Derrière les vieux murs en ruines/43

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 151-154).

12 mai.

Vainement je cherchais la tombe de Zohor, au milieu des herbes sauvages, des grandes ombellifères aux tiges aqueuses, des cactus bleus, épais et gonflés d’eau par les dernières pluies…

La terre s’étire, féline et lascive-sous le soleil ; une buée légère s’évapore, frissonnante comme une volupté.

On m’avait dit :

— C’est la troisième pierre, à droite du chemin, près d’un olivier tordu.

Mais les tombes et les sentiers disparaissent sous la verdure, et tous les oliviers ont des troncs difformes, figés dans les convulsions d’une douleur sans fin… Seuls, leurs feuillages gris semblent endeuillés parmi le tendre éclat des fleurs et des jeunes pousses. Le cimetière rit. Il est accueillant et gai. Des pêchers, des pommiers, des abricotiers dévalent, masses roses et blanches, aussi pimpants que des bouquets. Leur douce odeur se mêle au parfum plus amer des anthémyses qui tendent, en offrande, leurs corolles vers la lumière. Aucune mélancolie ne se dégage des cimetières musulmans, mais une paisible assurance : le retour joyeux et simple des êtres à la nature…

Trois jeunes hommes rêvent à l’ombre d’un micocoulier. Ils ont suspendu, dans ses branches, une cage de jonc où sautille un canari. L’oiseau lance d’abord une timide roulade. Puis il s’arrête, incertain, et repart… un rayon de soleil frôle ses barreaux ; il le célèbre, et chante, et s’étourdit de pépiements enivrés. Sa petite âme d’harmonie exhale toute l’ardente allégresse du printemps…

Un sourire alanguit le visage des adolescents. Pendant des heures ils resteront à jouir, à écouter l’oiseau.

J’ai oublié que je suis au cimetière… un cortège de femmes passe, d’où l’on m’appelle. Parentes, amies et pleureuses qui se rendent au tombeau de la pauvre Zohor. Il était là, tout près de moi, endormi dans la verdure, pierre anonyme et sans ornements. Pourtant j’aurais pu le deviner, car les herbes, alentour, ont été récemment piétinées et ne se redressent qu’à demi, l’air brisé.

Chaque matin durant ces trois jours, les hommes et les femmes sont venus, tour à tour, réciter ici les versets du Coran.

Aujourd’hui des chanteuses funèbres accompagnent les parentes, pour les dernières lamentations. Elles étendent un drap blanc sur la tombe, et l’ornent de guirlandes. Les étoiles du jasmin, les boutons de rose à peine entr’ouverts, les mimosas, les giroflées délicates répandent leurs parfums les plus grisants.

Le canari s’exalte de lui-même, ses roulades emplissent le cimetière. Ce n’est plus la voix de cette petite boule de plumes, soyeuse et gonflée, mais la cantilène triomphante de la vie qui domine les chants mortuaires.

Allah ! ô Allah ! Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah !
psalmodient les pleureuses.

« Allah ! Ô Allah ! Ô notre maître !
Il n’y a que Toi ! Ô notre maître !

Au nom d’Allah et par Allah ! Ô Puissant !
Notre Seigneur, c’est Lui, l’Unique !
Et sur Mohammed, Ô Prophète !
Bénédiction et salut !

Ô Allah ! nous témoignons par les Saints,
Par ceux à la barbe blanche,
Par ceux à la barbe naissante.
Dieu nous en a gratifiés en ce bas monde
Et dans le séjour le dernier.
Par eux, nous témoignons, Ô Allah !

Hélas ! m’a fait pleurer la douleur du tombeau,
M’a pénétré le froid de ses murs !
Tous, nous passerons le destin de la mort,
Laissant nos biens à la joie des héritiers…
Allah ! Allah ! ô notre maître !
Il n’y a que Toi ! ô notre maître !

Les femmes s’en vont… elles ne se réuniront plus désormais que le vendredi, sur la tombe de Zohor.

Puis leurs visites s’espaceront, et le souvenir s’effacera dans les cœurs, ainsi que la pierre sous les herbes.

C’est le grand isolement qui commence, l’isolement infini, où sombrent tous les êtres…

Mais des jeunes hommes, au printemps, suspendront toujours leurs cages parmi les branches, et les oiseaux continueront à célébrer, au-dessus des tombes, l’éternelle victoire de la vie.