Derrière les vieux murs en ruines/70

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 277-280).


22 janvier.

Depuis hier, Saïd est malade, de sa maladie habituelle, une effroyable indigestion. Car Saïd, parmi tous ses défauts, ne « rétrécit » pas quant à la gourmandise, mais ses intestins délabrés ne peuvent supporter les choses bizarres dont il est si friand et qu’il parvient à se procurer malgré notre défense : halaoua[1] qu’un marchand déroule d’un bâton, figues de Barbarie, millet agglutiné dans de la mélasse, et, surtout, pois chiches secs et croquants.

Les petites amulettes d’argent, que nous avions suspendues à sa mèche d’Aïssaoui, ont disparu mystérieusement. Saïd prétend que des camarades les lui dérobèrent à l’école. Je croirais plutôt que Saïd les a vendues, ou échangées contre des gâteaux.

Mais voici bien des jours qu’il ne lui reste plus rien à monnayer, et je comprends mal comment il put acheter cette provision de beignets et de glands-doux rôtis que je viens de découvrir derrière son lit. À toutes mes questions, il répond par de nouveaux cris scandés de gémissements lamentables :

— Ô mon malheur ! ô ma petite mère… Mes os sont cassés !… Ô mon foie !… Mon cœur éclate !

— Tu es encore une fois retourné chez tes sœurs ! Ce sont elles qui t’ont donné ces beignets ?

— Ô ma mère ! Par le serment je ne les ai pas vues ! Je n’ai pas quitté la mosquée avant l’aser. Demande au lettré… Comment aurais-je été chez mes sœurs ?… Ô mon petit ventre. Qu’il me fait mal !

Saïd a toujours les accents de l’innocence. Je renonce à savoir et vais retrouver mon mari dans le salon. Kaddour l’avertit, justement, qu’un indigène attend à la porte.

— Qui est-ce ?

— Je ne le connais pas. Il dit qu’il veut te parler, à toi-même… Sur lui, pas de mal, ajoute le mokhazni pour exprimer que l’autre semble riche.

— Fais-le monter…

Kaddour accompagne un Marocain bien vêtu, à la figure blême et bouffie, au regard fuyant. Sans doute un marchand de Fès dont il a le type.

Il nous salue avec des formules obséquieuses que mon mari doit arrêter.

— Est-ce pour une affaire ? Pourquoi ne pas être venu me parler au bureau ?

Après des explications compliquées, le Marocain finit par solliciter un permis pour sortir du sucre. Il veut l’envoyer à Fès, où le bénéfice est plus fort, évidemment.

— Tu sais bien que chaque ville reçoit sa part de sucre. Si j’en laissais sortir, j’en priverais les gens d’ici.

— Ta parole est la plus grande, ô hakem !… Je te demande cinquante petits sacs, pas davantage. Il y en a tant d’autres à Meknès !

— Excuse-moi, c’est tout à fait impossible.

— Je me réfugie en ton enfant, ô hakem ! Je sais que Saïd est cher à ton cœur. Allah protège tes jours et les siens !… Quarante petits sacs seulement ?

— Assez de paroles. Je ne peux t’en laisser sortir même la moitié d’un.

Le gros marchand comprend que l’insistance est inutile. Cependant, il semble sur le point d’ajouter quelque chose… il hésite… puis se ressaisit et s’éloigne lentement.

Mais, après un instant, Kaddour revient.

— Qu’est-ce encore ?

— Cet homme, il demande l’argent.

— Comment l’argent ?… Quel argent ?

— Il dit : les cinq réaux qu’il a donnés hier au petit pour qu’il te parle de cette affaire.

… L’acquisition des beignets et des glands ne m’étonne plus, ni même la vénalité de Saïd qui trafique à présent de son influence !

Dès nos premières questions il se remet à pleurer pitoyablement ; des cris affreux couvrent nos reproches. Saïd paraît soumis à tous les tourments des djinns.

— Allons, Kaddour ! c’est clair. Le marchand a dit vrai. Rends-lui ses réaux, et conseille-lui de ne plus heurter à notre porte.

Saïd se tord et gémit. L’effroi contracte sa petite figure simiesque. Il est tout à fait affolé.

Le battre ?… À quoi cela servirait-il ? Aucune punition ne peut le corriger, il est mauvais jusqu’aux moelles… Et puis, aujourd’hui sa maladie n’est pas feinte. Demain il aura perdu le souvenir de sa faute.

Mon mari se contente de le menacer des plus épouvantables châtiments s’il reçoit, à nouveau, les cadeaux des gens.

— Ô mon père ! répète l’enfant tout contrit, obéissant à Dieu[2]… De ma vie je ne recommencerai !… Obéissant à Dieu ! Obéissant à Dieu !

  1. Sorte de gâteau.
  2. Formule de repentir.