Derrière les vieux murs en ruines/75

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 300-307).


12 mars.

Une nuit bleue, limpide et tendre, une nuit où le sommeil devrait nous entraîner comme une barque glissant légèrement sur l’eau calme… Les patios éclairés, qui semaient la cité de reflets orange, redescendent peu à peu au fond de l’ombre.

— Allons ! me dit Kaddour, il est temps… Les braves gens sont tous rentrés…

Pour l’amour de Lella Meryem, je revêts encore une fois l’accablant haïk, et nous partons à travers les ruelles, si désertes et noires que je puis tenir mes voiles écartés, quitte à les ramener bien vite sur mon visage lorsque la petite lueur d’une lanterne dénonce, au loin, un passant attardé.

Après avoir franchi la porte de quartier, massive et grinçante, qu’un gardien ouvre devant nous et referme aussitôt, nous entrons dans Berrima.

Kaddour a préparé ma venue ; la sorcière nous attend. Elle croit que, sous ces voiles de laine rude, se cache une tremblante Cherifa, échappée cette nuit, par quelles ruses ! aux murailles qui l’emprisonnent. Aussi ne s’étonnera-t-elle pas de la rigueur avec laquelle je les tiens baissés, clos, masquant obstinément mes yeux.

Je distingue à peine la pièce où elle nous a introduits : une chaise longue, garnie de modestes sofas, tout à fait honnête et rassurante, qu’éclairent deux cierges, verts et jaunes, en de hauts chandeliers.

La sorcière est une lourde matrone à l’air équivoque. Souvent, dans les harems, j’en ai rencontré de ces vieilles, complaisantes et détestables, habiles à insinuer la tentation.

Elles présentent des étoffes, achètent aux recluses les vêtements et les bijoux dont elles veulent se défaire, colportent les nouvelles, indiquent des remèdes, et s’entremettent surtout dans les aventures où leur malice l’emporte sur la défiance des maris.

— Nous sommes venus, dit Kaddour, comme des malfaiteurs, avec l’épouvante…

— Ne craignez rien, répond la sorcière. Par le pouvoir de ceux qui m’obéissent, nul ne s’apercevra de votre absence.

Elle s’accroupit devant un brûle-parfums, y jette quelques grains de benjoin, et se met à égrener un chapelet.

— Nous désirons, reprend Kaddour, que tu fasses venir pour nous ceux que tu as promis d’appeler.

— Ah ! dit-elle avec lassitude. Aujourd’hui l’heure presse et je ne suis point disposée… Je prierai pour vous, cela suffît.

— Puisse Allah te le rendre, ô ma mère ! Certes la prière est excellente ! Mais nous voulons aussi que tu évoques le roi des djinns, afin d’apprendre ce qui nous importe… insiste Kaddour en faisant tomber sur le sol un réal d’argent.

La vieille s’approche de moi, pose ses mains sur ma tête. Son haleine forte m’incommode à travers le haïk :

— Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux, implore-t-elle,
Qui n’a point enfanté et n’a point été enfanté,
Qui n’a point d’égal en qui que ce soit,
Qui connaît les secrets enfermés dans les mystères de son nom ?
Sur toi un rayon de sa lumière.
J’aperçois ton cœur refroidi et ton corps qui n’a plus d’attraits pour l’époux.
Celui qui s’éloigne de toi, fut enchaîné par le recours et le charme de Chenharouch le sultan[1].

Comme elle prononçait ce nom, la porte fut ébranlée d’un coup violent.

— Qui est là ? cria la vieille.

— Quelqu’un est venu, répondit une voix aiguë.

— Quelqu’un est venu,

Quelqu’un reviendra,

Et le destin s’ensuivra…

Au bout d’un instant, la sorcière ouvrit la porte. Il n’y avait personne ; la lune éclairait un pan ruiné de muraille, et projetait sur le sol bossué l’ombre d’une treille…

— Puisque le sort t’est fâcheux, dit la vieille, j’interviendrai.

Elle disparut au bout de la chambre, derrière une boiserie, et en rapporta un plateau gravé de signes bizarres, au milieu duquel fumait un canoun plein de braises. Tout autour, bien rangées en cercle, sept petites coupes contenant des poudres, des grains et des pâtes.

La vieille déplia un haïk écarlate dont elle s’enveloppa tout entière. Elle s’accroupit, attira le plateau magique sous ses voiles, et elle ne fut plus qu’une masse flamboyante, à travers laquelle s’échappait quelque fumée…

— Immobiles et silencieux, nous attendons… Les cierges crépitent, l’air s’alourdit de benjoin, une souris apparaît et file…

Est-ce un djinn ?

Tout à coup, des sons rauques, insensés et caverneux semblent gonfler la draperie rouge.

Lutte, halètements, protestations… auxquels, de temps à autre, se mêle une faible plainte…

Puis une voix s’élève, qui n’est pas celle de la sorcière, ni d’un être humain, une voix qui vient des profondeurs mystérieuses :

« J’en jure par le soleil et sa clarté !
Par la lune quand elle le suit de près.
Par le jour quand il le laisse apparaître dans tout son éclat,
Par le ciel et celui qui l’a bâti,
Par la terre et celui qui l’a étendue comme un tapis,
Par l’âme et celui qui l’a formée[2] ! »

J’en jure par cette invocation sublime et toujours exaucée.
Ô Mouley Idriss ! Il n’y a de Dieu que Dieu !
Ô Mouley Abd el Kader qui voles à travers l’espace !
Ô Mouley Thami, maître des lieux brûlants !
Écoute-moi, ô sultan rouge ! qui commandes les génies effrayants !
Ô Sidi Moussa, gardien des eaux !
Ô Sidi Mimoun er Rahmani, le Soudanais !
Ô Moulay Ibrahim, oiseau de la montagne !
Ô Sidi Said Derkaoui !
Ô Sidi Ahmed Derwich !
Ô les maîtres noirs de la forêt !
Ô les pèlerins, seigneurs des djinns !
Ô Lella Myrra, l’inspirée !
Ô Lella Aïcha la négresse !
Ô Lella Rkia, fille du rouge !
Ô Bousou, le marin !
Ô Sidi Larbi, le boucher !
Ô le serpent des pèlerins !
Ô toi qu’on ne peut nommer, souverain de l’épouvante[3].
Accourez avec les nuées et le vent, avec les éclairs et le tonnerre !
Ô vous qui avez la connaissance des choses secrètes !
Que je voie, de vos yeux, que votre langue parle en ma bouche !
Je vous conjure et vous adjure d’écarter tous les voiles,
De me pénétrer de la science que le Seigneur mit en vous.
Je vous conjure et vous adjure par Lui, Seul, Unique,
Hors duquel il n’y a pas d’autre Dieu !
L’Éternel, le Vainqueur, le Puissant,
Roi de tous les temps et de tous les mondes,
Celui qui mettra debout les os rongés par les siècles.

Celui à qui nul n’échappe, que nul ne peut atteindre et ne peut égaler !
Éclairez mon esprit. Je vous le demande et vous l’ordonne !
Sinon vous serez contraints au moyen des flammes et de l’ébullition,
Dont aucun pouvoir ne vous protégera !

« N’as-tu jamais entendu parler du Jour qui enveloppera tout ?
Du jour où les visages seront baissés,
Travaillant et accablés de fatigue,
Brûlés au feu ardent[4] ? »

Quiconque ne répond point à mon appel,
Dieu lui fera subir le châtiment
Par la vertu du grand nom, invoqué, craint et révéré.
Qu’il assure l’accomplissement de mes desseins !

La voix peu à peu s’est enflée, elle n’implore plus, elle commande, impérieuse, et menace.

Les draperies rouges frissonnent. Entre la vieille et les génies accourus, un combat s’engage dont nous ne distinguons que les soubresauts et les cris.

Rauques aboiements, clameurs de souffrance, d’épouvante et de mort… Une louve hurle dans la nuit… Ce vagissement misérable qui répond est le dernier râle de sa victime…

… Quand la sorcière écarta ses voiles, elle avait un visage congestionné, hagard et tout à fait terrifiant.

L’incantation semblait l’avoir épuisée, — on ne converse point en vain avec les démons. — Elle resta quelques moments inerte sur le sofa, puis se redressa, prit sept pincées de poudre dans les coupelles, en fit un petit paquet et me le tendit. Elle parlait avec effort, d’une voix naturelle mais toute dolente :

— Mets ceci dans l’eau de rose et enduis-en ton corps. Et ensuite tu jeûneras et tu réciteras la prière, au moghreb, prosternée sur une natte neuve, que ton ennemie n’a jamais foulée. Invoque trois fois Mouley Abd el Kader, l’oiseau blanc, et ne crains pas… Alors les choses qui te contristent cesseront, et ton époux retrouvera sa juste raison. La jeune fille disparaîtra de ses yeux, ainsi que le soleil derrière l’ombre, un jour d’éclipse. Elle sera pour lui comme si elle n’était pas, ou sans plus d’attrait qu’une chamelle pelée…

Cet oracle a complètement brisé la sorcière ; sa masse retombe sur le divan, son teint est jaune, ses joues bouffies et malsaines tremblotent… Pourtant elle retrouve quelque vigueur pour saisir le nouveau réal que lui tend Kaddour.

— Chose étonnante ! s’exclame-t-il aussitôt dehors. Ces vieilles ! Tout ce qu’elles font ! Tout ce qu’elles savent !… Quand les djinns sont entrés dans la chambre, j’ai vu danser des flammes rouges… Et cette voix ! tu l’as entendue !…

— Certes ! répondis-je, cette sorcière connaît les choses mystérieuses et j’accorde que les démons l’inspirent… Cependant, ô Kaddour ! explique-moi comment elle n’a point découvert que j’étais une Nazaréenne ?

  1. Nom d’un génie.
  2. Coran. Socrate du Soleil.
  3. Les trois premières invocations sont adressées à des saints, les autres à des génies mâles et femelles.
  4. Coran. Sourate du « Jour qui enveloppe »