Derrière les vieux murs en ruines/52

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 198-203).


9 août.

Elles sont accroupies sur les divans, éblouissantes et graves. Elles portent des caftans de brocart, des tfinat en impalpables gazes nuancées comme des arcs-en-ciel, des colliers aux tremblantes pendeloques, des anneaux d’oreilles alourdis de pierreries, des ferronnières endiamantées.

Une robe en soie « safran » irrite le satin vert émeraude qui l’avoisine, un « soleil du soir » se pâme auprès d’un « bleu geai » et tous les roses, tous les jaunes, tous les oranges se provoquent en de muets combats exaspérés.

Les visages mats, bruns et noirs restent calmes dans la mêlée ardente des couleurs, les paupières battent lentement sur les longs yeux aux sombres pupilles… Elles ne bougent pas, ne parlent pas, figées en leurs splendeurs, investies de cette dignité des parures et de la fête.

On dirait une assemblée de poupées.

La plus âgée n’atteint pas onze ans, les plus jeunes ont passé deux ou trois Ramadans… Très dignes, elles boivent le thé en des verres bleus, rouges et dorés ; parfois elles battent des mains pour accompagner les chants des musiciennes improvisées. Celles-ci, tapant sur leurs tarijas, et secouant leurs tambourins, se démènent avec des airs tendus, crispés, enamourés, de vraies cheikhat. Et leurs voix pointues s’efforcent d’être rauques :

Ô dame ! ô ma maîtresse ! ô dame ! ô mignonne !
Rien n’arrive qui ne soit écrit.
Ô censeur, pardonne !
Les amants sauront m’excuser…


Aujourd’hui j’ai vu ma gazelle,
Mon cœur l’est embrasé.
Je lui parlai d’un clin d’œil :
« Viens, ô belle, sur mon sein ! ».

Je suis las de pleurer
Et ne cesse de pleurer.
Je suis las de souffrir
Et ne cesse de souffrir.

Je ne puis avaler aucun mets,
Je ne puis goûter le sommeil ;
Mon amour est accablant.
Je succombe sous le fardeau.

Verse le remède, ô dame !
Il faut me soigner
Avec les feuilles du caroubier
Et les baisers de ma belle.

Les bougies brûlent dans le chandelier
Aux branches écartées,
L’amoureux se réjouit,
Étendu près de l’amoureuse.

Elle est plus étincelante
Que les flambeaux allumés.
Elle est plus brûlante
Que la flamme des cierges !

Qu’ils me blâment, ô dame !
Ô Dame ! qu’ils m’inculpent !
L’amour trouble mon esprit
Et j’invoque la mort !

Enivrée par la musique, une fillette se lève et se met à danser. En cadence, les pieds teints au henné frappent le tapis, sans bouger presque de place ; les khelkhalls d’argent s’entrechoquent, les petites hanches ondulent et le puéril visage impassible, chargé d’or, garde les yeux levés vers le ciel en une extase…

La danseuse peut bien avoir quatre ans.

Une autre vient la rejoindre, une négrillonne du même âge, dont les cheveux crépus s’ébouriffent au sommet du crâne comme un panache. Puis les deux petites s’avancent, le corps tendu en offrande, elles s’inclinent devant moi d’une brusque génuflexion. Je leur colle au milieu du front une piécette d’argent et elles reprennent leurs danses.

La maallema Feddoul, très fière d’offrir une si brillante fête à ses élèves, me les désigne :

— Saadia, fille d’un notaire,… cette autre, fille d’un marchand « rassasié »… Lella Zeïneb, qui dansait, est née du Chérif Mouley Zidan…

Je connais déjà les petites brodeuses. J’aime à les voir, aux heures de travail, accroupies autour de leur maîtresse, la tête penchée, l’air attentif. Avec leurs simples vêtements de laine et de mousseline, leurs nattes bizarrement tressées, elles n’ont point ces déroutantes allures de dames qu’elles affectent à présent.

Les plus jeunes tracent, d’une aiguille maladroite, des dessins zigzagants, sur des chiffons très sales… qui furent blancs. Les aînées pénètrent le secret des anciens ornements compliqués et réguliers, pour lesquels on ne s’aide d’aucun dessin.

Et l’on fait une belle fête quand l’une d’elles termine son canevas, où tous les vieux points de Meknès pressent leurs arabesques aux chaudes couleurs.

Mais c’est avec de plus hautes préoccupations qu’elles s’assemblent aujourd’hui : ces fillettes se réjouissent et se parent afin de célébrer « la saignée d’été ».

Voici le barbier, un tout jeune garçon, car un homme ne saurait pénétrer en ce harem. Il s’installe auprès de la fontaine où l’eau tinte. Une fillette vient s’accroupir devant lui, elle tend le bras.

Du bout de son rasoir, l’apprenti barbier y trace des losanges et des dessins,… des filets rouges sillonnent la peau ambrée, s’entre-croisent et se mêlent. L’enfant a bientôt les bras tout ensanglantés.

Lorsque cela coule trop fort, brouillant le travail, l’apprenti barbier verse un peu d’eau.

Le visage de la petite ne reflète aucune émotion.

— Non, me répond-elle, ça ne fait pas bien mal, ça pique seulement.

Une autre fillette lui succède, puis une autre… et vingt-deux fois, le barbier écorche harmonieusement les bras, maigres ou potelés, de toutes couleurs.

La maallema surveille l’opération, désigne les petites à tour de rôle. Elles arrivent sans crainte, fières de se soumettre à la coutume. Lella Zeïneb, la danseuse en miniature, tend ses bras de bébé qui font encore de petits bourrelets gras aux poignets.

Une flaque pourpre s’étale près de la fontaine, un grand silence recueilli plane… Toutes, elles ont conscience d’accomplir un rite, dont elles ignorent le sens, mais qui les hausse à la dignité de femmes. Et l’on ne sait plus très bien quelle mentalité peuvent avoir ces précoces fillettes si sérieuses, aux vêtements, aux bijoux, aux gestes identiques à ceux de leurs mères. Elles s’étudient à exagérer la ressemblance ; leurs visages reflètent les mêmes sentiments.

Une jeune femme trace des ornements au carmin sur les bras dont le sang a cessé de couler. On attend le départ du barbier pour reprendre les chants et les réjouissances qui dureront jusqu’à la nuit.

Étrange amusement de petites filles que cette fête sanglante !

Il me semble saisir, en leurs prunelles enfantines, d’incompréhensibles lueurs inquiétantes, des lueurs assoupies qui flamberont plus tard…

Ô poupées ! trop splendides et trop graves !