Derrière les vieux murs en ruines/61

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 230-234).


15 octobre.

Accroupi sur une natte, au milieu de ses pots remplis de couleur, Larfaoui Jenjoul, le maître Larfaoui, décore un coffre ciselé. Ses pinceaux en poils d’âne se hérissent comme de petits balais (c’est ainsi qu’il les nomme du reste), et l’on s’étonne qu’il trace des rinceaux si déliés, des courbes si parfaites, avec de tels instruments.

Larfaoui possède les belles traditions léguées par les anciens. Il en remontrerait même au célèbre Hammadi et à sa nièce Khdija Temtam, dont, un jour, il me conta l’histoire, Mais un peintre italien, — Allah le confonde ! — dérouta quelque peu les conceptions millénaires de notre décorateur, en travaillant jadis à ses côtés, dans le palais du Sultan Mouley Abdelaziz.

Larfaoui subit ainsi la fâcheuse influence européenne. Il arrive parfois que son caprice fasse éclore des bouquets aux airs penchés, aux fleurs presque naturelles, sur des fonds roses, bleu pâle, ou gris.

Grâce à Dieu ! Larfaoui réserve ces innovations pour les demeures des marchands enrichis, tel ce tager Ben Melih qui n’a point le goût des belles peintures symétriques où s’enchevêtrent les lignes.

Larfaoui sait que nous, Nazaréens, apprécions le vieux style. Même il a pour moi certaine considération, parce que j’en connais à présent la technique, et ne laisse passer aucun décor moderne sans le repérer aussitôt parmi les entrelacs, telle une vipère dans les branches.

J’aime à faire travailler Larfaoui chez moi, pour la jouissance de le voir peindre. Il ignore la mélancolie. Ses pensées ont la nuance joyeuse et changeante des couleurs qu’il manie. Il excelle à balancer les verts, les jaunes, les rouges et les bleus, à créer des rapprochements où le regard se plaît. C’est un maître ! Il en a le sentiment et l’orgueil. Nul peintre au monde ne saurait lui être comparé.

— Pourtant, il y a Mohammed Doukkali…

— Le Doukkali !… qu’est-ce que cela ? Mets son travail auprès du mien, on ne l’apercevra même pas.

— Et Temtam ?

— Tu plaisantes ! Quand il doit exécuter un ornement compliqué, je le lui dessine.

— Les peintres de Fès ?

— Ceux de Fès !… Les Sultans les avaient dans leur ombre, et ils me faisaient venir de Meknès pour décorer leurs palais…

— Soit, personne donc ne t’égale ni te dépasse ?

— Si, Allah ! Il a peint les Cherekrek[1] au plumage d’azur…

Un sourire d’enfantine vanité éclaire son intelligent visage noir, et, pour me convaincre pleinement, Larfaoui, du bout de son pinceau, décrit une série de lignes qui s’enlacent en un réseau inextricable, mais harmonieux.

Avec une affolante rapidité, le panneau est couvert, terminé. D’un vase gracile, s’élève l’étrange épanouissement symétrique et compliqué d’un bouquet.

Cela semble le travail de plusieurs jours, et Larfaoui l’a fait éclore en moins d’un quart d’heure.

Mais, à présent, il flâne, il gratte doucement ses minerais jaunes, casse à petits coups les œufs dont les coquilles jonchent les mosaïques, se complaît à une lente et minutieuse préparation. Puis il va boire à la fontaine, cueille une orange, considère le ciel que le crépuscule ne rosit pas encore, hélas !… et se réaccroupit sans enthousiasme devant le coffre commencé !

Larfaoui est un artiste, et je me sens pleine d’indulgence pour sa paresse. Parfois, il abandonne son travail durant plusieurs jours, car c’est « la fête du soleil ». Alors il s’en va, une cage à la main, dans une arsa fleurie. Étendu sous un arbre, il écoute l’oiseau, sirote une tasse de thé, respire le parfum des roses… Il jouit.

Après ces fugues, il ne manque pas de m’apporter un bouquet où un fruit, qu’il m’offre avec un large rire. Larfaoui me désarme et m’enchante. Saïd s’est installé auprès de lui et considère son œuvre. S’il plaît à Dieu ! Saïd lui aussi sera peintre, il perpétuera les traditions qui ont créé tant de merveilles.

— Quel est cet enfant ? demande Larfaoui.

— Un petit abandonné que nous élèverons.

— Allah vous récompense ! D’où vient-il ?

— C’est le fils de Sellam le potier.

— Ah ! fait Larfaoui, d’un air singulier. Va me chercher un verre d’eau, dit-il au bambin, et, dès que celui-ci disparaît, il ajoute :

— On ne t’a donc pas dit qu’il a deux sœurs, des prostituées, hachek ? (sauf ton respect).

— Je sais. Mais ce n’est pas la faute de l’enfant. Avec l’aide d’Allah nous en ferons un honnête et bon Musulman.

— Tu as connu El Hadi, le tisserand ?

— Oui… qu’a-t-il à faire en ceci ?

— Il est mort il y a deux mois.

— Dieu l’accueille en sa Clémence !

— Par le serment ! je vais te dire une chose vraie. El Hadi fréquentait ces chiennes, il leur avait prêté de l’argent. Vint l’échéance, elles lui dirent : « Donne-nous un délai. » Il l’accorda, et, pour l’en remercier, elles lui envoyèrent un couscous. Dès qu’il en eut mangé, son ventre lui fit mal, jusqu’à en mourir… Certes il fut empoisonné !

— Ô Puissant !… A-t-on prévenu la justice ?

— À quoi bon ? II était mort… Mais je te conseille, méfie-toi de l’enfant. En grandissant, le louveteau ne saurait devenir qu’un loup.

Saïd arrive à petits pas, tenant avec précaution le verre plein d’eau. Son visage s’arrondit déjà, la mèche d’Aïssaoui se balance drôlement au côté du crâne bien rasé… Non, nous ne le rejetterons pas au vice. Qu’Allah nous accorde son assistance !

  1. Le geai bleu ou chasseur d’Afrique.