Derrière les vieux murs en ruines/48

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 184-188).


26 juin.

Accablement d’une nuit chaude… insomnie !

Inquiet, mal éveillé, l’esprit erre dans les ténèbres. L’oreille attentive écoute… elle néglige les sons familiers qui tissent la trame de la nuit, tintement monotone de l’eau, chants répercutés des coqs, pour capter d’imperceptibles bruits.

À force d’épier, elle saisit : des souris grignotent,… la brise halète contre les vitres,… un insecte grimpe au mur et retombe,… les moustiques bourdonnent.

Une chatte miaule, amoureuse. Soudain, sa plainte atroce, longue, stridente, fait palpiter le silence d’une souffrance aiguë qui s’apaise en ronronnements.

Ah !… on marche au-dessus de nous… Folie !… on croit toujours entendre des pas dans la nuit… A-t-on parlé ?… L’ombre vibre doucement. Tous les sens énervés cherchent à percevoir… Ce n’est rien… Mais voici qu’un son réel et lourd nous dresse en sursaut.

Nous courons à la terrasse : trois silhouettes se détachent sur le bleu sombre du ciel,… ce sont des femmes. L’une d’elles gémit affalée, ses compagnes essayent de la relever. En nous voyant elles font un geste d’effroi, puis elles se précipitent vers nous, suppliantes, et baisent nos pieds.

— Ô mon seigneur le hakem ! Ô Lella ! pardonne-nous ! … Par votre vie, nous ne voulions pas le mal !

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure ?

Elles ne répondent pas, elles implorent… mes yeux distinguent des visages connus.

— Saadia ! Khaddouje ?

Les femmes du tajer Ben Melih ! Je comprends et ne puis m’empêcher de rire… cette autre qui se plaint est Yakout, l’esclave favorite…

— Es-tu blessée ?

— Ô mon malheur ! Ô calamité ! Je suis tombée en sautant ce mur, mon pied s’est brisé, je ne puis plus marcher… Ô Prophète… Qu’allons-nous devenir ? Le maître nous tuera !

— Mais non ! il tient à son bien. Vous lui avez joué tant d’autres tours et vous êtes toujours en vie…

— Ô seigneur !… Par la tête de ma mère, je le jure, nos cœurs sont blancs ! Nous allions seulement rendre visite à une amie.

— Elle a une petite barbe, votre amie, et elle porte un turban ?

— Ô Lella ! tu es avisée… Nous ne te cacherons rien, mais ne nous fais pas honte devant le hakem.

J’accède à cette pudeur imprévue. Du reste mon mari, dès que j’ai reconnu les aventureuses, s’est éloigné discrètement. Je l’appelle à notre aide. Il s’agit de sauver ces femmes, tout en ménageant, pour une fois, l’honneur du marchand. Kaddour, que l’on a fait chercher, les reconduira par le chemin des terrasses. Mais les fugitives, tout à coup, ont pris une excessive réserve : elles me conjurent de ne pas les abandonner ainsi, seules, avec un homme !

Nous partons en silence, tels des rôdeurs nocturnes. Il faut grimper, redescendre, escalader les petites murettes. Des échelles, des cordes à linge nous prêtent parfois leur appui. Yakout entrave notre marche, nous la portons presque et elle se mord les lèvres pour contenir ses cris.

Souvent nous nous arrêtons au-dessus d’une demeure, haletants, oppressés par la crainte d’avoir fait quelque bruit.

Y a-t-il des gens qui écoutent dans la nuit ?… Tout dort… Les patios creusent des puits mystérieux ; la ville m’apparaît comme en un cauchemar où l’on bute au milieu des obstacles, où l’on va sans fin, le cœur étreint d’angoisse.

Louange à Dieu ! Voici la demeure de Si Ben Melih. Une porte entr’ouverte sur l’escalier engloutit les trois femmes. Ce n’est point l’heure des remerciements. La nuit devient plus grise. Hâtons-nous !… Un muezzin jette au-dessus de Meknès la plainte religieuse du Feger ; de tous les minarets, aussitôt, s’envolent les prières annonçant l’aube.

Le ciel s’empourpre, la chaîne du Zerhoun apparaît en silhouette onduleuse, les choses perdent leur aspect bizarre et redeviennent normales. Pour une fois, la magie du décor me laisse insensible. Que dirait-on d’apercevoir la femme du hakem et son mokhazni sur la terrasse des voisins !

Mais Allah nous avait écrit la sécurité ! Délivrés de Yakout, notre retour s’accomplit plus vite et sans peine. Nul ne nous a vus.

Seul, un ramier, au bord de son nid, nous contemple d’un œil étonné…