Derrière les vieux murs en ruines/53

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 204-209).


25 août.

Accablée, trébuchante|trébuchante, je suis Kaddour à la distance respectueuse qui convient… Car, aujourd’hui, Kaddour est un Marocain, accompagné de cet être méprisable, qu’il ne regarde même pas, une femme du peuple.

Ainsi que les riches Musulmanes, — pour me rendre aux fêtes, la nuit, mystérieusement, — j’ai pris l’habitude des fins cachemires, des djellabas légères, des mules aux très confortables selles cramoisies et aux larges étriers d’argent. En sorte que, — transformée en femme de bien petite condition, circulant sans honte au milieu du jour, — j’étouffe dans l’enveloppement pesant et chaud d’un haïk en laine rude.

Je vois à peine clair pour me diriger, par l’étroite fente des linges qui s’enroulent à mon visage ; mes babouches déformées butent contre les cailloux… les poulets que je tiens gauchement, à travers l’étoffe des draperies, augmentent encore mon malaise. Ils s’agitent, battent des ailes… ils vont s’échapper. Kaddour, indifférent, continue son chemin.

Découragée, je maudis Lella Oum Keltoum qui eut l’idée fâcheuse de m’envoyer ainsi porter son offrande au marabout Mouley Ahmed, afin de s’en attirer la bénédiction.

Le saint homme siège cependant à petite distance de ma demeure, et, n’étaient ces voiles encombrants et ces poulets, je me réjouirais de l’aventure qui me permettra de l’approcher. Mouley Ahmed a, sur tant d’autres faiseurs de miracles, l’avantage d’être encore vivant, ce qui ne laisse pas que d’être appréciable, même pour un marabout. Mais peut-être ne songe-t-il pas à cette propre baraka[1]. Il ne semble point qu’il ait jamais été capable de raisonnement, et c’est bien pour cela qu’il est saint !

Il y a longtemps qu’il vint à Meknès, sans y provoquer la moindre émotion. Il était pauvre, loqueteux et faible d’esprit. Le mouvement et le travail lui répugnant à l’extrême, il s’installa contre un mur et n’en bougea plus. Comme il proférait des paroles incohérentes, et supportait le froid, la pluie et le soleil sans en ressentir l’inconvénient, les gens se prirent à lui témoigner quelque respect. Une femme du quartier se dévoua bientôt à son service : elle peignait ses cheveux bouclés et sa barbe crasseuse, nettoyait le sol autour de lui, entretenait à ses côtés un petit canoun allumé.

Or un Marocain astucieux, ayant compris combien il serait profitable d’exploiter la baraka d’un saint, voulut joindre ses soins à ceux de la pieuse femme. Mais elle en prit ombrage. Il y eut des paroles cuisantes… et même des coups échangés, tandis que Mouley Ahmed ruminait en silence.

Et puis cela se termina très dignement, par un mariage entre le serviteur et la servante en dévotion du saint homme.

Le culte de Mouley Ahmed se répandit en même temps que le bruit de ses miracles, malgré la réprobation des lettrés et des hommes de religion. Les pèlerins affluèrent, les offrandes enrichirent le couple dévoué, et l’on construisit récemment un sanctuaire au-dessus du marabout. Comme il eût été malséant de déplacer un saint, même pour une œuvre aussi honorable, les artisans exécutèrent leur travail, avec déférence et précaution, tout autour de Mouley Ahmed, sans le bouger.

Mes poulets continuent à piailler et à se débattre… Lella Oum Keltoum eût bien dû trouver une offrande moins encombrante. Elle s’inquiéta seulement de choisir des coqs parfaitement noirs.

Au détour d’une ruelle déserte, Kaddour enfin se retourne et condescend à m’aider. Mais il me rend les exécrables volatiles dès que nous approchons du sanctuaire. Je m’empresse de les remettre au pieux serviteur de Mouley Ahmed, qui m’en débarrasse avec satisfaction. Ces poulets iront, évidemment, s’ébattre dans sa propre basse-cour.

Après quelques pourparlers entre Kaddour et lui, — je me tiens modestement à l’écart, toute pénétrée de mon indignité ; — il nous introduit auprès du marabout.

Des femmes, des malades encombrent déjà le sanctuaire. Il est étroit et plaisant. Tous les maîtres artisans de la ville y excellèrent en leurs travaux : les menuisiers ont sculpté la porte de cèdre, les peintres y mélangèrent harmonieusement les couleurs et les lignes, les mosaïstes pavèrent le sol d’étoiles enchevêtrées.

Des rayons verts, bleus et jaunes pénètrent à travers les vitraux enchâssés dans les stucs, ajoutant leur éclat à celui des tapis neufs, des coussins en brocart et des sofas recouverts d’étoffes voyantes.

Des cages de jonc, où roucoulent des tourterelles, se balancent devant l’entrée. Des cierges flambent dans les niches ; une odeur d’encens se mêle aux exhalaisons des pauvres pèlerins.

Mouley Ahmed est devenu un saint très somptueux. Lui-même, bien vêtu, propre, sa face rougeaude, aux yeux vagues, correctement entretenue par le barbier, il semble un riche bourgeois repu, plutôt qu’un marabout dont la sainteté consistait précisément à vivre crasseux et demi-nu, sous le soleil et sous la pluie…

Dévots et dévotes passent tour à tour devant Mouley Ahmed qui les regarde idiotement, et profère des sons absurdes.

Les dons s’entassent, les piécettes tombent à ses pieds, sans même qu’il s’en aperçoive. Mais le pieux serviteur a l’œil…

Une femme recueille, sur un linge, le filet de salive qui s’écoule entre les lèvres de Mouley Ahmed et s’en frotte religieusement le visage. Une autre, prosternée devant le marabout, marmotte des oraisons. Je préfère suivre cet exemple, et, lorsque arrive mon tour d’aborder le saint homme, je m’accroupis et m’incline, en murmurant, au nom de Lella Oum Keltoum, les paroles qu’elle me fit apprendre :

« Allah, Il n’y a d’autre Dieu que lui ! Le Vivant, L’Immuable !

» Ni l’assoupissement, ni le sommeil ne peuvent rien sur lui.

» Tout de la terre et des Cieux Lui appartient. »

» Qui peut intercéder auprès de Lui sans sa permission ?

» Les hommes n’embrassent de sa science que ce qu’Il a voulu leur apprendre. Il sait ce qui est devant et derrière eux.

» Son siège s’étend sur les deux et sur la terre, il n’a aucune peine à le garder.

» II est le Très-Haut, le Sublime[2].

» Ô Dieu, Ô Clément, Ô Protecteur ! par ta grâce et par l’intervention de ton serviteur Mouley Ahmed, délivre-moi de mes ennemis, de ceux qui veulent ma perte.

» Délivre-moi de l’esclave au cœur plus noir que le visage, et de ses entreprises. Que son foie éclate, que sa tête se trouble, que sa bouche rejette tous les aliments, si elle s’obstine en sa perfidie.

» Délivre-moi du vieillard I Délivre-moi du mariage avec lui et de son affliction ! Accable-le de ta colère ! Éloigne-le de ma demeure ! Que ses cheveux, ses dents, et les poils de sa barbe tombent ! Que sa virilité se glace, s’il cherche à s’emparer de moi contre ma volonté !

» Par Mouley Ahmed, le Vénéré !

» Ô Terrible, Ô Dangereux, Ô Vengeur. »

J’ai récité l’invocation sans en omettre une parole, je tiens à remplir consciencieusement le rôle accepté. En outre, cela me donne l’occasion d’observer Mouley Ahmed, entre la fente de mes voiles. Le saint homme reste impassible, il bave… Je n’obtiens pas un geste, pas même un grognement indiquant si ma requête est agréée.

Alors, le pieux serviteur qui m’assiste, — il a dévotement reçu les piécettes ajoutées aux poulets noirs, et certes, je suis une pèlerine à ménager ! — me dit avec conviction :

— Ô fortunée, sache que tes désirs seront exaucés, car Mouley Ahmed n’a pas cessé de prier pour toi, tout le temps de ton imploration…

  1. Bénédiction apportant la chance.
  2. Coran. Verset du trône.