Derrière les vieux murs en ruines/67

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 260-265).


24 décembre.

Discret, timide et si décent, le maître de Saïd m’aborde. Il parle bas, d’une voix enrouée, monotone, comme s’il dévidait quelque verset du Coran. L’enseignement sacré, qu’il distribue depuis trente ans à des générations de petits Marocains, n’a pas été sans l’affaisser un peu. Il n’entre jamais dans notre demeure qu’avec une secrète appréhension, car la vue du hakem paralyse sa langue, experte aux récitations pieuses. Il ne se plaît qu’au milieu des enfants dont il a gardé l’âme simple.

Quelles sont les nouvelles du lettré ? lui demandai-je. La fête fut-elle réussie ?

— Grâce à Dieu ! le Généreux ! le Bienveillant ! Nous nous sommes rassasiés de couscous et de poulets.

Le lettré est un homme pauvre, et les quelques sous versés toutes les semaines par ses élèves lui permettent à peine de subsister. Ce n’est qu’aux fêtes, où chaque enfant apporte sa part du festin, que le maître peut calmer la faim qui le tenaille sans répit.

Cependant le lettré se félicite d’un métier qui l’honore. Sa connaissance impeccable du Livre lui procure des joies innocentes. Il aime à dérouler l’interminable ruban des versets, selon les sept modes différents. Même, il est capable, nous révéla-t-il un jour avec fierté, d’en réciter plusieurs chapitres à l’envers, en commençant par le dernier mot.

— Comment est ton état, ô lettré ? Es-tu content de Saïd ?

— Allah ! Ô mon Maître ! soupire le pauvre homme. Il m’a tué !… De ma vie je n’ai connu un enfant pareil… Pardonne-moi, c’est pour cela que je suis venu.

— Tu as honoré notre maison !… Qu’a donc fait Saïd, ce fils de péché ?

— Par malice, il abîma sa planchette. Je lui ordonnai de descendre dans la cour afin de la blanchir, et, comme il s’obstinait à ne pas bouger…

Le lettré s’arrête et paraît fort gêné.

— Ô lettré ! il fallait le battre.

— Allah !… J’ai voulu lui donner quelques petits coups de baguette sur la plante des pieds, mais aussitôt, — hachek ! — il a fait voler son eau sur moi !… Puis il s’est roulé à terre en poussant des cris affreux, comme si on le sciait en deux.

— Où est-il à présent, ce vaurien ?

— J’ai fermé l’école avec ma clé, laissant les élèves sous la surveillance de mon fils, et je suis venu prévenir le hakem… Cet enfant l’emporte sur moi !

Pour un peu, le lettré se mettrait à pleurer ; ses mains tremblent… d’indignation peut-être… de crainte aussi. Évidemment il a peur que mon mari ne donne raison à l’exécrable Saïd. Je dois le rassurer, et partir moi-même avec lui afin que cette affaire se dénoue, sans plus d’atteinte à son prestige.

Nous avons choisi son école parce que les notables de la ville y envoient leurs enfants. Selon la coutume, elle dépend d’une mosquée, ainsi qu’un hammam où les fidèles se purifient, et la fontaine. Cette mosquée étant parmi les plus anciennes de Meknès, le hammam est noir de crasse, la fontaine a perdu toutes ses mosaïques, et les poutres sculptées, qui soutiennent l’école, fléchissent, près de s’effondrer. Mais, comme toujours en pays musulman, du milieu des ruines surgit une intense vie joyeuse. La vieille école s’emplit de la cadence ardente sur laquelle cinquante petites voix récitent le Coran. Dès la ruelle, j’en perçois les modulations, les coups de baguette scandant la mesure, et il me revient à l’esprit l’histoire de cette sultane qui faisait élever cent jeunes vierges à l’exercice perpétuel du Coran, « si bien que leur bourdonnement surpassait en douceur celui des abeilles, et que leurs paroles étaient plus savoureuses que le miel ».

Le lettré introduit, dans une serrure ingénieuse et primitive, sa clé en bois hérissée de clous.

Nous montons un lamentable escalier, étroit et raide, dont les générations ont fait sauter les mosaïques et usé les poutrelles.

Tranquillement accroupi près du seuil, au milieu de cinquante petites paires de babouches, Saïd se plaît à les mélanger, avec un air de malicieuse satisfaction. Mais, dès qu’il m’entend, le petit scélérat se met à pleurer et à pousser mille cris effrayants. À lui seul il couvre la voix de tous ses compagnons qui égrènent les pieux versets.

— Sellai Qlouba ! Sellai Qlouba ! vocifère-t-il.

— Que dis-tu, Saïd ?

— Sellai Qlouba est dans la rue ! J’ai peur de Sellai Qlouba ! Ô ma mère ! protège-moi ! Ô ma mère ! Je suis réfugié en toi ! sanglote le petit en se prosternant à mes pieds pour embrasser ma robe.

Le lettré m’explique, d’une humble voix effrayée, qu’un bruit s’est répandu depuis quelques jours : un homme, venu de loin, Sellal Qlouba, — l’arracheur de cœurs, — parcourt la ville avec un fusil et une sacoche où il enferme les entrailles de ses victimes… La voix du lettré s’éteint, de plus en plus basse. On dirait qu’il craint d’être entendu par Sellal Qlouba. L’effroi le paralyse autant que ses écoliers dont les visages se contractent depuis que la malice de Saïd réveilla leurs alarmes.

J’ai grand’peine à emmener l’enfant qui, par méchanceté, refuse de descendre l’escalier et se laisse à moitié rouler sur les marches disjointes.

Arrivé dans la rue, il change d’attitude. Nous devons traverser les souks, et il escompte déjà les pois chiches grillés qu’il pourra s’acheter si je lui donne un sou. La face comique de ouistiti s’exerce au sourire.

Mais nous passons devant le marchand de pois chiches sans nous arrêter.

— N’as-tu pas honte, ai-je répondu à sa demande, c’est du bâton que tu devrais manger !

— Je n’ai pas voulu descendre pour blanchir ma planchette, à cause de Sellal Qlouba, reprend-il. J’avais peur.

— Allons, Saïd ! II n’y a pas de Sellal Qlouba, tu le savais bien quand tu as crié tout à l’heure. Et, du reste, il ne faut craindre qu’Allah.

— Il ne faut craindre qu’Allah ! répète docilement la petite voix.

Il trottine auprès de moi, rasséréné, mais tout à coup je sens sa main trembler dans la mienne.

Une troupe de gamins remonte la rue avec des cris épouvantables.

— Sellal Qlouba ! hurlent-ils, Sellal Qlouba…

Les boutiquiers inquiets rabattent en hâte les volets de leurs échoppes ; les fillettes qui allaient à la fontaine, chargées de leur cruche, se sauvent en pleurant ; des femmes affolées s’empêtrent dans leurs haïks ; quelques hommes se précipitent vers la mosquée…

Dès qu’il est à la maison, Saïd, encore tout ému, terrorise les petites filles par ses descriptions.

— Il est plus grand qu’un minaret, il a un ventre comme une outre. Sa bouche ! ô mes sœurs ! sa bouche est semblable à Bab Mansour[1]. Vous pouvez demander à ma mère. Elle l’a vu.

Qui donc oserait nier l’existence d’un être qui met toute la ville en panique ?

Sellal Qlouba !

L’arracheur de cœurs !

  1. La plus monumentale porte du Maroc, à Meknès.