Derrière les vieux murs en ruines/80

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 322-325).

13 avril.

— La mariée pleure ! la mariée pleure !

Vierge pudique et bien gardée, dont aucun homme ne connaît le visage, ô petite gazelle farouche tremblant à l’approche du chasseur, combien tes larmes réjouiront l’époux !… Puisse Allah, qui les compte, te les rendre en félicités ! Puissent tes filles, au jour de leurs noces, verser autant de larmes que toi et t’honorer de leur douleur ainsi que tu honores ta mère !

Ô mariée, tes pleurs disent ta pureté parfaite.

Les invitées louangent entre elles cette « aroussa » dont l’affliction peut servir d’enseignement aux fillettes qui l’entourent. Et elles félicitent Marzaka d’avoir mis tant de honte au cœur de Lella Oum Keltoum, de l’avoir si bien élevée, si merveilleusement préparée au mariage, car jamais fiancée n’a répandu plus de larmes !

Nulle n’ignore sa résistance, ni la contrainte qui la brise, mais une jeune fille dont l’hymen est célébré avec un si surprenant éclat ne doit-elle pas s’en réjouir secrètement, mesurer l’envie élogieuse des gens, jouir en son cœur des récits émerveillés qui se répéteront de génération en génération ?

Le mariage enfin, qu’il convient d’atteindre dans la tristesse, n’est-il pas le but unique d’une Musulmane, l’inconnu qui vient briser tout à coup la monotonie du temps, le moment suprême d’orgueil et de joie ?

Depuis sept jours, tant de femmes, les plus riches, les plus nobles de la ville, n’ont eu d’yeux et d’attention que pour Lella Oum Keltoum. Toutes les parures se sont étalées autour d’elle ; tous les flambeaux se sont allumés ; tous les parfums se sont épandus ; toutes les chanteuses ont détaillé sa beauté, sa pudeur et son émoi ; toutes les fillettes, réunies dans le Ktaa, ont frémi de désir en la contemplant.

Soudain, à cause d’elle, la vie uniforme et lente est devenue un enchantement de plaisirs, de festins, de musique et de splendeurs.

Docile entre les mains de la neggafa, pliée par la tradition, Lella Oum Keltoum a pris l’attitude rituelle des jeunes épouses. Ses pieds ne touchent plus le sol, ses lèvres ne prononcent plus une parole, ses yeux ne s’ouvrent pas sur les somptuosités environnantes.

Maintes fois, elle fut exposée à l’admiration de l’assemblée, en des atours différents. Et chacune de ses toilettes était plus splendide que la précédente, et chacun de ses bijoux dépassait la richesse des autres, et chacune de ses larmes excitait davantage l’admiration et la louange…

Qui donc n’envierait Lella Oum Keltoum ?

Il faut avoir un cœur de Nazaréenne, sous les caftans de brocart, pour songer avec angoisse au destin qui s’accomplit, pour démêler la révolte et le désespoir à travers les pleurs traditionnels d’une mariée…

Dans le palais de Mouley Hassan où l’on se prépare à recevoir l’aroussa, la magnificence dépassera, dit-on, celle des fêtes qui se déroulent ici.

Lella Fatima-Zohra, très dignement retirée dans ses appartements, ne saurait y assister, mais elle a donné ses ordres et prévu toutes choses afin que les noces de Mouley Hassan soient dignes de leur maison.

Tout est prêt.

L’époux s’impatiente.

Amenez la mule harnachée de velours et d’argent !

Allumez les cierges aux mains des jouvenceaux !

Frappez les instruments !

Voici que la vierge paraît ! Autour d’elle, les danseurs bondissent, les tambourins s’agitent éperdus, les torches répandent leur lumière vacillante et dorée.

Et les gens, attardés dans la nuit, s’émerveillent au passage fantastique du cortège nuptial, tandis que, droite, rigide, sous ses voiles de pourpre et d’or, mystérieuse amazone éblouissante, la mariée pleure…