Derrière les vieux murs en ruines/45

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 164-171).

19 mai.

J’ai rencontré Si Ahmed Jebli, le riche marchand d’étoffes, le rassasié, le généreux. Il me dit d’un air d’allégresse :

— Allah t’a mise sur mon chemin, j’allais à ta recherche. Ma maison est dans la joie depuis la guérison de Si Abd el Aziz. Elle te prie de venir ce soir, car je donne une nuit de Gnaoua[1], pour satisfaire au vœu dont je me liai, lorsque mon fils fut atteint par la petite vérole.

— Sur ma tête et mes yeux ! répondis-je.

C’est pourquoi, mystérieuse, voilée, je me rendis à mule chez Si Ahmed Jebli, dès que les ténèbres eurent enveloppé le monde.

J’avais revêtu un caftan de satin abricot et une tfina de légère mousseline jaune. Je ne portais qu’un seul bijou au milieu du front. L’élégante discrétion de ma toilette obtint les compliments de toutes ces dames. Elles aussi avaient soigné leurs parures, qui n’atteignaient point cependant la somptueuse magnificence réservée aux noces. Ce n’étaient que soieries et gazes, sourires sur les lèvres et contentement des cœurs. Nous nous assemblâmes dans une mesria du premier étage, d’où nous pouvions fort bien voir la fête sans être aperçues, car les invités du maître occupaient, au rez-de-chaussée, une longue salle située en dessous de la nôtre, et nous n’approchions des fenêtres grillées qu’avec la protection de nos haïks.

Le patio de Si Ahmed se prolonge en un jardin, par-devant lequel il forme une large place mosaïquée. Là étaient réunis les visages de bitume, si nombreux qu’ils ressemblaient aux sauterelles abattues sur un champ. Ils faisaient deux groupes distincts, celui des hommes et celui des femmes. De grandes torches fumeuses, fichées dans le sol, les éclairaient de reflets rougeâtres, et des cierges s’alignaient sur les tapis, dans les hauts chandeliers.

Après avoir bu et mangé jusqu’au rassasiement, les nègres préludent en sourdine. Mes compagnes regardent, attentives et recueillies. Ce n’est point pour elles un simple divertissement, mais un acte religieux dont elles comprennent encore le sens magique.

— Tous les puits sont-ils fermés ? demande à une petite esclave le chef de la confrérie ?

Minéta contrôle avec conscience les pesants couvercles de marbre, car, si par inadvertance un seul restait entr’ouvert, l’armée des djinns ferait irruption et, calamité ! s’emparerait de tous les Gnaoua.

— Va boucher les conduits de la chambre aux ablutions, ordonne Lella Lbatoul.

On ne saurait avoir trop de prudence envers ces démons, toujours prêts à s’élancer sur les humains.

Les musiciens commencent à s’exciter, leurs chants deviennent plus rauques, les joueurs de gumbri grattent leurs instruments avec une rage grandissante, et la cadence des crotales secoue furieusement la nuit. Un à un, les danseurs se lèvent, encensent leurs vêtements et leurs corps et viennent exécuter quelques pas devant l’orchestre.

Hypnotisée, une négresse de la maison, qui passait au milieu du patio, s’est arrêtée. Elle dépose son plateau de cuivre et s’avance vers les Gnaoua. Selon les rites, elle parfume ses caftans et s’apprête à danser. Puis, saisie d’une pudeur subite, elle s’enfuit. Mais on la ramène et peu à peu Fatima se prend au rythme de la musique. Des réminiscences lointaines s’emparent de son être, elle danse… droite, presque sur place, en un dandinement exaspéré. Ses hanches roulent, ses épaules tressaillent, ses seins frémissent, une stupide béatitude alanguit son visage.

Les esclaves et les femmes, qui d’abord avaient ri, l’encouragent de leurs stridents yous-yous.

Fatima danse éperdue, les yeux hagards, la croupe bondissante. Elle oublie les murs, les assistants, l’esclavage. Elle est dans son pays, en Guinée, un soir d’ivresse…

Les musiciens se démènent avec des expressions de souffrance voluptueuse. Délices et torture ! Cruelle jouissance de la musique !… Reflets mauves sur les fronts en sueur… Éclairs blancs des dents et des yeux à travers les faces de nuit, et cette femme hallucinée qui danse…

Soudain l’effrayant vacarme s’apaise en un chant religieux ;

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Prophète de Dieu.
Le salut sur Toi, ô Mohammed ! ô Prophète de Dieu !
Par Allah ! nous prions sur Toi ! ô Prophète de Dieu !

Les esclaves entraînent Fatima, épuisée. Sept ou huit danseurs lui succèdent.

La barbare cadence a surgi des psaumes, comme un chat bondissant hors de l’ombre. Les nègres rejettent burnous et djellabas, ils restent vêtus d’une tunique sur l’ampleur des culottes bouffantes. Des voiles dont il s’enveloppent, blancs, noirs, bleus, verts, selon les djinns évoqués, se déploient, cinglent l’air et s’enroulent semblables à des couleuvres. Les gestes s’accentuent, les jambes sèches et sans mollets se détendent avec une brusque souplesse, les bras se projettent en avant par saccades, les visages prennent des airs d’hypnose et de bestiale félicité.

Et toujours le claquement formidable des crotales !

… Du groupe des femmes, une masse énorme s’est détachée, un amas de draperies rampant sur les mosaïques, la maallema, la prêtresse !

Elle arrive en poussant des gémissements, jusqu’au groupe des danseurs, vautrée, frémissante, face contre terre. Sa tête s’agite convulsivement au ras du sol. Elle semble implorer l’orchestre, elle souffre d’un mal torturant. Le djinn s’empare d’elle…

En hâte, on la dépouille de sa djellaba, on encense ses vêtements, ses pieds et ses mains, on cherche à la maintenir tandis qu’elle se tord. Tout à coup, avec un hurlement, elle se dresse et se met à danser.

Une étonnante flexibilité ploie son corps épais, le mouvementé de tressaillements, torsions d’épaules, déhanchements. Autour d’elle, les danseurs s’excitent, les musiciens hors d’eux-mêmes expriment une poignante douleur. Cela dure longtemps ainsi, toujours plus vite, toujours plus fort…

Et subitement, le paroxysme de cette frénésie sombre dans le psaume calme et grave, l’imploration religieuse :

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Prophète de Dieu !
Le Salut sur Toi, ô Mohammed ! ô Prophète de Dieu !
Par Allah ! nous prions sur Toi ! ô Prophète de Dieu !

… Au milieu du cercle, on dépose une coupe remplie d’eau. Un Gnaoui s’agenouille devant elle, il gémit, il supplie, il tend les bras vers la coupe, il la conjure. Puis il la saisit avec respect, l’élève des deux mains vers le ciel et la pose enfin sur sa tête, sans ralentir ses mouvements.

Il se lève et commence à évoluer tout autour du patio, avec des ondulations de reins et d’épaules, une extase de brute. Les autres le suivent, plus nerveux, leurs pieds frappent le sol, leurs trémoussements s’exaspèrent jusqu’au délire. Et, de nouveau, je me sens étourdie par cet excès de bruit et d’agitation, sans pouvoir mesurer ce qu’en dure le temps.

… Mais la mélopée vient assourdir le dernier éclat des instruments. Et c’est une surprise toujours nouvelle que ce psaume dont la sereine beauté domine et dissipe le cauchemar des nègres déchaînés.

… La femme a repris ses contorsions de reptile. Une autre s’avance, rampante, et d’autres serpentent à leur suite. On dirait des spectres surgis des tombeaux, des larves enfantées par le sol. Leurs sanglots ont des accents désespérés et leur démence gagne tous les danseurs. Une épouvante plane sur l’assemblée.

Les sorcières se sont enveloppées de voiles rouges.

Et rouges sont les suaires des Gnaoua !

Et rouges les reflets des torches !

Et rouges les visages et les cœurs !

— Ô Allah ! murmure Lella Lbatoul, Sidi Hamou est arrivé ! Sidi Hamou ! père des flammes et du sang, le djinn redoutable, gardien des lieux brûlants !

Mes compagnes frémissent, troublées par l’évocation.

Le choc des crotales, les chants sauvages, les hurlements, atteignent la limite de l’intensité. Les fantômes ardents se démènent autour des sorcières, tout le jardin trépide.

L’énorme prêtresse frénétique se renverse d’avant en arrière, à droite, à gauche. Sa masse n’est plus qu’un mouvement désordonné. Son voile a glissé, la sebenia se détache… ronde et crépue sa tête roule sur ses épaules comme une boule.

Han ! Han ! la sorcière bondit ?
Han ! Han ! Elle se convulse extrêmement !
Han ! Han ! Han !

Tout à coup, d’un suprême élan, elle s’abat raide en arrière, et on l’emporte pâmée, tandis que l’infernale cohorte accélère sa danse en un vertigineux tourbillon.

Les voiles rouges embrasent la nuit.
Et rouges sont les suaires des Gnaoua !
Et rouges les reflets des torches !
Et rouges les visages et les cœurs !
C’est rouge sur rouge ! et rouge ! et rouge !

Les arbres frémissent, les murs s’ébranlent… Une hallucination flamboyante danse devant mes yeux.

Les Gnaoua sont partis… Il y a eu le silence et l’immobilité… Les choses reprennent leur air normal. Le patio vide miroite sous la lune. Étonnement du calme reconquis…

La nuit, paisible et bleue, criblée d’étoiles, s’étend doucement au-dessus du jardin. Un vent léger fait bruisser les palmes des bananiers ; on perçoit le bruit du jet d’eau…

Un oiseau jette un petit cri peureux dans le recueillement nocturne…

  1. Guinéens. Nègres originaires de Guinée qui forment une sorte de confrérie.