Derrière les vieux murs en ruines/60

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 225-230).


5 octobre.

Le long de l’Oued Bou Fekrane, la rivière aux tortues, nous cheminons avec Saïd et Kaddour. L’un se réjouit de trouver des grenades et des raisins dans le verger où nous le conduisons ; l’autre, de suspendre aux branches la cage qu’habite un nouveau canari.

Au début de notre promenade, Saïd gambadait devant nous comme un cabri. Mais, fatigué sans doute, il devient grave, presque boudeur. Il se fait traîner par Kaddour, puis s’arrête soudain, obstiné, refusant d’aller plus loin.

— J’ai peur, dit-il.

— De quoi donc as-tu peur ?

— J’ai peur des djinns…

Aucun raisonnement ne l’emporte sur cette affirmation. Tout à coup Saïd se sauve en hurlant.

— Allons ! dis-je à Kaddour, ramène-le à la maison. Cet enfant gâterait notre plaisir. Tant pis pour lui, il n’aura ni raisins, ni grenades.

Malgré sa gourmandise, Saïd ne proteste pas. Il s’éloigne avec Kaddour et l’inutile canari.

Des ânes, chargés de doum[1], encombrent le sentier, ils descendent vers l’étrange petite cité des potiers qui remplace les bourgades successivement détruites, alors que la ville ne s’accrochait pas à la colline et s’étalait dans la vallée. « En l’antiquité du temps, et le passé des âges », les premiers hommes se groupèrent en cet endroit, auprès des sources, et les grottes qui leur servaient d’abri subsistent encore, parmi les oliviers millénaires. Plus tard, lorsque les Roums[2] avancèrent dans le pays et construisirent Volubilis, un village berbère campait au bord de l’oued. Il fut remplacé par la florissante Meknès musulmane des premiers siècles de l’hégire, dont il ne reste que des murailles énormes et de cyclopéennes assises, enfouies au milieu des vergers.

« Là s’élevait un hammam, construit par Alfonso le converti. Et c’était un lieu de perdition pour les hommes et pour les femmes qui découvraient au bain leurs formes admirables.

» Par la permission d’Allah tout-puissant, la ruine est venue le détruire, afin que disparût la débauche et les plaisirs lascifs.

» L’eau et les piscines existent encore, mais nul ne vient s’y purifier.

» Les chauves-souris, les chouettes, y trouvent leur refuge et l’araignée a tapissé de ses toiles légères tous les recoins.

Tel est, en la vanité de ce monde, le sort de toute superbe construction qui ne fut point faite pour honorer Allah. »

Ainsi chantait, au viiie siècle de l’hégire, le poète Aboul Abbas Ahmed ben Saïd El Cefijisi, afin d’expliquer la ruine de la première Meknès.

Ce hammam légendaire exista-t-il vraiment ? Les gens en parlent encore, mais ils ne s’accordent pas sur sa place, et plusieurs vergers revendiquent le souvenir de cette demeure fatale qui entraîna le châtiment de tout un peuple.

En réalité, la ville, trop souvent détruite par les pillards, dut abandonner sa riche et facile vallée pour s’ériger en forteresse, au sommet de la colline.

Il ne reste plus, sur les bords de « l’oued aux tortues » que le peuple industrieux des potiers. Dans les cavernes des premiers âges, ils ont monté leurs tours, très semblables à ceux que leur léguèrent les Roums.

Du pied, ils frappent en cadence un lourd plateau de bois qui s’ébranle et fait tourner la glaise complaisante à leurs doigts. Ils ont conservé les formes d’autrefois, sans rien changer, et leurs amphores au fond pointu ont encore besoin du trépied. Avec de l’eau, de la terre et du feu, trois éléments du monde accordés par Allah, l’humble artisan devient réellement l’homme créateur. Il sait confectionner les beaux vases aux flancs sonores et les instruments nécessaires à la vie C’est lui qui façonna, brique par brique, toutes les demeures de Meknès.

En dehors des cavernes s’agitent les enfants et les femmes, que leur entendement étroit destine aux labeurs grossiers. À demi nues, sauvages et vigoureuses comme de simples femelles, ces femmes pétrissent la glaise avec leurs pieds, sans repos, sans pensée, absorbées par l’incessant travail monotone et dur. Leurs membres musclés sont beaux et leurs corps sont parfaits, malgré les faces bestiales qui repoussent.

Le tourneur auquel nous venons commander les hautes jarres à provisions, où l’on conserve l’huile et les grains, est un artisan chenu.

Complaisant, mais peu loquace, il travaille en silence devant nous, et tire, de son bloc de glaise, les plus surprenants objets.

— Il est le maître des maîtres, — nous dit un de ses compagnons, Allah le conserve et le dédommage ! C’est le père de Saïd, ce petit que vous avez chez vous.

— Comment, son père ?… Saïd nous a dit qu’il était mort avant sa naissance…

Le vieux tourneur se met à rire :

— Saïd vous a menti. Vous ne savez pas encore toute sa malice ! Que le Seigneur m’en décharge !… Si vous voulez le prendre, je vous le donne.

Nous nous taisons, stupéfaits… Cet homme qui, si naïvement, abandonne son enfant !… et puis l’étonnant mensonge de Saïd, la longue histoire combinée par un tout petit être…

— Écoute, ô hakem, continue le potier, Saïd ne vaut rien. Le diable lui parle et il l’écoute. J’ai voulu lui faire porter les briques, il les cassait toutes, par méchanceté. Alors je l’ai placé, comme les enfants de son âge, chez un tailleur de djellabas, pour dévider les fils. Saïd s’est sauvé de chez son maître, après avoir mis le trouble dans le quartier. Et, l’autre jour, il m’a quitté, en me volant deux réaux, à moi qui ne suis qu’un pauvre artisan !… Les gens m’ont dit qu’il était chez toi, je ne suis pas allé le chercher… je suis las, je suis vieux et j’avais peur qu’il n’eût déjà commis bien des méfaits dans ta maison… vous feriez mieux de ne pas le garder ! Par le Prophète ! ô seigneur hakem, je te supplie de ne pas faire retomber sur moi le mal qu’il vous causera !

Nous rassurons le père, très contents en somme de garder l’enfant auquel nous nous sentons attachés déjà. Comment ce gosse pourrait-il nous nuire ? Le bonhomme, trop rude, n’aura pas su redresser cette petite nature, mauvaise, mais bien drôle.

Dès notre retour, nous interrogeons Saïd.

— Qu’est cela ? Pourquoi nous as-tu dit que ton père était mort ?

— Allah l’ait en sa Miséricorde ! répond le gamin avec componction.

— Tu mens ! C’est Sellam le tourneur. Nous l’avons vu, tu le sais bien. C’est pourquoi tu n’as pas voulu venir avec nous chez les potiers.

— J’avais trop peur de lui, avoue Saïd. Il me battait, alors je me suis sauvé.

— Et ton maître, le tailleur de djellabas ?

— Il me battait aussi, affirme Saïd, l’air tellement innocent que nous le croyons presque, malgré ses premiers mensonges.

Et puis, qu’importe ?… Déjà nous n’avons plus d’illusions ! Nous voulons en avoir.

  1. Feuilles des palmiers nains, qui servent à chauffer les fours.
  2. Romains.