Derrière les vieux murs en ruines/71

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 281-288).


6 février.

« C’est entre lys, cassies, roses, odeurs suaves,
Chansons, amis tendres, boissons et musiciennes
Que l’âme s’épanouit dans la joie[1]… »

La voix du chanteur, pleine et sonore, alanguit notre indolence.

Étendus sur les sofas gonflés de laine souple, nous possédons tout ce qui enchante l’être délicieusement : la félicité du repos, la quiétude, l’ivresse engourdissante des parfums, et ce riadh irréel, bleu, glacé de lune, qui s’étend devant la belle salle où nous sommes réunis.

Jouissons de l’heure et de ses plaisirs ! Comme les peintures du plafond, la musique enlace mille arabesques plaisantes sur un thème simple. L’esprit s’amuse à en suivre les détours un instant, puis, lassé par cet effort, s’abandonne à sa béatitude…

Des esclaves au corps parfait passent dans l’allée miroitante, derrière les rames des bananiers. Les paons se sont perchés très haut dans les branches. Au sommet du jet d’eau, dansent les reflets de lune… Le jardin, plein de senteurs, dort, étrangement verdi par la froide lumière. Bleuâtres et mauves comme des fleurs perverses, les roses défaillent sous les orangers.

Afin de mieux goûter ces délices nocturnes, Si Ahmed Jebli, notre hôte, a fait venir de Fès le chanteur célèbre, le maître El Fathi. Les amis de choix, rassemblés, lui savent gré de ces jouissances délicates, mais en témoignent discrètement. Mouley Hassan qui, parfois, a recours au riche marchand pour des emprunts, daignera, ce soir, honorer notre réunion…

Le Chérif se fait attendre longtemps… Un mouvement parmi les esclaves nous avertit de son arrivée. Majestueux et trop fier, il entre en saluant d’un signe de tête imperceptible, et, conduit par le maître de maison, il s’installe au milieu du divan, à la place d’honneur, juste devant la porte et le magique jardin sous la lune…

Il a le visage grave d’un prince observé par la foule.

Presque aussitôt, El Fathi prélude. Jusqu’alors il laissait aux autres musiciens le soin d’occuper l’assistance. Sa voix emplit la vaste salle. Une voix souple et savante, au timbre inattendu, très haute, gutturale et belle cependant. Il domine l’orchestre qui épie ses moindres gestes, il lui impose son rythme personnel et ses variations. D’une main il frappe impérieusement le divan pour marquer la cadence. Lorsque El Fathi finit un thème, les musiciens le reprennent en sourdine, avec des modulations imperceptibles. Les chants adoucis du chœur laissent mieux percevoir l’accompagnement du luth, et celui du rbab qui gémit comme une tourterelle.

À des motifs larges, de plain-chant, succèdent les phrases d’une mélancolie raffinée. La poésie désuète de leurs paroles accentue cette impression poignante dont nous étreint l’œuvre des civilisations très anciennes. À travers les chansons, l’amour s’exalte, rit et pleure, mais parfois aussi une plainte évoque les temps révolus :

« Ô mon regret pour ces jours passés
Dans les plaisirs, dans la joie,
Jours favorables et paisibles !

» Ô séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit !

» Ô Allah ! par ta grâce et ton assistance,
Par ton Prophète bien-aimé,
Apaise ma douleur incessante !

» Ô séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit ! »

Grenade !… Terre qu’Allah fit enchanteresse ! eaux murmurantes, vaste plaine aux horizons infinis, incendiés de soleil, et les blanches sierras glacées !… Divine Grenade où les Maures ajoutèrent de la beauté !

Ils savaient que les eaux doivent ruisseler des vasques et que les jardins pleins de cyprès, de jasmins et de roses, s’encadrent de buis symétriques. Ils savaient qu’aux sommets des plus merveilleuses collines, il faut des palais de marbre où l’on enferme les sultanes…

Qu’avons-nous fait de Grenade après eux ?

Qu’avons-nous su ?…

« Ô séparation des demeures de l’Andalousie
Donne-moi du répit ! »

Devant ce riadh frémissant de feuillages et d’esclaves, je sens la détresse de l’Alhambra, de ses cours désertes, mortes… Mais il ne sied pas d’attacher trop d’importance à la musique profane. Ces lamentations n’ont ému que moi, l’étrangère.

Nos compagnons, installés par petits groupes autour de la salle, écoutent, impassibles. Si Ahmed Jebli et deux ou trois de ses amis, originaires de Fès comme lui, et plus mélomanes que les Meknasis, battent la mesure de leur orteil.

Lorsque le chant se termine, sur une sorte d’invocation lancée par El Fathi, des négresses aux bras robustes apportent les plateaux, les aspersoirs, les brûle-parfums. Notre hôte dispose lui-même, sur les braises, des morceaux de bois odorant qu’il tire d’une cassette en argent.

Que la vie semble bien faite et suave en cette soirée ! Le thé à la citronnelle, les parfums, les chants, les belles draperies et les sofas moelleux contentent les sens, tandis qu’une musique raffinée, de paisibles entretien occupent l’esprit sans le lasser…

Lorsque Mouley Hassan parle, chacun l’écoute avec déférence. Il revient inlassablement à lui-même et aux siens.

— Certes, dit-il à mon mari, Mouley Ismaïl fut au Maroc l’unique sultan. Il se faisait appeler le diadème des princes… Plus de cent mille soldats nègres composaient ses armées ; d’innombrables ouvriers travaillaient à ses palais ou à des fortifications que des gens ont cru, depuis, être l’œuvre des djinns. Tous les pays berbères, contre lesquels les Français luttent à présent, lui étaient soumis. Et, pour les maintenir dans l'obéissance, il conçut dans sa vieillesse, après cinquante ans de règne, le projet de relier Meknès à Marrakech par des remparts ininterrompus.

« Les aveugles, disait-il, pourront se diriger à travers le pays, en suivant ces murs de leurs bâtons. » Il l’eût fait, si son destin n’avait été enfin écrit,

» Nous, les Ifraniin, poursuivit Mouley Hassan avec orgueil, sommes d’une autre lignée de Chorfa, plus proches du Prophète ; mais après deux siècles, en considération de Mouley Ismaïl, nous épousons encore ses descendantes. Le sang du grand sultan, que me transmirent ma mère et mes aïeules, était digne de s’allier à celui de mes ancêtres.

Nos compagnons, recueillis, approuvaient en hochant du turban. Et, comme les musiciens préludaient à nouveau sur les luths, Mouley Hassan se leva.

Sans doute, tenait-il à marquer ainsi qu’il était venu par condescendance, et non pour le plaisir de la musique.

— J’ai des esclaves, avait-il dit avec négligence, qui frappent du luth, du rbab, et du tambourin à la limite de la perfection ; et d’autres qui chantent tous nos vieux airs andalous ainsi que ceux du Caire, de Fès et d’Alger. Je n’épargnai rien pour leur éducation et les fis initier à Fès, dans l’art des instruments, par le maître Saouri…

Après son départ, les conversations devinrent plus familières. Les autres invités, riches négociants et possesseurs de cultures, se sentaient mieux entre eux.

— Mouley Hassan a omis de te parler du dernier sultan de Meknès, son cousin, nous dit aussitôt le tajer Ben Melih ; si Mouley Ismaïl a régné plus de cinquante ans, celui-là ne régna pas cinquante jours… Encore ne régnait-il que sur ses propres esclaves, car il n’osait quitter son palais. Il n’avait pas un soldat et le trésor était vide… Son vizir, Si Allal Doukkali, cet orgueilleux que tu connais, réunit une fois au Dar Maghzen tous les négociants de Meknès. Il leur fit part de cette détresse. Et nous, d’une seule voix, nous assurâmes ne pas avoir un liard pour donner à notre maître.

» Cependant je possédais mille sacs de sucre et ne pouvais les dissimuler comme des réaux. Or le sultan me pria de les lui prêter pour en faire de l’argent. Mon embarras fut extrême… J’acceptai, sous la condition que Si Allal garantirait la dette de son maître… Mais le vizir s’y refusa. Il n’avait pas plus confiance que moi-même, et je gardai mon sucre… Grâce à Dieu ! car, ayant appris que les Français approchaient de Meknès, le sultan s’empressa d’abdiquer quelques jours plus tard…

— Nous nous divertissons encore en songeant à cette aventure, reprit Si Ahmed Jebli ; mais certes nous n’avons pas à dire contre ce sultan, le pauvre !… Il ne fit de mal à personne et son cœur était blanc…

— Tel n’est pas celui d’un Chérif d’entre les Chorfa, dont on sait les histoires curieuses, insinua Si Larbi, et qui s’enrichit avec les dépouilles, non de ses ennemis, mais de ses épouses… Si le Coran excellent n’avait fixé à quatre le nombre de nos femmes, il posséderait tout l’Empire fortuné… Il portait son choix sur les plus riches orphelines, afin de les mieux spolier. Quand un tuteur résistait, il le faisait destituer en payant le Cadi… On raconte que ce Chérif admirable ne fut arrêté que par la résistance d’une petite fille…

À ces paroles, nos compagnons sourirent discrètement, mais leurs visages devinrent plus graves lorsque notre hôte déclara :

— Une petite fille ne saurait s’opposer longtemps aux desseins d’un puissant… Sachez que celui-ci offrit au Sultan des présents si splendides, que notre maître ordonna de célébrer le mariage sans tarder… Telle est l’histoire du Chérif et de l’adolescente rébarbative, bien plus surprenante, en vérité ! que toutes celles que nous entendîmes aujourd’hui.

Ainsi j’appris comment est fixée la destinée de Lella Oum Keltoum…

Les grands murs sans fenêtres, aux portes toujours closes, ne suffisent pas à garder leurs secrets. Et ces bourgeois si prudes, qui ne prononcent point le nom d’une femme, songeaient tous à la jouvencelle dont la fraîcheur et les richesses réjouiront les dernières années de Mouley Hassan, tandis qu’El Fathi, de sa voix suraiguë, détaillait les charmes d’une belle.

Ô sourire de la bien-aimée, aussi clair que la rose
Mouillée par la rosée matinale !
Ô son allure quand elle marche et se pavane !
Comme une branche vêtue de ses feuilles !
Ô sa bouche, rayon de miel parfumé !
Autour d’elle, tournoient les abeilles…

  1. Vieux chant maure andalou.