Derrière les vieux murs en ruines/63
12 novembre.
Les vapeurs qui s’étendaient sur le ciel, comme le tfina de mousseline dont la transparence atténue l’éclat d’un caftan, se sont accumulées, cette nuit, et deviennent d’épaisses nuées menaçantes.
Elles accourent de l’ouest, se poursuivent, se bousculent, se confondent en un conflit tragique et muet. Plus haute et subitement hostile, la chaîne du Zerhoun barre l’horizon d’un rempart indigo foncé ; les ruines s’abandonnent, très grises ; il semble que la ville se soit écroulée davantage. En cette atmosphère de tristesse et d’hiver, ce n’est plus qu’un lamentable tas de décombres.
Quelques gouttes s’écrasent lentement dans la poussière en y traçant des étoiles… Leur rythme s’accentue, se précipite, et Meknès disparaît sous le voile rayé de la pluie.
Elle tombe ! Elle tombe ! impétueuse, irrésistible, dévastatrice. On dirait qu’elle veut se venger de son long exil. Elle tombe avec rage, avec férocité. Elle noie les demeures, transperce les murs, flagelle les arbres et les plantes. La rue tout entière est un torrent qui dégringole ; certains patios en contre-bas de la chaussée se remplissent d’eau, l’inondation gagne les chambres et en chasse les habitants… J’aperçois des voisines réfugiées sur la terrasse de leur pauvre masure. Elles sont trois, blotties les unes contre les autres, telles des oiseaux frileux, résistant mal au déluge et au vent qui les cingle. Kaddour apporte une échelle. Il doit opérer un véritable sauvetage pour les amener dans la cuisine où elles se sécheront.
Mais nous n’avons point le temps de nous apitoyer sur les malheurs d’autrui. Les petites filles, très excitées, nous signalent nos propres désastres. L’eau ruisselle dans le salon à travers la coupole précieusement ciselée… elle suinte le long des murs sous le haïti[1] de velours… elle envahit le vestibule… En hâte on déménage les pièces, on sauve les anciens tapis de Rabat, on décloue les tentures et les broderies.
C’est bien notre faute ! À cette époque nos terrasses devraient être refaites, nouvellement blanchies à la chaux, pour affronter la mauvaise saison. Mais la nonchalance des Musulmans nous a gagnés. Comme eux nous remettons de jour en jour les plus urgents travaux ; comme eux nous voilà surpris par ces pluies tardives, et, comme eux aussi, nous nous précipiterons, à la première éclaircie, chez les « blanchisseurs de terrasses » que toute la ville se disputera…
On en a vite assez de la pluie !…
Il fait froid, on grelotte dans ces immenses salles revêtues de mosaïques. Un vent glacial filtre sous les portes et les croisées mal jointes ; le riadh est transformé en un bassin au milieu duquel, imperturbable et fier, le jet d’eau, sans attrait, continue à s’élancer.
Privée de tous ses reflets, notre demeure prend un air lugubre de prison ; les ors, les faïences, les vitraux se sont éteints…
Il n’y a plus de soleil !… Toutes ces choses d’Orient ne vivent que de soleil. Elles n’ont été conçues que pour le soleil. Elles ne signifient rien sans soleil…
Sa première fureur apaisée, la pluie se fait régulière et monotone ; elle s’installe…
Les rues s’emplissent de boue. Il y a des flaques profondes où l’on s’enlise, des pentes que l’on ne saurait gravir sans glisser, des ruisseaux gluants épais et bruns…
Au pas de sa mule, un notable éclabousse les murs et les passants. Des négrillons barbotent avec ivresse, maculant leur peau de taches blanchâtres.
Les Marocains ont chaussé de hautes socques en bois qui pointent à l’avant du pied. Enveloppés de leur burnous de drap sombre, aux capuchons dressés, ils ressemblent à des gnomes. Eux aussi ont perdu tout leur charme de belles draperies et d’allures majestueuses. Mais ils ne s’abordent qu’avec des airs réjouis et ils se congratulent comme pour une fête :
— Quel est ton état par ce temps ? Allah le prolonge !
— Certes ! il promet l’abondance et la prospérité.
— L’orge, ainsi que le poisson, aime l’eau…
— Louange à Dieu qui nous accorde la pluie !
— Bénie soit-elle ! les récoltes seront heureuses…
Le jour oscille et s’abîme dans la nuit. Une nuit mate, épaisse, absolue… Aucune lueur ne descend du ciel, ces ténèbres n’ont pas d’étoiles. Seules, des lanternes errantes éclairent le sol de reflets en zigzag.
- ↑ Tenture murale décorée en forme d’arcades.