Derrière les vieux murs en ruines/47

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 178-184).

24 juin.

Dès l’aube, le rabbin Tôbi Ben Kiram me fait chercher pour le mariage de sa fille.

Au contraire des nocturnes noces musulmanes, celles des Juifs sont très matinales.

Le Mellah s’éveille dans la fraîche lumière ; les étaux de bouchers encore fermés, les rues désertes, lui donnent un air plus avenant. Un vent pur balaye tous ses miasmes.

Des femmes entrent, en même temps que moi, chez la fiancée. Très affairées, elles ont cette allure grave, importante, qu’il convient de prendre en pareil cas. Mais leurs vêtements négligés, des vêtements de tous les jours, m’étonnent. Sans doute ce n’est pas la mode ici de faire toilette pour un mariage, alors que chaque samedi on exhibe des jupes de velours et d’extraordinaires châles bariolés !…

Isthir vient me dire bonjour, et cela me surprend aussi de la voir agir et circuler sans embarras le jour même de ses noces, car je suis habituée à la hiératique impassibilité des mariées musulmanes…

Oh l’appelle dans une chambre pour l’habiller. Vingt mains s’emparent aussitôt d’elle : les mains grasses, molles et moites de ses parentes ; les mains décharnées, aux gestes crochus, des vieilles qui encombrent la pièce. On la tourne, on la retourne, on la peigne, on la farde. Les femmes discutent autour d’elle sur les détails de sa parure ; les petites Juives se pressent pour l’apercevoir ; elles ouvrent d’immenses yeux attentifs, et, peut-être, songent-elles à l’instant où elles-mêmes seront des mariées !…

Jour suprême ! Jour d’orgueil et de joie secrètement attendu par toutes les jeunes filles !

Isthir n’en semble pas goûter le charme sans mélange. Huit mégères, dont les mentons provoquent les nez, s’attaquent à sa chevelure. Chacune tire sur une mèche, et tresse une natte si raide, si serrée, que la peau du front doit en être mieux tendue… La pauvre mariée a un air de martyre ; elle ne bouge pas, ne proteste pas, mais de grosses larmes roulent sur ses joues. Les vieilles impitoyables continuent leur travail, tout en chantant avec des voix éteintes, presque sans timbre. Les louanges de l’aroussa prennent, dans leurs gosiers, des accents de funèbre complainte.

Le supplice s’achève enfin ! Isthir est embellie d’une sorte de frange, curieusement nattée au ras des sourcils, et de huit petites queues qui se retroussent. On lui passe des lingeries toutes raides et neuves : la chemise, le pantalon, une guimpe, un jupon, de coupe française, avec beaucoup de dentelles, de volants, de rubans roses et bleus très agressifs. La tête d’Isthir surgit, insolite, de ce luxe vulgaire. Mais les dessous galamment européens, disparaissent bientôt dans l’ampleur d’un caftan de brocart, blanc à ramages multicolores, et d’une tfina de soie transparente.

Cela devient tout à fait arabe, tandis que le visage de la mariée se judaïse de plus en plus. Des plaques de carmin, rehaussées de points blancs, s’étalent au milieu de ses joues ; ses lèvres peintes laissent couler jusqu’au menton des ornements écarlates ; ses cheveux sont coiffés d’une petite tiare très disgracieuse d’où tombe un voile en mousseline. Il ne reste plus qu’à poser le fistoul[1].

Une discussion s’engage entre la mère et la tante d’Isthir. L’une tient un fistoul de soie citron liseré d’or, l’autre un fistoul de soie pistache liseré d’argent, et chacune veut imposer son choix. La dispute s’envenime, devient aigre et tout à coup se termine par la victoire du fistoul vert, dont l’aroussa est aussitôt parée. Alors on apporte les bijoux : les colliers de perles, la main d’or préservatrice du mauvais œil, les bracelets, les bagues aux pierreries voyantes, les boucles d’oreilles en émeraudes, que l’on me prie de poser moi-même le long du visage.

La mariée est prête.

Elle trône sur une estrade au-dessus de l’assistance. Elle a pris enfin l’attitude solennelle convenant à une aroussa. Je ne puis plus l’identifier à la fillette qui, ce printemps, me servit le thé avec des allures de petite Française. Cette ridicule poupée, haute en couleur, ces vieilles dont les seins pendent et ballottent dans l’échancrure du boléro d’or fané ; ces rondes matrones en robes de cotonnade, me semblent aujourd’hui très étrangères, d’une autre espèce humaine inapparentée à la nôtre…

Pourtant Isthir porte des jupons et des chemises ornés de dentelles. Quand elle partira pour la France, une couturière l’affublera d’un costume tailleur. Mais aujourd’hui, elle revêt les caftans des Musulmanes…

Race étonnamment souple et tenace que la sienne ! Si prompte à s’adapter et qui, pourtant, à travers les pays et les siècles, sous toutes les civilisations et tous les costumes, conserve son essence : l’opiniâtre, l’indestructible, l’inaltérable âme juive.

Des violons grincent dans la cour, une fade odeur écœurante s’épand, à mesure que le patio se remplit d’invités. Ils ont gardé leurs lévites habituelles, noires, maculées de taches, et leurs foulards graisseux. Seul, le rabbin Tôbi exhibe une superbe redingote en drap blanc.

Le jeune Haroun traverse la foule au milieu d’une rumeur sympathique et vient se placer devant l’aroussa. Il a renoncé, en ce jour, au veston, aux bottes, au chapeau mou et aux cravates rutilantes, pour revêtir un costume soutaché, gris tourterelle, que recouvre une ample draperie de soie. Au sommet de son crâne bien pommadé, s’élève un étrange petit cube noir, retenu par des courroies… Comique et pénétré, Haroun baisse modestement les yeux, comme un figurant de théâtre.

Les rabbins chantent des litanies sur un air très religieux qui ressemble aux nôtres ; l’un d’eux psalmodie en hébreu une interminable prière, puis l’époux passe au doigt de sa femme un anneau d’or en disant :

— Au nom de la Loi de Moïse, tu m’es consacrée.

Tout cela aurait une certaine grandeur, si, dans l’assistance, on ne faisait déjà circuler du rhum. Un vieux Juif à cheveux gris, adossé à la muraille, fixe l’espace d’un air extatique, Moïse écoutant l’Éternel, mais, au passage du verre, il se précipite sur la liqueur, qu’il avale d’une seule lampée…

On descend la mariée de son estrade, et toutes les femmes s’empressent à lui frotter les lèvres avec un morceau de sucre.

— Afin, me dit-on, qu’elle soit toujours douce et plaisante à son époux.

Isthir garde les yeux clos, on se bouscule et on l’écrase, une petite larme perle au bord de ses paupières, de furtives grimaces contractent son visage quand certaines invitées lui meurtrissent la bouche avec trop d’ardeur. Des Juifs s’emparent de son auteuil, et l’emportent hors du logis, hissé sur la tête de l’un d’eux.

La mariée s’en va dominant la foule, le cortège noir des hommes qui, seuls, l’accompagnent au domicile conjugal.

Dans la rue il fait clair, et chaud. Le soleil se rit des brocarts éclatants et de l’entourage sordide. On dirait un mannequin de mardi gras promené dans les bas-faubourgs.

Devant chaque maison, des Juives attendent, les mains pleines de sucre qu’elles frottent sur les vêtements d’Isthir. Elles offrent aussi du lait, symbole d’abondance et de pureté. La mariée n’y touche pas, mais ses suivants se garderaient de manquer pareille aubaine. Ils vident au passage tous les verres. Celui dans lequel Isthir trempe ses lèvres, en arrivant chez l’époux, est aussitôt brisé à ses pieds.

Le rabbin Tôbi s’approche alors de sa fille. Il la prend dans ses bras et la porte, au fond de la chambre nuptiale, sur le grand lit voilé de dentelles, où elle doit attendre jusqu’au moghreb, tandis que les invités festoieront.

Déjà, les tables sont prêtes, on se verse à la ronde d’abondantes rasades de mahia[2].

Ce soir, chacun s’en ira fort ivre, et l’époux s’approchera d’Isthir en titubant.

  1. Voile de soie tombant jusqu’aux reins et réservé aux Juives mariées.
  2. Eau-de-vie de figues.