuaire. Allah seul est durable ! La morte, elle ne souffre plus, et il nous reste encore, à nous, la joie et la beauté.