Derrière les vieux murs en ruines/46

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 171-178).

10 juin.

Derrière combien de remparts se cache l’arsa de Mouley Hassan où nous sommes attendus ?… Souvent, le Chérif nous en vanta l’agrément, les eaux abondantes, les treilles dont les raisins ont un goût savoureux et rare.

Nous avons franchi la première enceinte de la ville, et nos mules trottent sur une sorte de chemin élevé, plate-forme d’une gigantesque muraille qui s’en va très loin, à travers le bled, protégeant d’immenses étendues arides et désertes. Le nègre, qui courait derrière nos montures, nous fait enfin tourner sur la droite, et nous pénétrons dans une de ces casbahs qui entourent les palais en ruines.

Fruste petit village, aux masures couvertes de chaume, rappelant celles de France, malgré les haies de cactus. Tout y est paysan et familier. Des poules errent à travers les chemins, des enfants presque nus se roulent dans la poussière, et les femmes, de fière allure en leurs haillons drapés, s’en vont, le visage libre, selon la coutume des bédouines.

Au-dessus des murettes en terre, on aperçoit le sommet des arbres, dont la luxuriance s’exagère par le contraste des environs secs et roussis. Toutes les arsas ont des portes en misérables planches mal équarries. Celle de Mouley Hassan ne diffère pas des autres. Après une longue attente, un gardien claudicant se décide à nous l’ouvrir.

Surprise toujours nouvelle des choses qui se dissimulent derrière la pauvreté des murs !

Un immense jardin s’épanouit, embaume et flambe, de toutes ses roses, de toutes les fleurs de ses grenadiers et de ses jasmins. Il semblerait à l’abandon, si la fraîcheur des feuillages et l’âpre parfum des menthes n’y révélaient la présence de l’eau. Sous les arbres fruitiers poussent des fèves, des courges, des tomates, des pastèques et des plantes aromatiques pour le thé.

Mais ces cultures n’ont point l’ennuyeuse symétrie des nôtres. Elles s’enchevêtrent sans ordre visible, se mêlent, au hasard, de géraniums et de rosiers fleuris, forment des masses de feuillage où se complaît le regard. Malgré leur utilité, apparaît simplement leur charme.

D’étroites allées en maçonnerie se croisent à angles brusques, surélevées au-dessus du sol. Une longue tonnelle de roseaux, couverte par les vignes, offre un chemin d’ombre verte jusqu’au pavillon où le Chérif nous attend.

Mouley Hassan arrive à notre rencontre, digne et lent, afin de satisfaire à l’hospitalité, sans toutefois marquer un empressement qu’il ne témoigne à personne. Sa haute stature s’enveloppe d’admirables mousselines, sous lesquelles joue le rose vif du caftan. Sa barbe, aussi blanche que ses lainages, encadre son visage majestueux. Négligemment il manœuvre un chasse-mouches, fait de souples crins réunis en une poignée de cuir.

Il goûte nos compliments avec une complaisance hautaine, célèbre lui-même l’excellence et la fécondité de ce jardin que nul n’égale, tout en affirmant qu’il en possède bien d’autres, plus merveilleux encore.

On accède au pavillon par quelques degrés de mosaïques, raffinement inattendu en ce champêtre décor, aussi bien que le tout petit paysage apprêté devant la salle, et qui borne la vue : un berceau de jasmin jaune protégeant une vasque… L’eau qui monte vers les feuillages, et s’égoutte dans un bassin précieux…

Jet d’eau ! Contentement d e l’esprit, amusé par ses caprices… Repos des yeux qui ne se lassent pas de sa fraîcheur, après la fatigue ardente et poussiéreuse de la route… Miracle de l’eau, venue de la montagne, pour sourdre en ce marbre poli, et retomber en mille gouttelettes… Symbole de jouissance parfaite, aux brûlants pays de l’Islam.

— Ce pavillon fut construit, dit le Chérif, par le sultan Mouley Abd er Rahman, pour sa favorite, une Circassienne de grande beauté, dont il eut ma mère, Lella Aïcha Mbarka. Ses ancêtres et lui-même recevaient, des ambassadeurs, certaines choses d’Europe qu’il se plut à y réunir. Rien n’y fut changé depuis lors.

Fascinés par le jet d’eau et son décor charmant, nous n’avions pas regardé la salle.

Où sommes-nous ?… en quel pays et en quel temps ?… À part les sofas, tous ces meubles nous sont familiers. Nous les avons connus chez les très vieilles gens de notre enfance et dans les musées, car ils sont touchants, admirables ou ridicules… Les retrouver ici !… dans une casbah du Maroc, non point comme des objets de curiosité, mais ornant une pièce vivante, où l’on vient rêver, boire du thé, dormir !…

Des horloges Empire s’alignent le long d’un mur ; un petit guéridon supporte un service de Saxe dépareillé ; un vieux secrétaire enroule symétriquement les veines de ses admirables bois aux tons chauds. Les étagères soutiennent des vases vieillots, des fleurs sous globe ; une potiche de Sèvres, laide et bleue ; des coupes en argent, ornées de guirlandes.

En face des horloges, deux fauteuils Louis XVI sont adossés à la muraille. Ils attendent… Qui ?… des marquis, des ambassadeurs ?… Les Marocains n’ont point coutume de s’asseoir, ils préfèrent les sofas où s’accroupir.

Ces pauvres fauteuils, inutiles, servirent peut-être à des mariées, aux jours de leurs noces… Personne, à présent, n’oserait s’y poser, ils ont l’air trop vieux, trop fragiles. Leurs soies, presque décolorées, se fendent en maintes déchirures, leurs ors sont ternis, et leurs bois vermoulus.

Au centre de la salle s’érige, sur une console dorée, le plus beau jouet à musique dont puissent jamais s’égayer les longs ennuis d’une sultane. Mouley Hassan remonte la vieille mécanique. Il en sort une petite ritournelle chevrotante et surannée, une voix amortie qui semble traverser les âges pour parvenir jusqu’à nous. Et l’harmonie en est exquise, touchante et douce comme une aïeule. Elle nous enveloppe de très anciens rêves, de sensations lointaines, imprécises, et qui font mal, tendrement, délicatement…

Tout vit à nouveau sous le globe de verre qui protège un petit paysage d’autrefois : une frégate, gréée à l’ancienne, toutes voiles dehors, se balance au milieu des flots. Elle aborde un paysage exotique, mal connu, quelque part, là-bas, dans « les Îles !… »

Une source de cristal coule, en tournoyant, et tombe d’un rocher au sommet duquel s’épanouit un arbre. À travers les branches, sautillent et volettent des oiseaux de paradis. Ils sifflent, remuent la tête, ouvrent leurs becs effilés, font des grâces, agitent leurs ailes bleues, vertes et mordorées dont le temps n’a point amorti l’éclat métallique.

Devant cet étonnant paysage, ce navire soulevé par les vagues, quels rêves dut faire la sultane recluse, qui ne connaissait que les palais aux grands murs et ce jardin si bien clos ?

La boîte à musique finit d’égrener son émouvante chanson, les dernières notes meurent, imperceptibles ; la petite voix, un instant réveillée, rentre dans le passé… Mouley Hassan se campe devant la porte, aux côtés de laquelle deux niches semblables sont creusées. L’une est vide, l’autre garnie d’une pendule, en bronze admirablement ciselé, qui porte la marque d’un horloger de Londres, et la date 1793, Mais c’est la place vide que contemple le Chérif, et il rit d’orgueil satisfait.

— J’ai connu, en cet endroit, nous dit-il, une autre pendule, sœur de celle que vous voyez ici. Elles avaient été offertes à Mouley Sliman par un ambassadeur d’Angleterre. Et toutes deux marchaient si exactement ensemble, que leur carillon semblait unique… Mon cousin, ce Sidi M’hammed Lifrani qui fut khalifa du sultan, prétendit avoir des droits sur l’héritage de Lella Aïcha Mbarka. Il revenait à moi seul, et comprenait de grands biens. Le cadi ne manqua point d’en juger selon l’évidence. Alors, tandis que j’étais à Marrakech, Sidi M’hammed fît enlever une des pendules, par vengeance, et il jura que je ne la reverrais jamais. À mon retour, on me dit qu’elle était cassée. Je n’en crus rien, tous mes esclaves furent battus jusqu’à ce que l’un d’eux m’eût raconté la chose…

» À cette époque, Sidi M’hammed était plus puissant que moi. Que pouvais-je faire ? Je me tus.

» Or, ajouta le Chérif en riant, mon cousin est mort. Ses biens revinrent à la fille qu’il avait enfantée avec la négresse Marzaka… Tu vas souvent la voir… L’aurais-tu remarquée, cette pendule ?

J’affirmai, très sincèrement, qu’il y avait beaucoup d’horloges et de pendules chez mes voisines, mais qu’aucune d’entre elles ne valait celle-ci par la perfection du travail ni l’ancienneté.

— Qu’importe ! reprit Mouley Hassan. Je verrai bientôt par moi-même, car, s’il plaît à Dieu, j’épouserai la fille de mon cousin dans quelques mois… Quand tu reviendras dans ce pavillon, tu y trouveras les deux pendules.

Il dit cela nonchalamment, comme une chose toute naturelle et certaine, mais sur laquelle il est bienséant de ne point s’attarder, et, agitant son chasse-mouches avec impatience, il se mit à invectiver contre les esclaves :

— Aicheta !… Mbilika !… ô pécheresses, qu’attendez-vous ?… Apportez les rafraîchissements et les pâtisseries !… Je veux, continua-t-il en se tournant vers nous, que vous jugiez cette eau de violettes… En dehors de ma maison, nul ne sait la préparer… Voici des fruits confits dans un sirop de miel à la rose, et des pâtes d’amandes parfumées au safran, à la cannelle, à la menthe. Ma grand’mère en tint la recette d’une esclave turque fort habile… Sans doute n’avez-vous jamais goûté ces gâteaux si délicieux ? J’en fais venir spécialement les pistaches par des pèlerins… Ils n’ont pas leurs pareils en délicatesse…