Derrière les vieux murs en ruines/81

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 325-330).

16 juin.

Au retour de Marrakech, où nous allâmes après les noces de Lella Oum Keltoum, Meknès m’apparaît plus intime, plus familière et plus aimable. Tous les visages nous sont connus et accueillants, toutes les portes nous sont ouvertes.

J’ai hâte de revoir mes amies abandonnées depuis deux mois, d’apprendre les petits événements très importante de leur existence, et surtout de savoir ce qu’il advint de la révoltée entre les mains du vieillard…

— Comment le jugerions-nous, m’a répondu Yasmine. Peut-on se fier aux propos des esclaves, mères du mensonge ? Et pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, elle ne monte plus jamais à la terrasse, car elle est Chérifa, et son temps de fillette a passé. Aussi n’avons-nous point revu la couleur de son visage, bien qu’elle soit de nouveau notre voisine. Mouley Hassan l’a gardée chez lui pendant les premières semaines, puis il l’a réinstallée dans sa propre demeure et il y passe lui-même presque toutes les nuits… Hier soir, nous avons appris ton retour aux négresses, et certes Lella Oum Keltoum en doit être informée et t’attendre dans l’impatience.

J’avais cueilli, pour la petite épouse, toutes les roses de notre riadh. Cependant je parvins chez elle les mains vides, car chaque enfant, rencontré dans la rue, me priait gentiment de lui donner une fleur, et, lorsque j’atteignis la demeure de nos voisines, je fus sollicitée par une vieille mendiante accroupie dans la poussière. C’était une pauvre femme hideuse et décharnée ; des haillons cachaient à peine son corps, laissant apercevoir la peau flétrie, la misère des seins et les jambes osseuses. À mon approche, elle arrêta sa complainte :

— Ô Lella, me dit-elle, accorde-moi une petite rose !

Cette demande inattendue fut aussitôt exaucée, et la pauvresse, m’ayant couverte de bénédictions, plongea son visage de spectre dans les fleurs dont ses mains étaient pleines.

On n’entre plus chez Lella Oum Keltoum ainsi qu’autrefois. Un portier garde le seuil, soupçonneux et digne sur sa peau de mouton. Il ne laisse pénétrer les gens qu’à bon escient.

Dans l’ombre du vestibule, se cachant derrière les portes, il n’y a plus de curieuses négresses à épier les passants.

La demeure m’apparut toute différente et cent fois plus belle que je ne pensais, car, aussitôt après les noces, Mouley Hassan mit à la réparer les meilleurs artisans de la ville. En sorte que le palais de Sidi M’hammed Lifrani a retrouvé son ancienne splendeur.

Dans les salles, tous les sofas étaient neufs, bien rembourrés et chargés de coussins. Des haïtis, en velours éclatant, garnissaient les murailles, des tapis d’Angleterre couvraient les miroitantes mosaïques, et de grands miroirs, venus d’Europe, reflétaient la transformation des choses, au milieu de cadres très dorés.

Lella Oum Keltoum s’avance vers moi, le visage plein, avenant et reposé. Des caftans de drap alourdissent mollement ses gestes et lui donnent une imposante ampleur. La sebenia de soie, remplaçant la simple cotonnade planche permise aux vierges, laisse tomber de longues franges multicolores autour de ses joues peintes. Des anneaux d’or, enrichis d’énormes rubis, se balancent à ses petites oreilles brunes qu’ils déforment, et la ferronnière, qui brille au milieu de son front, est constellée de diamants, étincelants à faire jaunir d’envie toutes les sultanes.

Je ne l’ai point questionnée sur Mouley Hassan, et la petite épouse ne m’en a rien dit, mais il semble présent partout en cette demeure. Son nom est dans toutes les bouches, son selham, bien plié, reposait sur un matelas, et le nerf de bœuf, dont il use volontiers avec les esclaves, pendait à la muraille, à côté d’un chapelet et d’un poignard au fourreau d’argent.

Après les premiers compliments et les nouvelles de mon voyage, Lella Oum Keltoum m’entretint, très longuement, de terrains contestés que le Chérif veut acheter… Histoire étrange et bien compliquée pour une petite Musulmane… Cependant cela semble la passionner tout autant que les présents dont son époux la comble, les caftans d’une invraisemblable somptuosité qui emplissent tous ses coffres et les bijoux trop modernes, massifs et surchargés d’insolentes pierreries, qu’elle me fit évaluer avec orgueil.

Lella Oum Keltoum a pris l’assurance tranquille d’une maîtresse des choses. Les négresses y exécutent ses ordres avec empressement. Elles ne traînent plus, négligentes, à travers la demeure, et se tiennent debout, adossées aux portes, humbles et prêtes à servir, ou vaquent dans les cuisines à leurs besognes coutumières.

Elles s’apparentent déjà, par leurs airs repus, aux vigoureuses esclaves du Chérif ; leurs faces camuses et sournoises se sont épanouies ; des foutas neuves ceignent leurs fortes croupes.

Marzaka elle-même a repris tout naturellement la place qui convient. Lella Oum Keltoum la traite avec mansuétude et l’entente semble les unir parfaitement, sans aucune rancœur des querelles passées.

Opulente et nette en son caftan de drap géranium que tempère une tfina de mousseline blanche, la grosse négresse a renoncé aux brocarts fripés qu’elle arborait jadis, hors de propos. Elle se tient, selon la bienséance, un peu à l’écart sur le sofa, tandis que Lella Oum Keltoum siège avec moi au milieu du divan, place honorable d’où l’on aperçoit le patio.

Toujours mielleuse, prompte à l’adulation, Marzaka traite sa fille avec une flatteuse déférence.

Bénédiction[1] ! ô Lella ! répond-elle à ses moindres propos.

Devant nous, le soleil étincelle aux marbres luisants de la cour, à ses ors, à ses mosaïques à ses eaux ruisselant des vasques.

Et les reflets ardents éclairent d’heureux visages apaisés, dans l’ombre de la salle…

Ce n’est plus qu’abondance, plénitude, jouissance de l’être et satisfaction.

Alors, ce que je voulais dire, je ne l’ai point dit, et n’ai point demandé ce que je voulais demander.

Mais, en quittant Lella Oum Keltoum, je me suis écriée :

— En vérité ! la bénédiction d’Allah s’étend sur ta maison !

— Louange à Dieu ! répondit-elle avec conviction. Puisse-t-il nous garder la félicité qu’Il accorda !

  1. Formule très respectueuse d’assentiment, d’inférieur à supérieur.