Derrière les vieux murs en ruines/66

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 255-260).


13 décembre.

Coucher de soleil vert et rose, au dehors des murs. Étrange atmosphère irréelle, voluptueuse et changeante, par la magie de ces deux couleurs qui se cherchent, s’opposent, s’exaspèrent puis doucement s’atténuent et se fondent en un crépuscule dont les cendres apaisent la dernière flambée du jour.

Le bled, où les jeunes orges étendent leurs prairies d’un vert acide, va rejoindre par de larges ondulations, vert-bleu, vert-mauve, vert-gris, les montagnes lointaines et proches à la fois, nettement découpées sur la transparence du ciel abricot.

Une route sinue, rose et dorée, à travers les champs d’où reviennent les troupeaux roux. Des milliers d’oiseaux les accompagnent, avec un grand tourbillonnement dans l’air calme, une palpitation d’ailes et de cris ; de ces ibis blancs, appelés « serviteurs des bœufs », qui vivent avec les bestiaux et les quittent seulement aux portes de la ville. Quelques minutes encore, ils tracent dans le ciel des méandres agités, tandis que la terre, à mes pieds, se bariole de leurs fugitives ombres vertes. Puis ils s’abattent sur un bosquet, et les arbres au sombre feuillage sont fleuris tout à coup, comme des magnolias, d’innombrables fleurs d’un rose laiteux.

Le cimetière de Sidi Ben Aissa dort à l’ombre des oliviers, très solitaire et paisible à cette heure. Mais, de l’autre-côté de ses murs, s’adossent accroupis, en petits tas de haillons dorés, des Arabes et des Chleuhs qui projettent leurs belles ombres vertes sur ces murs très roses, et, recueillis, écoutent les discours d’un charmeur de serpents.

Agile et svelte en sa courte tunique, l’homme évolue au milieu de son auditoire, ses yeux hallucinants fixent tour à tour chacun des spectateurs. Au sommet de son crâne rasé, s’épanouit la mèche des Aïssaouas que le soleil fait flamber comme du cuivre rouge. Un petit orchestre, accroupi dans la poussière, accompagne ses gestes et scande ses discours. Ce jongleur, parfois, a l’air d’un saint en extase, et les gens ne démêlent pas très bien s’ils assistent à des tours habiles et récréants, ou participent aux miracles que renouvelle, chaque jour, sur cette place, le charmeur de serpents. Car l’homme ne brave les reptiles et ne s’en joue que par la protection des saints dont il proclame la baraka.

Mouley Abdelkader ! Ô Mouley Abdelkader !
Allah lui a conféré ta grâce !
Quand un disciple rappelle, le maître accourt vers lui,
Il agite ses manches et vole comme l’oiseau.

Ris et sois joyeux ! Chasse de ton cœur le souci !
L’assurance de la richesse
Mouley Abdelkader te la donne.
Et quand il l’a donnée
Il ne revient pas sur sa parole,
Notre Seigneur Dieu s’en est porté garant.

Moi je suis tien, Ô illustre !
Je n’ai d’autre recours que toi,
Accorde-moi ta protection, ne tarde pas !
Mouley Abdelkader,
Ô Sauveur des patrons de vaisseaux !
Galope ! Il te suffit pour cela d’un roseau.
Moi je suis tien, Ô illustre !

Et les assistants supplient en chœur :

Ô Mouley Abdelkader !
Ô Sidi Ben Aïssa !
Protecteurs des gens en péril !
Ô ceux par qui l’on ne craint pas !

L’imploration, peu à peu, se fait plus pressante, les musiciens martèlent avec rage leurs tambourins. Soudain, les sons stridents d’une flûte percent les notes ronronnantes et graves, et deux serpents, lancés à toute volée d’on ne sait où, s’abattent au milieu du cercle. L’homme les saisit par l’extrémité de la queue. Au bout de ses bras, les serpents tombent, allongés et minces, presque inertes. L’un a le ventre rosâtre, du rose délicat d’un pétale, l’autre le ventre couleur d’absinthe. Après quelques moments, ils se raniment ; un frissonnement coule tout du long de leur peau, les têtes plates se redressent avec effort et se dardent l’une vers l’autre en agitant des langues aiguës. Ils se défient, s’abordent et s’enroulent étroitement. De cette corde vivante, l’homme cingle l’air au-dessus des gens effarés :

Enlève de ton âme la crainte,
Pourquoi t’effrayer ?
Celui qui tient la hache
A-t-il besoin de chercher la jointure ?
Il frappe où il veut,
Il possède l’acier puissant.
Moi, j’ai appelé la bénédiction de Mouley Abdelkader,
Moi, j’implore le secours de Sidi Ben Aïssa.

Tout en chantant, l’homme abandonne les reptiles enlacés et s’accroupit en face de cylindres en peau, sortes d’outres rigides, au col serré d’un lien.

Il plonge ses mains dans les profondeurs des outres et les retire pleines de serpents qu’il jette négligemment sur le sol : petits serpents luisants, lisses et blanchâtres, molles couleuvres aux écailles vert sombre, serpents épais, ronds et lourds, qui déroulent leurs anneaux avec pesanteur et semblent quitter à regret la retraite d’où ils sont extraits. Comment ces deux outres, d’apparence médiocre, pouvaient-elles recéler un tel nombre de serpents ?

Quelques-uns se sont éloignés du tas répugnant, et sinuent, dans la poussière, vers la foule qui se débande. Mais le jongleur les a vite rattrapés, et il les fixe par les bouts de leurs queues, serrés entre ses orteils. Ainsi maintenus, les serpents s’écartent sur le sol, en éventail aux branches inégales. Seul, le plus grand, que l’homme a jeté sur ses épaules, entoure son cou et pend, sans entraves, jusqu’au bas de sa tunique.

Parmi les petits serpents déployés à terre, le disciple des saints choisit le plus vif, le plus frétillant. Il le pince au milieu du corps, entre le pouce et l’index, et l’élève à la hauteur de son visage.

Le petit serpent nerveux s’est crispé, sa queue se tortille, d’un raide mouvement, sa tête fine se tend, gueule béante, vers le charmeur.

Va, marche au milieu des serpents !
Va ! Chasse dans la forêt, Ô toi qui crains !
Dans la forêt entre les oueds,
Sur la colline de Mzara
Où le fusil est braqué.
Si Ben Aïssa te protège,
Pour te trancher un seul poil
Mille coups ne suffiraient.

Hypnotisées mutuellement, les têtes se sont rapprochées, celle de l’homme et celle du reptile, les bouches se sont ouvertes, et, tandis que les yeux se fascinent, étincelants, la langue tendue de l’Aïssaoui disparaît dans la gueule du petit serpent. Ils restent là, fixés l’un à l’autre avec de pareils airs d’extase…

Ô Mouley Abdelkader !
Ô Sidi Ben Aïssa !
Protecteurs des gens en péril,
Ô ceux par qui l’on ne craint pas !

Les dernières lueurs du moghreb s’éteignent, les serpents verts ne forment plus qu’un tas noir aux pieds du charmeur, tous les roses du ciel et de la terre sont absorbés par la nuit.

Lorsque l’homme retira sa langue de la gueule du petit serpent, deux gouttes sombres tombèrent dans la poussière, sans qu’on en distinguât la rougeur sanglante.