Aller au contenu

Des Controverses religieuses en Angleterre/02

La bibliothèque libre.
DES
CONTROVERSES RELIGIEUSES
EN ANGLETERRE

deuxième partie.
COLERIDGE – ARNOLD.


IX.

L’Angleterre protestante doit être étudiée dans l’église établie, dans le puritanisme et dans le libre examen. L’église est moins caractérisée par ses dogmes que par son organisation. Ce qui la distingue surtout des autres communions calvinistes, c’est sa hiérarchie, que quelques-uns essaient de rattacher par un lien mystérieux et sacré à la succession apostolique. Par puritanisme, on peut entendre, faute d’un autre mot, l’esprit de tous ceux qui, tels que les puritains du XVIIe siècle, sont opposés à la hiérarchie, et tendent à dégager de plus en plus la foi et le culte de toute forme extérieure. Quant au libre examen, il n’a pas besoin d’être défini. Cette triple division se retrouve partout plus ou moins développée, du moins il n’est pas de pays ni d’époque où l’on n’en puisse apercevoir les germes ou les traces. Quelquefois, comme au moyen âge, le goût, d’un sacerdoce constitué domine tout le reste, et ce n’est que par exception que se rencontre soit le rationalisme philosophique, soit ce juste milieu d’examen et de tradition qui cherche à combiner le plus de religion avec le moins d’église possible ; mais depuis les temps modernes, et surtout en Angleterre, tout cela coexiste, tout cela se déploie librement, et la vie religieuse s’y montre dans toute son activité et toute sa richesse.

Tel est le point de vue auquel s’est placé M. Tayler, qui, dans un ouvrage très intéressant, a retracé l’histoire religieuse de l’Angleterre depuis Wycliffe[1]. Le mouvement que Wycliffe détermina, et qui se propagea jusque dans l’université d’Oxford, peut en effet être considéré comme l’origine de la réformation anglaise. Lorsqu’elle s’accomplit définitivement, le grand rôle que la royauté joua dans l’événement conserva à l’église les caractères de l’organisation romaine plus qu’en aucune autre contrée protestante. La couronne ne modifia la hiérarchie qu’autant qu’il le fallait pour en occuper le faîte. Auguste se fit souverain pontife. On y gagna d’entraîner plus facilement dans la réforme les esprits amoureux de pouvoirs officiels savamment constitués, tous ceux que le droit d’adorer Dieu librement eût effrayés comme un désordre, et qui, sans cela, se seraient cramponnés à l’antique constitution de l’église anglo-saxonne. Cependant l’esprit des lollars s’était perpétué ; il cherchait précisément ce que fuyait l’ancien catholicisme, et il produisit toutes les nuances puritaines, depuis le presbytérien modéré, prêt à reconnaître la suprématie de l’autorité civile sans épiscopat, jusqu’à ces millénaires indomptables, qui regardaient toute autorité comme un joug ou plutôt comme une idolâtrie. À toutes ces sectes, le calvinisme, c’est-à-dire la doctrine de la justification poussée jusqu’à la prédestination absolue, était originairement commun ; mais il se conservait plus pur et plus vif chez celles qui s’éloignaient le plus du culte anglican. Jacques Ier, presbytérien et conséquemment calviniste lorsqu’il était roi d’Ecosse, devint épiscopal en devenant roi d’Angleterre, et l’arminianisme de ses prélats le gagna peu à peu, quoiqu’il persistât à condamner et même à poursuivre jusqu’en Hollande les arminiens. Il se forgea ainsi une religion particulière à l’usage des rois, un certain composé de droit divin, d’absolutisme, de cérémonial romain, une croyance incohérente, athanasienne, arminienne, érastienne, sorte de puseyisme anticipé qui fut la foi des Stuarts jusqu’au moment où elle les ramena à la religion de Louis XIV — et dans son royaume. Laud fut le pontife sincère, mais complaisant, mais tyrannique, de cette religion de cour, et l’on s’explique ainsi pourquoi tout ce qui tendait à l’opposition politique pencha dès-lors vers la rigueur calviniste, pourquoi l’esprit presbytérien devint l’esprit parlementaire. Guillaume III, qui tempérait par les lumières d’un esprit supérieur les doctrines rigoristes dans lesquelles il avait été élevé, fut constamment obligé de se ménager entre l’église et le puritanisme, perpétué sous le nom général de dissent. Heureusement il se forma dans la première deux partis : l’un absolutiste, celui de la haute église, l’autre libéral et plus ou moins latitudinaire, celui de la basse église, comme dans le dissent ; il y eut des sectes excentriques qui ne connaissaient ni transactions ni règle, et des puritains concilians, des presbytériens modérés, de ceux qu’on appelait conformables, quoique de fait ils ne se soient jamais conformés. Entre des hommes tels que Hooker et Cartwright, Tillotson et Baxter, la conciliation eût été facile, et des philosophes chrétiens, comme Cudworth et Locke, n’y auraient assurément pas mis obstacle. C’est dans ce milieu que Guillaume III aspirait à placer le pouvoir. Il y eut de longs efforts pour un rapprochement qui ne s’effectua jamais. En définitive, l’état de lutte dans lequel furent maintenues les diverses croyances, par le balancement de leurs forces, a peut-être été plus favorable à leur conservation et à leur vitalité que ne l’aurait été une liberté paisible pleinement consacrée par les mœurs et par les lois.

L’église épiscopale est une aristocratie. À ce titre, elle tend à s’engourdir dans la possession du pouvoir, et vers le milieu du dernier siècle elle semblait chaque jour moins propre à la propagande et à la controverse. Tout près d’elle cependant, les méthodistes, et dans son sein les évangéliques, lui donnèrent un meilleur exemple. Il y eut conflit, ou, si l’on veut, concurrence entre la tendance ecclésiastique et la tendance puritaine. Pour celle-ci, l’autorité d’un clergé n’est rien, la sainte Écriture est tout : l’organisation par congrégations libres qui choisissent en général leur pasteur, idée importée de Hollande, est la seule forme constitutive qui paraisse apostolique. De tous les dissidens, les presbytériens étaient ceux à qui la séparation avait le plus coûté. Il leur semblait pénible de réclamer en fait la tolérance qu’ils réprouvaient en principe. « La tolérance, c’est la grande Diane des indépendans, » écrivait autrefois le presbytérien Edwards, celui qui dénonçait comme une gangrène la multiplicité des sectes. Même parmi les dissidens, l’honnête, le bienveillant Baxter dit quelque part : « Tolérance ! mot magnifique pour dire le meurtre de l’âme ! Que Dieu m’accorde de ne jamais voir de mes yeux une tolérance établie ! » Les presbytériens seraient entrés volontiers dans un système de compréhension qui eût réuni les principales communions protestantes, au risque d’opprimer celles qui seraient restées dehors. Cette fusion toutefois n’eut jamais lieu, et ils ont enfin été forcés de s’accommoder de cette tolérance dont ils s’obstinaient à méconnaître la légitimité. Puissans dans l’ordre politique, ils ont obtenu pour eux-mêmes, et par voie de conséquence pour les autres, ce que des sectes comme les indépendans, plus touchées des droits de la conscience universelle, n’auraient jamais réussi à obtenir. Pourtant il est juste de le reconnaître, c’est dans ces sectes, aujourd’hui mieux jugées, mères fécondes des grandes congrégations américaines, c’est dans ces austères associations, si longtemps dédaignées par le bel esprit des courtisans et des philosophes, que le libéral disciple de l’Evangile retrouvera les plus beaux exemples de l’application sociale de la maxime de saint Paul : « là où est l’esprit de Dieu, là est la liberté. »

On doit néanmoins convenir que le talent n’y brilla pas d’un aussi grand éclat que dans le sein de l’église. À l’exception de Baxter et d’Owen, on citerait difficilement au XVIIe siècle, des dissidens qui pussent être mis en parallèle avec les écrivains de la communion épiscopale. L’érudition et la littérature, grâce sans doute aux universités, restèrent du côté de l’orthodoxie anglicane, ou si l’art de penser et d’écrire se montra en dehors de ce cercle, ce fut surtout dans cette troupe irrégulière qui se forma sur les flancs de toutes les sectes en arborant la bannière du libre examen. Ceux qu’on appelle exclusivement philosophes ne se constituent pas naturellement en congrégations. Il ne leur faut guère plus que la liberté de la presse. La liberté de se rassembler, celle de prier en commun, leur est à peu près indifférente, et tout en abandonnant quelquefois la croyance des églises établies, ils ne s’en séparent point civilement ; ils continuent d’y faire nombre, et elles prennent en général à leur compte les indifférens. Aussi, de toutes les communions protestantes, est-ce l’église officielle qui a fourni en Angleterre le plus d’adeptes à la liberté de penser. L’influence de la philosophie de Bacon, le progrès des sciences, le ton naturellement sceptique de la cour et du grand monde, encouragèrent cette liberté dans la république des lettres. L’esprit latitudinaire touchait à l’indifférence. Tillotson, ainsi que d’autres évêques, protégeait Firmin, et le socinianisme ne diffère que par quelques nuances du rationalisme pur. « C’est, disait Wilberforce, la dernière étape avant le déisme. » Il serait possible, mais il serait difficile de tracer avec certitude la ligne de démarcation qui sépare les unitairiens chrétiens tels que Locke et Whiston des déistes tels que lord Herbert et lord Shaftesbury. Il faudrait, dans une histoire de la philosophie ou même de la littérature anglaise, un examen très attentif et très délicat pour caractériser, sous ce rapport, cette foule de penseurs et d’écrivains qui souvent, avec un grand éclat de talent et de renommée, se sont montrés sur ce territoire neutre et disputé entre la religion et la philosophie.

Ce qui est particulier à l’Angleterre et peut-être aux pays libres, c’est que ceux qui ailleurs resteraient des écrivains isolés, ou vivraient obscurément dans un schisme individuel, y trouvent bientôt autour d’eux les élémens d’une congrégation, et aspirent souvent à former une secte reconnue. Cette faculté et cette coutume sont de précieuses sauvegardes de la conservation du sentiment religieux parmi les hommes. Partout où l’unité existe, elle multiplie les indifférens. Cependant les croyances qui s’organisent ainsi peuvent en elles-mêmes être considérées comme des systèmes, et aujourd’hui une influence ignorée du dernier siècle tend à les développer sous cette forme : c’est l’influence de l’Allemagne. La langue et la littérature de l’Angleterre ont reçu depuis le commencement du XIXe siècle une forte empreinte de germanisme. L’idée de considérer la religion comme un sentiment intime plutôt que comme une croyance écrite avait été propagée d’abord par Doddridge, puis par les méthodistes, et elle disposait les âmes à subir l’atteinte de cette mysticité que les Allemands mêlent souvent au rationalisme même personne mieux que Schleiermacher n’a réalisé l’union de l’amour du merveilleux et de la confiance dans la raison. Ainsi alliée, la critique allemande est devenue de plus en plus hardie, et une exégèse que rien n’arrête s’est attachée aux monumens du christianisme. On s’est mis peu à peu chez nos voisins d’outre-Manche à étudier les travaux de nos voisins d’outre-Rhin, et l’orthodoxie, les doctrines moyennes, le libre examen, ont également puisé à cette source. Sous le coup de ces nouveautés, la haute église elle-même s’est réveillée. À Oxford, en 1833, un petit nombre de personnes dirigées par des sentimens qui, en 1689, eussent fait d’elles des non-jureurs, se sont réunies pour convenir d’un plan de résistance combinée à l’impulsion démocratique du siècle. La publication des Traités pour le temps, c’est-à-dire contre le temps, a témoigné au monde de leur existence. Un soin curieux de revenir à la tradition, un archaïsme prétentieux dans les formes du culte, une certaine attention à s’éloigner du pouvoir, qui d’ailleurs ne recherche pas leur appui, plus de zèle pour les œuvres que pour la méditation et la contemplation religieuse, un mélange singulier d’esprit du monde et de dogmatisme professionnel, distinguent cette petite portion du clergé, qui s’intitule anglo-catholique, à la tête et à l’extrémité de laquelle se place le docteur Philpotts, évêque d’Exeter. L’agitation et la controverse se sont propagées de proche en proche, et c’est dans le sein longtemps paisible de l’église que se produit aujourd’hui le plus de mouvement. Ces dissensions intestines semblent par momens en menacer la flot tante unité. Ils ne sont pas rares, ceux qui prédisent pour un avenir assez prochain la réforme radicale de l’église. Assurément une communauté qui a pu compter dans son sein des hommes aussi différens que Laud, Burnet et Wesley, qui a compris de nos jours l’archevêque Whately et l’évêque Philpotts, l’évêque d’Oxford et celui de Hereford, en même temps que l’archidiacre Hare et le docteur Arnold, en même temps que les révérends Kingsley et Maurice, semble en proie à une guerre domestique, présage de sa dissolution. Heureusement l’Angleterre est le pays où les institutions le plus menacées par les prophéties des publicistes sont accoutumées à les décevoir par leur durée, et sur ce point je me garde de rien affirmer. Bornons-nous à reconnaître une fermentation intellectuelle plus vive dans l’église que parmi les dissenters. Les doctrines qui font le plus de bruit en ce moment sont nées dans le clergé de l’état, et les congrégations libres sont relativement stériles et silencieuses. Cependant les trois élémens religieux distingués par M. Tayler subsistent, chacun avec sa tendance, ses avantages et ses défauts. Dans l’église, le principe de la tradition peut être exagéré jusqu’à l’immobilité, arriver même jusqu’à la réaction : c’est en tombant dans cet excès que les anglo-catholiques ont provoqué des protestations redoutables pour le statu quo. Dans le puritanisme, le respect de l’Écriture peut tuer l’esprit au profit de la lettre et bannir du christianisme la méditation et la science. La liberté de penser tempère utilement l’église et le puritanisme ; mais elle peut affaiblir la religion comme sentiment en la rendant exclusivement déductive, et comme lien social en faisant uniquement dominer l’indépendance de la raison individuelle. Toutefois ces trois élémens sont nécessaires au moins dans nos sociétés modernes, et l’humanité ne se développe pleinement que lorsqu’une libre carrière est ouverte à ces divers et féconds principes d’ordre et de mouvement, de moralité, d’intelligence et de vérité.


X

S’il fallait rattacher à une seule cause de fait l’existence des dissentimens qui troublent l’église anglicane, on pourrait s’en prendre à celui de ses trente-neuf articles qui l’oblige à professer le symbole d’Athanase. La question de la justification, fondamentale dans le protestantisme, ramène naturellement à celle de la Trinité, car la rédemption n’est pas séparable du rédempteur. En général il n’y a pas entre les églises protestantes et la nôtre de dissidence sur la Trinité, dont le Messie est la seconde personne. Cependant, quelque formels que soient sur ce dogme les termes des anciennes confessions des réformés, la liberté et l’habitude d’interpréter l’Écriture ont conduit parmi eux plus d’un chrétien à concevoir la divinité du Sauveur en ce sens seulement que le Sauveur est divin. À l’aide de cette dernière expression, on peut, sans hérésie déclarée, cesser de croire à l’identité de substance entre le Créateur et le médiateur ; la foi de Nicée s’altère d’abord au fond, puis dans les termes. Il y a quarante ans qu’en Allemagne on l’eût assez difficilement rencontrée dans sa pureté et dans sa rigueur, et même aujourd’hui on pourrait ne pas l’y retrouver toujours jusque sous les apparences de l’orthodoxie. Tout le monde a entendu parler de la Vie de Jésus-Christ de Neander. C’est un livre écrit en réfutation de l’ouvrage de même titre qui a rendu fameux le nom de Strauss. C’est pour en réparer le scandale qu’un ministre de l’Évangile, objet des respects de l’église de Berlin, a composé un nouveau récit qu’il a voulu faire orthodoxe. Et cependant on ne sait pas avec la dernière précision, après l’avoir In, ce que l’historien pense du héros d’une si merveilleuse histoire. On voit bien à chaque page que le divin est en lui ; mais ce n’est pas la nécessairement le Dieu fait homme, car dans tout homme il y a du divin, la pensée de Dieu seulement ne peut venir que de Dieu même. Si donc la divinité de Jésus-Christ consistait seulement à être divin, ce dogme fondamental comporterait des interprétations bien diverses, et une certaine ambiguïté faciliterait l’orthodoxie. Dans la pratique, on exige rarement plus de précision en pays protestant. Longtemps du moins il y a suffi de professer qu’on est sauvé par le Christ ou que la justification vient de la rédemption.

Cependant l’acte de la rédemption est enveloppé d’une obscurité bien profonde ; ses effets seuls nous sont révélés. Sans doute il y a de l’incompréhensible dans le dogme de la Trinité ; mais il peut être exprimé en termes formels et connu avec exactitude. Il n’en est pas de même de la rédemption. La foi nous enseigne qu’elle a été nécessaire, efficace, et que le salut de l’homme en dépend. Il n’est guère possible et il n’est pas fort utile d’en savoir davantage. Les mots de sacrifice, d’expiation, de propitiation, de rachat, etc., ne font connaître que jusqu’à un certain point l’acte mystérieux qui a sauvé le genre humain, et ce devient une question impénétrable dès qu’on veut en faire une matière de science au lieu d’un article de foi. C’est un des points sur lesquels l’erreur est le plus difficile à éviter, et une des preuves de sagesse de l’église catholique est d’avoir peu encouragé l’examen de la question posée par le moyen âge sous cette forme : Cur Deus homo ? Les protestans ont été moins réservés, et l’atonement, comme disent les Anglais, l’atténuation, l’expiation est encore le sujet des recherches les plus ardues et des plus subtiles dissidences. Il semble, au premier abord, que rien ne serait plus important pour décider cette question que d’être fixé invariablement sur celle de la nature même, humaine ou divine, du médiateur, et cependant on pourrait citer de très pieux et même de très habiles écrivains qui ont soutenu des principes rigides sur la justification sans faire preuve d’une adhésion complète à la divinité absolue du justificateur.

L’église épiscopale, ainsi qu’on l’a déjà vu, peut se croire à l’abri de toute indécision à cet égard, non-seulement par les deux premiers des trente-neuf articles qui expriment la pure doctrine trinitairienne, mais par l’article VIII, qui prescrit de recevoir et de croire en entier les trois symboles. Or dans le nombre, outre le symbole des apôtres, il y a celui de Nicée, dont les expressions sont formelles ; il y a surtout le Credo d’Athanase, qui ne laisse guère d’issue à une hérésie dérobée. On sait que cette antique confession, qui, sans être l’œuvre du grand évêque dont elle porte le nom, est acceptée et enseignée dans notre église, contient, avec une énonciation très didactique des élémens du dogme de la Trinité, l’affirmation trois fois répétée que la croyance à la Trinité et à l’incarnation, telles qu’elle les exprime, est indispensable à quiconque veut être sauvé, quicumque vult salvus esse. Or l’obligation de souscrire à ces conditions inexorables du salut est encore imposée de par la reine Elisabeth à quiconque veut être non-seulement sauvé, mais gradué en théologie, et cette obligation serait devenue bien pénible pour la sincérité, si, précisément parce qu’elle est pénible, on n’avait trouvé des biais pour s’y conformer sans engager sa conscience, c’est-à-dire des moyens décens de n’être pas sincère. Sous peine de damnation éternelle, on déclare souscrire à une confession de foi dont les termes sont incessamment éludés par tous les artifices de la prédication et de l’enseignement. Il est donc bien concevable que non-seulement Tillotson, mais le docteur Waterland lui-même, un des plus célèbres et peut-être le plus habile des défenseurs anglicans du dogme de la Trinité, aient exprimé le désir de voir l’orthodoxie délivrée du Credo d’Athanase. Baxter a protesté n’en accepter que ce qui touche l’essence du dogme, non la condamnation prononcée contre l’erreur. Blackburne n’a consenti d’abord à le signer qu’en le restreignant, en l’annulant peut-être par le sixième des trente-neuf articles, qui défend de rien exiger comme article de foi en dehors de l’Écriture sainte, puisqu’elle contient tout ce qui est nécessaire au salut. Arnold n’accepte les trois symboles que comme témoignages historiques de l’antique foi de la société chrétienne, et il n’entend par là que s’engager en faveur de l’église universelle contre toutes les hérésies, depuis Arius jusqu’à Socin. La restriction mentale a donc presque toujours accompagné l’adhésion obligée aux formules d’Athanase, et, après avoir obéi à cette contrainte légale, on l’a souvent discutée ; mais comme elle résulte de statuts organiques, on ne la peut discuter sans remettre en question à la fois les rapports du dogme et de la loi, ceux de l’église et de l’état, et jusqu’à la singulière combinaison qui, réunissant sur la même tête la suprématie religieuse et la royauté constitutionnelle, autorise une simple femme à régler la croyance publique, et l’expose à en subordonner l’ex pression inaltérable aux volontés d’une majorité ministérielle. Un ambassadeur espagnol disait à une fête de la reine Elisabeth : « Je viens de voir danser la tête (the head, le chef) de l’église d’Angleterre. » Il n’est guère moins étrange de voir l’expression d’un dogme éternel mise éventuellement aux voix dans une assemblée et pouvant être déclarée légalement obligatoire ou indifférente, suivant que les élections auraient donné le pouvoir à Bolingbroke ou à Walpole, à lord Derby ou à lord John Russell. Il y a bien une autre manière de pourvoir aux nécessités de l’orthodoxie. La couronne peut statuer par des canons, qui ne vont point au parlement comme les statuts. L’archevêque Whitgift conseilla à la reine Elisabeth de préférer le premier mode au second, et un livre de canons est encore en vigueur, qui a été ratifié par lettres patentes en 1604, sans avoir été législativement approuvé ; mais outre que le pouvoir de procéder ainsi a été contesté, aucune sanction ne saurait être attachée à de semblables ordonnances. Rien n’est obligatoire en Angleterre, si l’on ne peut y être contraint par jugement. Or les cours de justice n’appliquent que les lois. Les canons d’ailleurs ont besoin d’être préparés par la convocation, c’est-à-dire par deux assemblées, l’une représentant le clergé de la province de Cantorbéry, l’autre celui de la province d’York. La désuétude et un certain discrédit ont atteint cette institution. Il est même douteux que les trente-neuf articles aient été intégralement soumis à cette double délibération ; mais ils ont été par les deux chambres érigés en loi de l’état. Lorsque Guillaume III tenta de réunir toutes les parties de la société protestante, les formulaires et les livres officiels de l’église furent renvoyés à une commission qui devait préparer un plan de révision. La convocation et finalement les deux chambres devaient successivement en délibérer. Dans la nouvelle rédaction, l’article VIII fut au moment d’être changé. Cependant, malgré Tillotson et Burnet, on n’osa supprimer la mention du Credo d’Athanase, et l’on adopta seulement un amendement de Stillingfleet qui n’appliquait les clauses de damnation qu’à ceux qui niaient obstinément et dans sa substance même la foi des chrétiens. Cette proposition, bien modeste, ne trouva pas grâce dans la convocation, où la haute église était prépondérante ; tout pro jet de réforme fut abandonné, et le célèbre Credo est resté loi de l’état. Transformer en obligation civile l’adhésion à une déduction métaphysique aussi compliquée, et obliger des hommes bienveillans et justes à signer l’arrêt de damnation de ceux qui s’y refusent, est en soi une telle violence faite à la conscience, qu’on s’explique sans l’excuser le parti pris par tant d’honnêtes gens de recourir à l’expédient du jésuitisme pour se tirer d’un si mauvais pas ; mais depuis le réveil des sentimens religieux et surtout des controverses religieuses, on est devenu plus sévère. Il s’est élevé des scrupules et des critiques. On a trouvé moins simple de prononcer des anathèmes de style, d’adopter sans foi une profession de foi, et la discussion, portée sur ce point délicat, a visiblement embarrassé l’église. Les orthodoxes consciencieux ont reconnu que c’était donner trop d’avantage à l’incrédulité que d’imposer pour symbole un texte qu’on signe et auquel on déclare ne pas croire après l’avoir signé. Les amis de la tolérance ont trouvé odieux de fermer la carrière du culte ou de l’enseignement à ceux qui seraient trop sincères pour faire de la profession d’un dogme une mensongère formalité. On a reconnu que cette uniformité forcée de langage couvrait des apparences de l’unité la division et le conflit, — que, prise au sérieux, elle pouvait éloigner de la vigne du Seigneur des ouvriers aussi fidèles et aussi utiles que Leland ou Chalmers, et qu’enfin elle offrait un motif avouable, tout au moins un décent prétexte pour se séparer de l’église à ceux qui, pour se dispenser d’être chrétiens, n’ont qu’à dire qu’ils ne sont pas athanasiens. Ainsi la sincérité, la piété, la foi, trouvent une contrainte insupportable dans un règlement où la dissimulation, l’indifférence et le scepticisme trouvent un subterfuge. Ce qui a été établi en faveur de l’orthodoxie favorise l’in crédulité. Cette imputation d’incrédulité ne saurait être indistinctement adressée à tous les genres d’ariens, d’unitairiens, de sociniens. Il serait choquant de contester la sincérité chrétienne du savant auteur de la Crédibilité de l’Histoire de l’Évangile, de ce docteur Lardner, dont l’église romaine aime à invoquer l’autorité, et celle de Grotius n’a jamais été récusée par les sages amis de la religion ; mais on ne saurait soutenir que la liberté illimitée de penser n’ait jamais pris le voile officieux de la simple hérésie, et lorsque des écrivains unitairiens semblent faire cause commune avec Strauss et Feuerbach, lorsque la traduction du Cours de Philosophie positive de M. Auguste Comte figure dans les mêmes catalogues auprès des traités de Milton et de Clarke, de tels rapprochemens sont suspects, et compromettent le crédit moral de ceux qui semblent ainsi se cacher dans une confusion douteuse.

On doit comprendre par là, malgré certaines apparences, et quoi que les mots du langage évangélique se retrouvent sur presque toutes les lèvres, comment la controverse religieuse jouit au fond d’une grande liberté. Elle a l’air d’être parquée dans le cercle des sectes chrétiennes ; mais ce cercle est si large qu’il renferme la plus grande partie du domaine de l’esprit humain. Des opinions variées, des opinions extrêmes, moyennant quelques ménagemens de paroles, peuvent se produire dans la lutte et se mesurer presque sans contrainte. Non-seulement le dissent, comme on dit, embrasse tout et peut couvrir jusqu’à la négation intégrale, mais sous le pavillon de l’église même on peut abriter, en fait de systèmes, une véritable contrebande de guerre. Cette liberté donne quelquefois aux publications du clergé une valeur philosophique qui les rend plus propres à faire réfléchir les incrédules et à ébranler les doutes, voire les certitudes des purs rationalistes, que la redite monotone des décisions d’une autorité immuable et médiocre. En tout cas, limités même à la question purement temporelle des rapports de l’église et de l’état, les débats religieux ont pris en Angleterre depuis quelque vingt ans un intérêt et une portée qui leur mériteraient d’être plus connus.

On sait à peu près que l’Angleterre est un pays libre. Jusqu’où va cette liberté, on le sait moins communément. Cette foule de vieilles institutions, de vieux usages, ces noms historiques d’hommes et de choses, le caractère peu philosophique d’une législation qui ne pro clame aucun principe et qui se pique plus d’être sensée que logique, de satisfaire à la nécessité qu’aux idées, l’empire des mœurs qui prescrivent ou prohibent bien des choses indifférentes ailleurs, cette intolérance écrite encore dans le code de l’église et de la monarchie, tout cela persuade à beaucoup de personnes que la liberté anglaise n’est guère que la liberté politique, et que sous ce beau nom on cache uniquement le jeu stratégique des partis parlementaires, en voulant dire seulement qu’une arène est ouverte où le pouvoir est disputé. Ce n’est pas à nous de nier que cela aussi soit de la liberté, et ceux qui prêchent contre le gouvernement représentatif ne nous ont pas convertis ; mais indépendamment de l’existence et du pouvoir des deux chambres, il y a encore en Angleterre une liberté civile, pratique, dont tout le monde use sans bruit, sans effort, comme de l’air qu’on respire, et quand on pénètre dans la vie commune, on est surpris chaque jour de ce qu’on découvre de différence entre l’existence d’un sujet anglais et celle de l’habitant d’un pays bien administré. Croirait-on par exemple (et je ne cite pas cette singularité pour qu’on l’envie), croirait-on que dans cette Angleterre si prude, si célèbre pour le cant, où Byron et Shelley ne pouvaient pas vivre, parce qu’en effet l’opinion de leurs cercles était d’une âpre intolérance, il y ait eu (et il y a sans doute encore) une propagande d’athéisme, et il se soit ouvert de publiques conférences où le tenant s’est posé pour combattre à tout venant l’existence de Dieu ? M. Holyoake est un gentleman qui s’est donné la triste tâche non-seulement de signaler les abus et les fautes de toutes les églises, mais encore d’établir, sinon que Dieu n’existe pas, au moins qu’il est impossible et inutile de savoir s’il existe. Il publie un journal hebdomadaire, the Reasoner, pour la propagation de ses idées, accompagnées, comme il convient, d’une bonne dose de socialisme, et il a composé un assez grand nombre d’ouvrages qui, si l’on en juge par quelques citations, ne sont pas du moins excentriques par la forme. Le 24 mai et le 1er juin 1852, une discussion publique eut lieu à Londres, à l’Institution scientifique, entre le révérend Henri Townley et M. Holyoake sur cette question : « Y a-t-il preuve suffisante de l’existence d’un Dieu, c’est-à-dire d’un être distinct de la nature ? » Les discours prononcés sont imprimés, et si cette controverse ne contient rien de bien neuf, elle est remarquablement exempte d’aigreur et de violence. Comme l’athéisme, quoi qu’on fasse, est une fort mauvaise enseigne, la doctrine de M. Holyoake a pris le nom moins scandaleux de sécularisme. Notre origine et notre fin sont des choses impénétrables, c’est un passé et un avenir qui ne nous importent pas : nous vivons dans le siècle, et nous devons y vivre le mieux possible ; voilà le sécularisme. Sous ce nom, quelques sociétés se sont formées. Il y a des conférences, il y a des cours publics où s’enseigne la doctrine. En 1854, la Société éclectique de Glasgow adressa une sorte de défi au docteur Anderson, qui s’était escrimé publiquement contre un théologien catholique, et elle l’en gagea à se mesurer avec M. Holyoake. M. Anderson refusa, mais de signa à sa place le révérend Brewin Grant, et pendant six séances tenues dans la salle de la Cité, sous la présidence du bailli Mac-Gregor, et en présence de trois mille personnes, une controverse fut instituée et soutenue sur cette question : « Le sécularisme est-il en désaccord avec la raison et le sens moral, et condamné par l’expérience ? » Le débat fut très vif, et le tenant de l’irréligion presque toujours réduit au l’on de l’apologie. Ce colloque n’a pas été le seul de ce genre, et il faut ajouter que le tout n’a pas fait grand bruit. C’est néanmoins une singularité qui méritait d’être notée, et, sans conseiller à personne de l’imiter, je conseillerais fort à tout le monde de ressembler au peuple à qui de telles choses ne font aucun mal, véritable Mithridate que le poison n’atteint pas. Or, si l’extrême tolérance d’un sain et vigoureux organisme peut aller jusque-là, combien à plus forte raison, dans la lice où se mesurent des opinions modérées, où des théories protégées par quelques-uns des grands noms de l’esprit humain se disputent le prix de la vérité, la libre discussion doit-elle être autorisée par le droit et par l’usage, et doit-il être permis d’agiter avec indépendance les graves et éternelles questions que la religion transforme et ne supprime pas !

Après avoir constaté cette liberté de discussion, il reste à montrer comment on en use. On a vu que le réveil de l’église au dernier siècle est dû à la question de la justification, première origine de la réforme. Les méthodistes dans le dissent et les évangéliques parmi les orthodoxes ont remis en vigueur les principes de Calvin. Le clergé officiel se montra d’abord indifférent ou dédaigneux. Libéral, il tenait pour un christianisme plus moral que dogmatique, fondé sur l’utilité plus que sur la vérité, et dont William Paley était l’apôtre. Conservateur, il ne semblait touché que du soin de défendre, d’accord avec le gouvernement, le matériel de son institution. Telles étaient à la fin du dernier siècle la haute et la basse église. Aujourd’hui il s’est formé une large église, broad church, qui par un côté touche à l’esprit réactionnaire, par l’autre à l’esprit réformateur. Elle attire tour à tour et repousse les dissidens suivant leur tendance. Hostile en même temps au rigorisme et au scepticisme, elle ne craint pas la controverse, et sépare peu la foi de la méditation et de la science. Une certaine philosophie religieuse s’est élevée dans son sein, et déjà elle a produit des écoles diverses dont les analogues n’existaient pas au dernier siècle ; mais avant d’en esquisser les caractères il faut remonter à leur origine, c’est-à-dire qu’il faut parler de l’Allemagne et de Coleridge.


XI

Le nom de Coleridge n’est pas inconnu parmi nous. On sait que c’est celui d’un poète qui fut un des astres de la pléiade des lakistes. La méditation en présence de la nature inspirait à cet esprit rêveur et profond des vers qui ne sont pas sans beauté, et qui émeuvent la pensée sans la charmer toujours. On sait moins communément qu’il était un éminent critique, un philosophe, un théologien, et que ses nombreux ouvrages en prose ont exercé sur la partie la plus sérieuse du public une influence qui subsiste encore. Les questions spirituelles ou temporelles qui intéressent l’église ne se discutent guère sans que son nom soit de nouveau prononcé, et le docteur Arnold, qui a lui-même joué dans l’Angleterre religieuse un rôle si important, a écrit plusieurs fois que Coleridge n’avait point laissé d’égal après lui. Il faut donc connaître un peu sa personne avant d’exposer ses idées.

Sa biographie serait curieuse et facile à rendre complète. Il a beaucoup écrit sur lui-même. Son fils et son neveu, en publiant ses mémoires littéraires et ses ouvrages posthumes, ont pris soin de le faire connaître. Dans les réminiscences, dans les lettres imprimées de ceux qui ont vécu avec lui ou avec Southey, son beau-frère, dans les recueils de critique et de controverse, on trouverait toutes les informations nécessaires pour raconter une vie et tracer un portrait, et l’on intéresserait le lecteur sans lui faire aimer peut-être celui dont on l’aurait entretenu. N’en disons que quelques mots. Samuel Coleridge avait vingt-deux ans, lorsqu’en sortant de Cambridge il rencontra à Oxford Robert Southey, encore plus jeune que lui. Il se forma aussitôt entre eux une amitié qui devait être souvent interrompue. Tout alors les rapprochait, mais surtout la poésie et la philosophie. C’était en 1794. Coleride et Southey partageaient l’enthousiasme général pour la révolution française. Ils tardèrent peu à trouver insupportables le séjour et le gouvernement des universités ; ils prirent leur vol du côté du monde. Dans leurs rêves de réforme sociale, ils projetèrent l’établissement d’une colonie de régénération sur les bords de la Susquehannah. Cette colonie devait se composer d’esprits d’élite et s’appeler en conséquence la Pantisocratie. Ils tenaient à réunir douze Socrates seulement comme premiers planteurs, et ils ne furent jamais que quatre. Comme il fallait des fonds pour l’entreprise, les deux amis se mirent à écrire. Songeant dès-lors à l’avenir de la société nouvelle, ils épousèrent les deux sœurs. Malheureusement, en s’occupant des moyens, ils oublièrent bientôt le but. La pantisocratie alla se perdre parmi les songes, et cette vie d’expédiens littéraires par laquelle commencent tant d’hommes de talent fit subir aux deux beaux-frères ses rudes épreuves. Southey pourtant n’eut pas trop à s’en plaindre. De ses premières années datent quelques-uns des poèmes qui comptent encore dans sa renommée. Coleridge, plus méditatif, mais qui disposait moins librement de ses facultés quand il fallait produire autre chose que des pensées, vécut plus péniblement, et lutta longtemps contre les incertitudes de sa destinée et de son esprit. Après avoir publié un volume de vers, il entreprit un journal hebdomadaire, le Watchman, qui devait tomber au dixième numéro. Tout en voyageant pour recueillir des souscriptions, il s’arrêtait le dimanche pour prêcher dans les chapelles unitairiennes, car, ainsi que Southey, il avait commencé son émancipation intellectuelle par l’abandon de l’orthodoxie anglicane. Il était pourtant resté, dit-il, trinitairien ad normam Platonis ; mais il n’avait pas su voir encore la vraie nature de la Trinité dans saint Jean, et prêchait une doctrine qu’il appelle psilanthropique : c’est, je crois, l’arianisme pur. Il convient avoir erré seize mois hors de la foi catholique (on sait qu’un Anglais, par ces derniers mots, n’entend pas la foi de l’église de Rome). Aussi, lorsque Coleridge eut renoncé au Watchman, lors qu’il eut essayé de se faire précepteur, d’ouvrir une école et d’écrire dans les journaux de Londres, il accepta l’invitation de s’établir à Shrewsbury comme ministre unitairien ; il fit son sermon d’épreuve, et ravit son auditoire, s’il faut en croire un témoin d’un goût difficile, William Hazlitt, qui l’entendit, et dont le père était à Wem ministre de la même croyance. Coleridge ne s’attacha pas cependant aux fonctions pastorales. Il s’était alors étroitement lié avec Wordsworth, et, s’excitant l’un l’autre, tous deux ne rêvaient que poésie ; chacun avait fait sa tragédie. Celle de Coleridge, le Remords, ne devait être donnée au public que quinze ans plus tard. Les Wedgewood, qui se sont fait un nom célèbre dans les arts céramiques, s’intéressaient vivement à lui, et voulaient qu’il s’adonnât exclusivement aux lettres. Grâce à leur généreux secours, il rentra en possession de sa liberté, quitta Shrewsbury, et publia bientôt en commun, avec Wordsworth, les Ballades lyriques, recueil inspiré par le génie de la poésie allemande, et qui fut comme l’éclatant début de l’école des lacs (1798). L’automne suivant, les deux poètes partirent en semble pour l’Allemagne. Ce voyage exerça une influence décisive sur les opinions et sur le talent de Coleridge.

Lorsqu’à son retour en effet il épousa peu à peu les idées politiques et religieuses qui dominaient alors, quand il devint l’implacable ennemi des doctrines françaises, le censeur dédaigneux des maximes du siècle, l’adversaire rétrospectif de Locke, de Clarke et de Paley, l’objet des plus mordantes critiques de la Revue d’Edimbourg, on ne manqua pas d’opposer sa jeunesse à son âge mûr, et de lui rappeler avec dérision qu’il n’avait pas toujours été si ferme dans la foi de l’église et de l’état. Il aurait pu répondre que ses critiques n’avaient pas aperçu en lui dès l’origine un platonisme vague qui pouvait le conduire sans secousse à un christianisme raisonné, et qui surtout, transformé par les enseignemens des chaires germa niques, devait le séparer définitivement des systèmes de morale fondée sur la prudence et de politique fondée sur l’utilité, longtemps en crédit dans sa patrie. Sans nier d’ailleurs qu’il eût débuté par des erreurs, il s’est toujours défendu d’avoir été unitairien à la manière de Priestley, et sans désavouer l’enthousiasme réformateur qui réchauffait à vingt ans, il a prétendu n’avoir, à aucune époque, demandé ou flatté le gouvernement de la démocratie. Lorsqu’on lit l’adresse qu’il publiait en 1795 à Bristol comme programme de la société pantisocratique, on reconnaît un esprit plutôt chimérique que révolutionnaire. Aucun excès populaire n’y trouve une apologie, ce n’est point un appel au désordre : c’est un plan d’éducation universelle, comme base d’une société régénérée. Seulement il ajoute ces mots singuliers : — Pour réaliser ce programme, il faut une foi pratique dans la doctrine de la nécessité philosophique. — Et, comme témoignage de ce qu’était alors sa philosophie on ne doit pas oublier qu’étant devenu père en 1796, il donnait à son fils le nom de Hartley, tant était grande alors son admiration pour le philosophe qui fut le continuateur de Locke et le maître de Priestley et de Bentham.

Il n’en était plus la à son retour d’Allemagne. Quand il visita ce pays, Kant y régnait. Coleridge entendit dans les universités les leçons de ses élèves. Il reçut la puissante impulsion de cette philosophie, qui parut aux contemporains une découverte dans l’ordre moral comparable à celle de Newton dans l’ordre physique. Kant a dit lui-même que la aussi il ne fallait, comme autrefois Copernic, que retourner le système du monde pour trouver le véritable. En faisant connaissance avec la philosophie critiqué ; Coleridge cependant ne l’accepta pas tout entière, je doute même qu’il l’eût étudiée dans toutes ses parties ; mais il adopta résolument, irrévocablement, quelques-unes de ses distinctions fondamentales, tâcha de s’approprier sa méthode, et réussit, chose plus facile, à s’approprier son langage. C’était assez pour qu’en rentrant en Angleterre il parût marqué d’un cachet d’originalité.

Nous ne le suivrons pas maintenant dans les travaux singulièrement variés qui remplirent, depuis le commencement de ce siècle, sa triste et brillante carrière. La poésie lyrique, narrative, dramatique, et la presse quotidienne l’attirèrent tour à tour et lui valurent des succès. Il vécut à Londres et à Keswick, dans le monde des journaux et sur le bord des lacs. Il fut un poète rêveur et contemplatif, un polémiste âpre et hautain. Isolé partout, peu goûté, vanté cependant, il servit le parti dominant sans lui plaire, et parvint à se faire admirer plus souvent que comprendre. Le torysme bientôt dégénéré de l’école de Burke était devenu quelque chose de trop pratique et de trop routinier pour bien apprécier un novateur qui lui venait en aide avec d’apparens paradoxes ; mais ses adversaires l’entendirent assez bien pour lui rendre inimitié pour inimitié, et ne lui point épargner d’acerbes critiques. Chez lui, la pensée, assez élevée pour paraître inaccessible, ne compensait point la hauteur par l’éclat. Il ne se saisissait pas des esprits, tout en voulant les dominer. Trop évidemment le public était pour lui le vulgaire, et en l’appelant profane, il l’éloignait. Il décourageait ses amis, qui ne pouvaient le suivre, et son caractère ne regagnait pas ceux qu’aliénait ou embarrassait son esprit. Sa vie, comme ses ouvrages, avait une sorte d’obscurité mal réglée dont profitaient ses ennemis. Son talent, bien qu’éminent à beaucoup d’égards, manquait de cette beauté limpide qui frappe tous les yeux, et il n’a peut-être rien produit d’achevé. Comme penseur, il voyait loin plutôt qu’il ne voyait clair. Comme écrivain, son imagination était plus forte que brillante ; c’était un coloriste sans lumière. Les succès du poète devaient donc être contestés ; l’influence du philosophe devait être lente. Malgré la vive admiration qu’il inspirait à lord Byron, j’ignore si sa gloire poétique est restée à la hauteur qu’elle semblait avoir atteinte ; mais sa renommée philosophique a grandi assurément depuis sa mort.

Coleridge est mort en 1834. Avant de résumer ses doctrines, il veste à remplir un devoir sévère. Lorsqu’on lit ses écrits, on croit remarquer un certain défaut de calme et de sérénité, ces attributs indispensables du philosophe religieux. Une expérience douloureuse de l’infirmité morale de la nature humaine se trahit dans le rigorisme laborieux qu’il s’impose, et en même temps ses ouvrages manquent de cette heureuse ordonnance, de cette clarté générale, de cette science de composition, qui sont comme les marques d’une parfaite sagesse. Ses traités sont des amas de fragmens mal joints où se rencontrent de belles choses et des passages qui font penser. On ne serait pas surpris que l’auteur de tout cela ne fût un esprit malade, et il en était ainsi. Plus de trente ans avant sa mort, Coleridge était allé demander au climat de Malte pour ses nerfs excités et affaiblis une guérison qu’il n’obtint pas. C’est que dès-lors un goût étrange et funeste, qui parut un moment près de devenir le mal des gens de lettres, le goût de l’opium, avait commencé à troubler la vie et les facultés de celui qui se croyait un disciple de Platon. Ce goût devint une manie, et comme une fureur qu’on ne peut se borner à plaindre, car ce serait trop d’indulgence. Mais que pourrions-nous dire qui égalât le terrible jugement prononcé par Coleridge sur lui-même ? On ne lira pas sans émotion la lettre suivante, qu’il écrivait en 1814 à un ami, M. Wade.

« Cher monsieur, — car je suis indigne d’appeler un honnête homme du nom d’ami, — moins encore vous de l’hospitalité et de l’affection duquel j’ai abusé. — Acceptez cependant mes supplications pour obtenir votre pardon et vos prières.

« Concevez un pauvre misérable être qui depuis beaucoup d’années s’est efforcé d’écarter la souffrance par un recours constant au vice qui la reproduit. Concevez un esprit en enfer occupé à tracer aux autres la route de ce ciel d’où l’excluent ses crimes. En un mot, concevez ce qu’il y a de plus pitoyable, de plus abandonné, de plus désespéré, et vous vous formerez une idée aussi passablement juste de mon état qu’il est possible à un honnête homme de l’avoir.

« J’étais habitué à trouver très dur ce texte de saint Jacques : « Celui qui offense en un point offense dans tous. » Maintenant j’en ressens la redoutable, l’effrayante vérité. Parle seul crime de l’opium, de quel crime ne me suis-je pas rendu coupable ! Ingratitude envers mon Créateur ! et pour mes bienfaiteurs injustice ! et cruauté dénaturée pour mes pauvres enfans ! Mépris de moi-même enfin, pourtant de manques de parole, et trop souvent de mensonges actuels !

« Après ma mort, je supplie qu’un récit complet et sans réserve de ma misère et de sa criminelle cause soit rendu public, afin qu’au moins ce terrible exemple puisse faire quelque peu de bien.

« Puisse Dieu tout-puissant vous bénir et avoir pitié de votre toujours affectionné et reconnaissant dans son cœur — S. T. Coleridge. »

Après une pareille lettre, tout ce qu’on ajouterait serait de la déclamation. Il vaut mieux laisser l’homme et venir à ses ouvrages.


XII

Voici les titres de cinq des plus importants. — L’Ami (The friend) est une suite d’essais « pour aider à la formation de principes fixes en politique, en morale et en religion, avec des amusemens littéraires entremêlés ; » je viens de traduire le second titre, qui suffit pour donner l’idée d’un recueil où l’on trouve de tout, des dissertations, des biographies, des nouvelles, des choses très remarquables et de très médiocres. Les Confessions d’un esprit qui cherche se composent de sept lettres sur l’autorité de l’Écriture sainte, la manière de l’interpréter et de concevoir en quel sens et dans quelle mesure elle est inspirée. Dans les Secours pour la réflexion, l’auteur emprunte aux bons théologiens de l’Angleterre, et surtout à l’archevêque Leighton, des passages qu’il qualifie d’aphorismes, et qu’il commente ensuite dans une glose développée. Il en résulte un traité des points fondamentaux de la doctrine chrétienne, de ceux du moins que Coleridge tenait pour fondamentaux. À l’exemple de Luther, de Selden, de Wilson, il a laissé aussi des Propos de table, et c’est dans ces souvenirs de pensées fortuites ou d’entretiens improvisés qu’au dire de certains critiques, il a montré le plus d’esprit. Enfin une lecture instructive est celle de ses quatre volumes de Literary Remains. Sans compter des remarques fort estimées sur Shakspeare, on y trouve d’intéressans extraits des principaux divines de l’Angleterre. On peut douter que l’église et les diverses communions chrétiennes aient produit en ce pays des talens égaux en valeur littéraire à quelques-uns de ceux de la chaire française, et Jeremy Taylor, quoique Coleridge l’ait appelé le plus éloquent des écrivains sacrés, n’est pas, ce semble, au niveau de Bossuet ; mais pour la doctrine, la science, la discussion, l’esprit critique et le mouvement des idées, les docteurs et les prédicateurs anglais pourraient bien avoir l’avantage, et la théologie forme une branche très riche de la littérature nationale. Les livres de ce genre sont plus connus du public que leurs analogues ne le sont parmi nous, et nous y trouverions beaucoup à apprendre le jour où notre orthodoxie consentirait à être moins superficielle, et notre philosophie moins dédaigneuse. Coleridge, qui faisait un cas particulier des théologiens, de ceux surtout qui avaient précédé 1688, lisait leurs ouvrages en les annotant ; ses extraits et ses notes ont rempli deux volumes de ses Reliques littéraires. Rien ne le fait mieux connaître que ces réflexions détachées sur presque tous les points de la religion ; peu de lectures sont plus propres à former, à développer ou à rectifier la foi par la réflexion.

Coleridge se croyait platonicien, et ses compatriotes le prenaient au mot. Arnold, sans aller jusque-là, écrivait à son neveu, le juge Coleridge : « Nous lisons maintenant le Phédon ; ce doit être là, je suppose, la perfection ou à peu près du langage humain. L’admirable précision des grands écrivains de l’Attique est bien frappante ; lorsque l’on est parvenu à une complète connaissance de leur langue, ils sont plus clairs à mon avis que ne peut l’être un écrivain anglais, à raison de l’infériorité de son instrument. Je pense souvent que j’aurais mieux entendu votre oncle, s’il avait écrit dans le grec de Platon. Ses Propos de table en font pour moi un très grand homme dont je ne saurais trouver l’égal en Angleterre[2]. » Il manquait encore autre chose que la langue à l’auteur de Christabel pour approcher de l’auteur du Phédon, si toutefois cette langue incomparable peut être conçue séparément des pensées dont elle était autant la forme que le vêtement. Coleridge n’avait point cette facilité de génie qui permet à Platon de cacher la rigueur sous l’élégance, la profondeur sous la clarté, la sublimité sous l’enjouement. Il n’avait point cette dialectique souple et puissante qui pénètre et illumine toutes choses, et n’impose ni sacrifice au goût, ni fatigue à l’esprit, pour les conduire dans les rudes et arides sentiers de l’abstraction. Enfin sa raison était comme liée par un certain nombre de partis-pris qui gênaient ses mouvemens et lui mesuraient l’es pace. On peut accorder seulement que s’il est vrai, comme il le dit lui-même, que tout homme est né aristotélicien ou platonicien, la seconde vocation était la sienne, et il prenait parti pour la théorie des idées. Comme après la Bible les Anglais de toute opinion aiment à retrouver tout dans Shakspeare et dans Bacon, il est parvenu, dans une dissertation ingénieuse encore qu’un peu vague, et qui sert de discours préliminaire à l’Encyclopœdia metropolitana, à découvrir dans Bacon et même dans Shakspeare le fond de la méthode de Platon, et il s’est toujours efforcé d’arracher l’esprit national au joug de l’empirisme de la philosophie naturelle. Il est cependant moins attique que germanique, et son maître, il faut le répéter, c’est Kant : non qu’il ait embrassé l’ensemble de la philosophie critique : la déduction systématique n’allait pas à son esprit. Seulement il avait çà et là pris quelques idées dont il faisait des principes, et de ces principes une philosophie fragmentaire qu’il appliquait à la théologie chrétienne. Il est donc nécessaire, pour le bien entendre, de se rappeler les leçons de Kant, car il parle souvent la même langue ; mais il ne faut pas espérer de lui cette analyse sévère, inexorable, que rien ne désarme et n’intimide, et qui ne s’arrête qu’où finit l’esprit humain. Encore moins doit-on s’attendre à ce qu’en cherchant la philosophie de la religion, il conçoive celle-ci dans les limites de la raison, comme l’a fait Kant dans le plus hardi, le plus consciencieux et le plus singulier de ses ouvrages. La liberté absolue était le caractère du génie de Kant ; c’est par la qu’il rappelait la Grèce. N’en demandez pas tant à Coleridge. Je le crois sincère, mais il n’a pas cette entière véracité avec soi-même qui est l’héroïsme du philosophe. Son esprit a plus de force que de fermeté ; il marche hardiment à ce qui l’attire, mais il fuit devant ce qui l’effraie pu l’embarrasse. Il profite largement, en bon élève de Kant, du droit d’ignorer ce qu’il ne peut savoir, pour écarter ce qu’il ne sait pas, pour circonscrire ses recherches et récuser la logique au nom de la raison ; mais il s’arme également de la prétention à la profondeur et de l’in différence à l’obscurité, qui se gagnent si vite dans le commerce des écrivains allemands, pour accabler de ses dédains l’esprit français, et le poursuivre partout. Il dit que les opinions de nos philosophes ont été les dents du dragon de Cadmus ; il les redoute, mais il s’en moque. Il nous trouve trop spéculatifs dans le monde politique et trop peu dans le monde intelligible. Il prétend quelque part que Français et idée sont deux termes incompatibles, et probablement en parlant ainsi, il croit nous juger ainsi qu’aurait fait Platon, ajoutant comme explication, dans le langage de Kant, qu’il nous manque la prédilection pour les noumènes. On sera curieux peut-être de voir le lot qu’il nous assigne dans une classification des trois nations sous le rapport intellectuel. Voici le tableau qu’il a dressé :


ANGLETERRE ALLEMAGNE FRANCE
Génie Génie Habileté
Sens Talent Talent
Humour (originalité) Imagination Esprit
Découverte des lois Idées ou anticipation des lois Invention des théories
Choix Totalité Particularité

Et de ces différentes dispositions ou facultés intellectuelles, il dérive le cosmopolitisme pour l’Allemagne, la nationalité dédaigneuse pour l’Angleterre, en accordant à la France la nationalité d’ostentation. De là pour la première la sympathie illimitée et l’enthousiasme visionnaire, pour la seconde l’orgueil et le zèle de secte, pour nous la vanité et le fanatisme. Par suite, le lot de l’Allemagne est le passé et l’avenir ; celui de l’Angleterre est le passé et le présent ; le présent seul tombe à la France en partage.

De tels jugemens assez saugrenus viennent de l’autre côté du Rhin plutôt que des bords de la Tamise. De là vient aussi cette distinction capitale entre la raison et l’entendement, dont Coleridge a fait un principe auquel il ramène tout. Cette distinction est de Kant, et sert à diviser en deux parties la Critique de la raison pure. L’entendement est l’esprit en tant qu’il agit sur les perceptions ; la raison est l’esprit en tant qu’il opère sur les pures idées. L’un, pour Coleridge, est la faculté d’ordonner et de généraliser les phénomènes sensibles, et comme cette faculté peut prendre pour objets ses propres actes, et qu’elle procède par le jugement et le raisonnement, elle comprend jusqu’à la logique ordinaire. L’autre est l’intuition directe de tout ce qui n’est pas phénoménal, et le pouvoir de connaître les réalités invisibles. L’entendement est la conception du sensible ; la raison est l’organe de ce qui n’est pas du ressort des sens. Elle peut se manifester dans l’entendement, car l’homme raisonne sur tout ce que l’expérience lui manifeste ; mais elle a ses connaissances propres, exclusives, dont le caractère est d’être universelles et nécessaires. Elle est l’œil de l’âme ouvert sur le monde intelligible. Elle est donc par elle-même quelque chose de surnaturel, et toutes les vérités qu’elle atteint directement ont le même caractère, en ce sens qu’elles sont hors du champ de l’observation externe. Tandis que l’entendement s’appuie toujours sur des conditions qui sont hors de lui, la raison ne se fonde que sur elle-même. Aussi est-elle moins une faculté qu’une lumière.

Mais on a confondu sans cesse la raison et l’entendement. Même des théologiens d’un grand mérite, comme Hooker, sont tombés dans cette erreur, et c’était le sûr moyen d’abaisser et d’affaiblir la théologie. Lorsqu’on dit, par exemple, que la religion est supérieure ou opposée à la raison, on veut parler de l’entendement. En effet l’entendement, qui est la faculté de juger d’après les sens et comme la sagesse de la chair, ne peut mettre la religion à sa portée ni l’établir par ses procédés particuliers. De la les doutes de ceux qui n’admettent point d’autre manière de connaître. De là les contradictions, les principes équivoques, la médiocrité religieuse de ceux qui ne veulent éclairer la foi que par la lumière naturelle. La raison au contraire, étant comme un sens spirituel, est le sens de la religion même. Elle contemple les idées, c’est-à-dire les choses invisibles et éternelles ; elle s’identifie en quelque sorte avec elles, à ce point que religion et raison ne sont au fond qu’une même chose. Elle est pour saint Jean la lumière qui luit en chaque homme, elle est l’âme spirituelle de saint Paul. Et quelle différence même le langage ordinaire met-il entre l’homme spirituel et l’homme religieux ? Aucune.

Par rapport à la vérité abstraite, la raison est spéculative ; appliquée à la vérité actuelle, elle est pratique. La loi morale elle-même est apparemment quelque chose de suprasensible, qui ne se voit ni ne se touche, et son empire obligatoire est aussi une intuition purement rationnelle. La raison combinée avec le sentiment de la responsabilité est donc la source de ce que les hommes ont appelé la conscience. En elle se manifeste l’état d’accord ou de des accord de la raison et de la volonté, et quand l’accord est intime et constant, la raison devient le principe de l’homme régénéré. Tous ceux qui ont lu Kant savent comment il est possible de s’élever de la morale à la théodicée, grâce au lien qui unit l’idée d’une loi à l’idée d’un législateur. Or, une fois en possession de cette notion d’un maître moral de l’humanité, Coleridge, sans être plus indulgent que le philosophe de Kœnigsberg pour les démonstrations ordinaires de la théologie naturelle, entreprend d’établir deux choses : la première, c’est qu’indépendamment de l’Évangile la métaphysique ne peut concevoir Dieu que comme trinité ; la seconde, c’est que la seule existence du mal dans la nature humaine mène à concevoir la nécessité d’une rédemption. Nous devons dire que la première proposition est plutôt affirmée que démontrée. L’identité, qui se décompose en ipséité, en altérité et en communauté, aurait paru à Kant une conception gratuite que la raison ne peut légitimement s’imposer. Il ne se serait pas mieux accommodé d’une autre traduction de la même idée qui rappelle l’école d’Alexandrie, à savoir de l’adorable tetractys (nombre quaternaire) qui devient quelquefois pentade (quintenaire), mais qui n’est que le développement de la triade, laquelle, manifestée en Dieu, est la tri-unité du Père, du Fils et de l’Esprit saint, et comme idée abstraite, la formule universelle de toute vérité. Lorsque Coleridge emploie cette formule d’une manière générale, elle devient la prothèse, la thèse et la synthèse, amplifiées quelquefois par la mésathèse ou la mathèse [mathesis, science) et par l’antithèse. Ces mots n’auraient pas épouvanté Kant ; mais la théorie métaphysique l’aurait moins satisfait, d’autant qu’elle n’est nulle part régulièrement déduite. Il aurait eu moins d’objections à la seconde proposition, dont le développement diffère peu des stoïques considérations par lesquelles il a lui-même établi que le de voir, étant obligatoire, ne peut, par son accomplissement, effacer le mal antérieur, et que l’impossibilité d’expliquer ni de supprimer le mal autorise la pensée et l’espoir d’une divine assistance dont la forme est un mystère. Ces deux points admis, on conçoit que s’il est une religion qui les prenne pour fondemens, qui conforme à ces dogmes de la raison ses dogmes révélés, ses récits historiques, ses expressions et ses commandemens, le chemin est frayé vers elle, et rien n’en sépare celui qui cherche la vérité. Ici, dans l’exposition des croyances qui sont l’essence du christianisme, Coleridge montre une telle fécondité de pensées fortes ou ingénieuses, qu’il faut renoncer à les reproduire. L’analyse méthodique en serait fort difficile, et demanderait d’assez grands développemens. Il suffit de savoir que pour la religion révélée, comme son maître pour la religion rationnelle pure, il fait surtout appel à la conscience morale. Quoique strictement conforme à l’idéal de la raison, le christianisme n’est pas une théorie, mais une vie. Cette vie, il faut l’embrasser ; la foi consiste dans la synthèse de la raison et de la volonté. À celui qui doute des dogmes particuliers, des faits et des témoignages historiques, le meilleur conseil à donner est celui-ci : essayez, mettez à l’épreuve les promesses du Christ. Si après avoir conformé votre cœur et votre vie à ces préceptes, si seulement après avoir nourri votre esprit de tout ce qu’ils révèlent, et vous être rempli des pensées et des sentimens de la foi, vous ne vous trouvez pas comme renouvelé ou du moins réconcilié avec tout ce qui vous éloignait d’elle, on verra ce qu’il faudra faire. Suivant Coleridge, il est vrai, l’expérience est immanquable pour qui l’a faite avec réflexion et sincérité. Ceci n’est point compris de ceux pour qui la religion est tout extérieure, ou comme il dit tout objective. Leur foi externe est, selon lui, celle des théologiens de Rome. C’est pour eux, dit-il, que les rabbins ont inventé l’infaillibilité. Cependant, si la religion a son pôle historique et ecclésiastique, elle a son pôle subjectif, spirituel, individuel. En d’autres termes, elle appartient surtout à l’homme intérieur, et c’est par lui qu’elle doit commencer, c’est de lui qu’elle doit jaillir en quelque sorte. Ainsi du moins il faut la présenter aux âmes accoutumées à la réflexion et formées par la vraie philosophie de l’esprit. Ce point de vue, auquel se place presque toujours Coleridge, sans contester qu’il exige une aptitude philosophique de l’intelligence qui ne peut être la loi de tout le monde, suffit pour empêcher ses conseils, ses argumens et sa manière d’être jamais populaires ; mais ce n’est pas un reproche, si d’ailleurs l’originalité ne l’entraîne pas à l’hétérodoxie. Or il est si formel et si décidé sur la divinité du médiateur et la notion de la Trinité, il soutient sur la question de la rédemption et la justification une doctrine tellement compatible avec un calvinisme tempéré, qu’on ne peut sérieusement l’exclure du giron de l’église. Il s’exprime avec liberté sur quelques termes sacramentels de la dogmatique trinitairienne ; il ne trouve point la perfection dans le langage de saint Athanase ; il ne regarde pas la vérité comme inséparable de certains mots ; il est plutôt disposé à prouver l’Écriture par la religion que la religion par l’Écriture : cependant on le doit ranger dans le parti de l’orthodoxie anglicane. Partout il témoigne de son respect pour l’église établie. Non-seulement il est sévère pour un scepticisme incrédule ou pour un socinianisme au vernis chrétien, mais il soutient que la négation de la Trinité renferme l’athéisme, sans prétendre que tous ceux qui la nient soient des athées. Il ne pardonne pas aux latitudinaires d’avoir trop allégé le joug de la foi ; il accuse Grotius de l’avoir trop étroitement ramenée aux proportions de la sagesse humaine ; il est l’ennemi déclaré de ce qu’il appelle le minimifidianisme. Sans doute sa soumission à l’église n’a rien de servile, sa soumission à l’Écriture, n’a rien de judaïque. Il en est de même en politique. Bien que tory conservateur, il se plaint que les défenseurs du gouvernement anglais aient paru, dans les années qui suivirent 1789, oublier les principes de 1688, et il met au premier rang des droits et des intérêts publics la liberté de la presse. Sur ce point, il pense comme Milton. Ennemi aveugle et passionné de la France, il dit cependant qu’il s’est senti plus à l’aise pour la combattre après la rupture de la paix d’Amiens, alors que la guerre lui paraissait plus conciliable avec les principes de Hampden, de Russell et de Sidney. Jusque-là elle ressemblait trop, selon lui, à une croisade d’absolutisme. De même, encore que partisan de l’église établie, il penche plutôt vers une sorte de puritanisme épiscopal que vers les doctrines ecclésiastiques de l’université d’Oxford ; il met la ferveur croyante de certains dissidens au-dessus de la religion toute politique de certains prélats. Il ne veut dans le clergé ni domination ni servilité. L’intolérance légale lui est odieuse, et il en dénonce le principe jusque chez les théologiens qu’il admire, comme Taylor ou Baxter. Enfin, même en matière de dogme, il ne s’asservit point à la lettre. Il préfère les trente-neuf articles et le livre de communes prières à l’indécision des croyances mal définies, et sur quelques-uns des points les plus contestés, il fortifie l’orthodoxie par des argumens nouveaux ; mais sur la cène, sur le péché d’Adam, sur la résurrection, il use d’une liberté d’interprétation qui n’est pas au reste anathématisée par son église. C’est surtout dans ses idées touchant l’autorité des livres saints qu’il montre le plus d’indépendance. D’abord il s’appuie peu sur l’Ancien Testament, il a des doutes sur l’authenticité de l’Apocalypse, et quelque soit son respect pour les Évangiles, il ne fait point reposer la foi sur les trois premiers, et se contenterait volontiers, pour la justifier, de l’Évangile de saint Jean et des épîtres de saint Paul. En tout, sur cette grande question de l’inspiration des livres saints, il se prononce contre ce qu’on appelle la théopneustie absolue. Pour lui, la révélation est dans la Bible, mais dans la Bible tout n’est pas révélé. L’interprétation de l’Écriture admise par l’église est la meilleure, la plus naturelle, la plus respectable ; il faut s’y tenir en général, et ne pas tomber dans la bibliolatrie. Aussi n’attache-t-il qu’une importance fort secondaire aux difficultés du texte : elles seraient toutes insolubles, les variations et les contradictions n’en pourraient être conciliées, que sa foi ne recevrait aucune atteinte. Il suffit de tenir que le récit évangélique est une histoire aussi vraie qu’aucune histoire au monde ; mais on n’est pas obligé de tout comprendre et de tout croire à la manière des évangélistes.

Cette esquisse de la doctrine de Coleridge est bien insuffisante. Il faudrait pénétrer dans le développement de ses pensées pour bien faire comprendre comment il a créé une école et déterminé un mouvement religieux. Il a trouvé en général la théologie dominée par les idées de Grotius et de Paley. C’est encore en général la théologie des laïques et de tous ceux qu’il appelle epicureos evangelisantes, et il a sans aucun doute fait perdre à cette doctrine beaucoup de terrain. En réintroduisant le mystérieux et le surnaturel, ou, selon lui, la vraie spiritualité dans la religion, il a produit une doctrine intermédiaire entre la haute et la basse église, ne matérialisant pas les symboles chrétiens comme la première au point d’arriver au puseyisme, et ne se perdant pas dans les exagérations sur le libre arbitre et la prédestination comme une partie de la seconde ou comme les dissidens attachés au calvinisme pur. L’idée platonicienne de la ressemblance avec Dieu, l’idée kantienne du devoir de se rendre agréable à Dieu devient pour lui l’idée de l’identification de l’homme avec Dieu, ou plutôt avec le Christ, seul médiateur qui rende cette identification possible. On voit donc que cette doctrine touche au mysticisme. Elle a pénétré dans l’église, avec laquelle elle tient en général à rester unie, et forme comme la tête philosophique de cette broad church qui tend à absorber la haute et la basse église. Cependant l’unité dogmatique ne saurait être le résultat du mouvement que Coleridge a produit. Quant à la justification et à la Trinité, il n’est pas hétérodoxe, mais il n’est pas strict, et sa doctrine sur l’Écriture mène bien près du libre examen. La vérité est dans l’Écriture et dans l’église, mais elle y est parce que leurs dogmes répondent aux besoins et aux lumières de la raison spéculative. Celle-ci, étant la régulatrice de la foi, peut sans cesse l’approfondir et l’épurer par l’étude des livres saints et de la tradition, et elle ne s’égare pas tant qu’elle y sait trouver les conditions intimes de l’identification de l’homme avec Dieu par la pensée comme par le sentiment. On conçoit comment, suivant la pente des temps et des esprits, on peut dans les généralités de cette doctrine puiser les motifs d’un retour de plus en plus complet à l’antiquité de croyance et de culte, ou d’un progrès vers une nouvelle philosophie chrétienne qui pourrait aller jusqu’au gnosticisme. Chacun peut trouver la ce qu’il cherche, orthodoxie ou liberté.

Les divers effets qu’on pouvait prévoir se sont produits dans ces vingt-cinq dernières années. Quelques-uns, en se séparant du gros de l’église qu’ils trouvaient tiède, des dissidens qu’ils trouvaient exclusifs, ont creusé de nouveau la tradition, et ils ont cru se rapprocher de la vérité par l’archaïsme, car bien que cette petite église si préoccupée des choses liturgiques, cette église des Pusey et des Philpotts, soit tombée dans un formalisme qui a placé son déclin tout près de sa naissance, ce serait lui faire injustice que de ne pas lui reconnaître dans le principe quelque chose de plus sérieux et de plus élevé. L’éveil avait été donné par Coleridge à quelques-uns de ses fondateurs ; mais les uns, comme le père Newmann, sont allés fondre leur individualité dans le vaste sein du catholicisme, les autres se sont peu à peu renfermés dans un cercle étroit où ne pénètre guère la philosophie religieuse. L’aimable et vénérable évêque d’Oxford, qui porte si dignement le noble nom de Wilberforce, est peut-être le seul intermédiaire entre des nuances aussi différentes que celle des liturgistes et celle des méditatifs. Vers le centre de l’église, le savant archevêque de Dublin, le docteur Whately, et naguère encore l’archidiacre Hare, connu par d’excellens écrits, pourraient être regardés comme les chefs orthodoxes de cette école de foi et de réflexion qui doit sans doute à Coleridge son impulsion première. Cependant la vraie doctrine du théologien poète devrait être cherchée sous sa forme la plus régulière dans les ouvrages du docteur Marsh, président de l’université de Vermont ; mais comme avec un fonds véritable de christianisme il y règne un principe d’indépendance, on pressent qu’en regard de son développement rétrospectif, il a dû se produire un développement progressif, et auprès de l’archevêque de Dublin, à sa gauche pour ainsi dire, il faut placer le docteur Arnold, encore orthodoxe avec tous les caractères d’une originalité chrétienne. Après lui et dans le sens de la liberté viendraient les noms de John Sterling, dont Hare et Thomas Carlyle ont tous les deux écrit la vie, et surtout ceux de MM. Maurice et Kingsley, qui ont fait revivre soit un gnosticisme, soit un néo-platonisme chrétien. On pourrait citer d’autres noms encore, et il y aurait plus d’une étude intéressante à faire ; mais, forcé de nous borner et de choisir, nous ne parlerons aujourd’hui que de Thomas Arnold.


XIII

Nous l’avons nommé plusieurs fois. On ne peut aborder une discussion intéressant le dogme ou l’église, ou même les destinées de la société anglaise, sans rencontrer son souvenir. À peine cependant a-t-on entendu parler d’Arnold hors de son pays, et dans son pays sa mémoire est partout, partout on invoque ou l’on conteste son autorité et son exemple. Cependant je m’empresse de le dire, et j’entends par la le grandir en quelque sorte, Arnold, tout recommandables que sont ses écrits, tout distingué qu’il est par son esprit et son savoir, n’est pas un génie supérieur. Il n’est pas même un grand écrivain, et pourtant il a été digne de sa renommée et de son in fluence. C’est l’homme, l’homme tout entier qui a mérité l’admiration, et qui exerce encore une véritable puissance par les souvenirs qu’il a laissés.

Nous sommes ici en présence d’un vrai chrétien. Ici la religion est plus qu’une idée ou une émotion, elle est la règle de la vie, elle en est l’âme. Arnold en était venu de bonne heure à ne pas concevoir, dans ce siècle surtout, la vertu sans Dieu, ni Dieu sans Jésus-Christ. Sa foi n’était pas le recours mystique de l’imagination qui se prend pour la conscience. Encore moins était-elle la servitude doctrinale d’un esprit subtil et faible qui s’enchaîne à des formes et à des mots. C’était la sanctification d’une philosophie pratique. C’était le principe, l’appui, la loi des sentimens et des actions, et bien loin de la renfermer au fond du cœur, il voulait que, se montrant à tous les regards, elle s’unît aux intérêts et aux mouvemens de la société, pénétrât même dans la politique du siècle, non pas en ennemie, tout au contraire, mais pour donner aux principes de celle-ci plus d’élévation et à ses œuvres plus de solidité. Il lui semblait que si le Christ était descendu sur la terre pour montrer aux hommes le royaume du ciel, c’était aux hommes de lui rendre dès à présent le royaume de ce monde.

Toute sa conduite porta témoignage de cette pensée. Rien de plus simple que sa vie, rien de moins dramatique ; rien de plus intéressant. Aussi un des meilleurs livres qu’on puisse lire, et le meilleur qu’on lui doive, est celui qu’il n’a pas fait[3]. M. Stanley, son élève et son ami, a publié sa biographie, et cet ouvrage vraiment admirable, qui a déjà eu sept ou huit éditions, est certainement la lecture la plus attachante, je dirais, si j’osais, la plus édifiante que puisse faire un homme qui pense comme nous pensions tous il y a vingt-cinq ans. C’est un récit entrecoupé de longs et nombreux fragmens de la correspondance d’Arnold, et qui donne l’histoire la plus vraie de ses sentimens et de ses idées. C’est là un de ces ouvrages qui mériteraient qu’on inventât pour eux cette vieille pensée, « qu’on ne les peut lire sans devenir meilleur. »

Thomas Arnold était ne dans l’île de Wight en 1795. Son père, employé dans les douanes, avait une nombreuse famille, ce qui ne l’empêcha point de donner une éducation soignée à son plus jeune fils. Après avoir fait ses études à Winchester, celui-ci entra au collège de Corpus-Christi, de l’université d’Oxford. Il s’y distingua par des succès académiques, et, se destinant aux ordres sacrés, il devint fellow du collège d’Oriel en 1815. À cette époque et dans les années qui suivirent immédiatement, le mouvement des controverses théologiques qui ont depuis lors agité Oxford et l’église n’avait pas encore commencé. Cependant il s’était formé sous le nom de société d’Oriel une réunion des adeptes de ce collège, où l’on remarqua de bonne heure des hommes distingués, destinés à figurer dans les événemens ultérieurs de l’histoire religieuse et philosophique de l’Angleterre. Arnold s’y rencontra avec le docteur Whately, archevêque de Dublin, et le docteur Hampden, évêque de Hereford. Après lui devaient y siéger MM. Pusey et Newman. Le juge Coleridge, le neveu du poète, ami de collège d’Arnold, a, dans une lettre très-intéressante publiée par M. Stanley, représenté avec vérité la personne, le caractère et les opinions de son ami aux jours de leur commune jeunesse. De bonne heure l’antiquité avait agi sur l’esprit d’Arnold presque à l’égal de la religion. D’abord il s’était rendu maître des langues anciennes d’une manière assez complète pour qu’à toutes les époques de sa vie il ait écrit le grec avec facilité. Dans ses journaux de voyage, il change tout à coup de langue et rédige en grec des paragraphes entiers. La philologie la géographie, l’histoire, attirèrent également son attention laborieuse. Dans sa première jeunesse, il avait une telle préférence pour le savoir et les faits que la poésie et même en général la beauté littéraire lui étaient relativement indifférentes. Avec le temps, son goût s’éveilla, et son esprit acquit plus de souplesse et d’étendue. Son style cependant, qui se forma lentement, n’eût jamais à un haut degré les qualités brillantes ou gracieuses que donne une riche imagination. Il réunit la justesse, la clarté et la force ; il est animé par un vrai- et profond sentiment. Jamais rien de froid, rien de vide, rien d’affecté ; mais en cela, comme en toute chose, Arnold semble devoir encore plus à son caractère qu’à son esprit, à son âme qu’à son talent. C’est à force de conviction et de conscience qu’il parvient à être éloquent.

À l’université, ses auteurs de prédilection étaient Aristote et Thucydide. Quoiqu’il ne fût point particulièrement doué pour la méta physique, il parle du premier avec une admiration raisonnée. Plus tard, comme on l’a vu plus haut, il admira Platon sans avoir jamais beaucoup goûté sa philosophie. Quant à Thucydide, il s’en occupa toute sa vie. Son premier ouvrage fut un Lexicon Thucydideum. Pendant douze ou quinze ans, il travailla à une édition du texte, édition qui a été imprimée deux fois et dont les préfaces et les notes ne sont pas seulement philologiques. On peut attribuer en partie à son commerce intime avec le plus politique des historiens la vocation éminente qu’il montra en tout temps pour l’histoire et la politique.

Il quitta Oxford pour s’établir à Laleham, où, s’étant marié, il prit des élèves en pension, début très ordinaire aux membres distingués de l’église anglicane. Son goût ou plutôt sa passion pour l’enseignement, sa conviction que le métier de former la jeunesse était un des emplois les plus difficiles en même temps qu’un des plus utiles et des plus relevés de la vie, je pourrais dire le plus relevé et le plus utile, l’attachèrent exclusivement à cette profession qu’il mettait au rang d’une magistrature et d’un sacerdoce. Dans le cercle étroit d’un établissement privé et presque domestique, il forma et éprouva ses principes, il acquit une expérience et déploya des talens qu’il devait un jour porter sur un plus grand théâtre, et qui vers la fin de sa vie parurent aux yeux de plus d’un bon juge le qualifier pour toutes les parties du gouvernement des hommes. C’est à Laleham qu’il lut, par le conseil de M. Julius Hare, cet archidiacre Hare que l’Angleterre vient de perdre, le premier livre allemand qu’il ait étudié, et ce livre était l’Histoire romaine de Niebuhr. Aucune lecture, après celle de l’Évangile, ne fit sur lui une telle impression. De très bonne heure, il avait compris ce que l’histoire pouvait devoir à la géographie, à l’ethnographie, à la linguistique. Il était, par la nature de son esprit, de l’école historique plutôt que de l’école philosophique, et la critique allemande fut pour lui comme une illumination. Elle n’affaiblit pourtant point sa foi religieuse, non plus que son goût pour la réalité et l’action. Il se sépara des Allemands en n’étant ni indifférent ni spéculatif ; mais son esprit devint à leur école plus libre et plus flexible, et c’est avec la reconnaissance et la vénération d’un disciple qu’il a parlé toute sa vie de Niebuhr. Il ne le vit qu’une fois, et cet unique entretien répondit à l’attente de son admiration. Aussi re-porta-t-il une partie de ses sentimens pour le maître sur son digne ami et son plus fidèle continuateur, M. Bunsen. La correspondance d’Arnold avec ce savant et ce diplomate distingué respire une amitié pleine de confiance et de déférence, et c’est la qu’il parle le plus librement cette langue de la haute érudition et de la haute critique qu’il accusait ses compatriotes de ne point comprendre.

Telle fut bientôt sa réputation, qu’en 1827 le poste de maître en chef (head master) du collège de Rugby étant venu à vaquer, on lui conseilla de se mettre sur les rangs. Il se présenta en effet, et quoique arrivé des derniers parmi les candidats, il fut élu par les patrons, c’est-à-dire par un comité de notables du comté de Warwick. Le docteur Hawkins, maintenant prévôt d’Oriel, prédit que cette élection changerait la face de toutes les écoles publiques de l’Angleterre. Rugby était, comme Eton, Harrow, Winchester, un des rares collèges qui tiennent la place de nos lycées, et où l’on se prépare pour les universités, c’est-à-dire pour l’enseignement des facultés ; mais Rugby n’avait pas la réputation d’Eton, et à cette époque toutes ces institutions étaient accusées de relâchement dans la discipline. Arnold était l’homme de la réforme : il la voulait en tout, mais principalement en morale. Il regardait comme son œuvre de choix, comme sa vocation, la conversion de ses égaux, c’est-à-dire la conversion des gens bien élevés ; son but était de faire des gentlemen chrétiens. On ne saurait raconter ici son administration, qui dura quatorze ans, autant que sa vie, et réussit pleinement. Quoiqu’il eût réfléchi sur toutes les parties de l’éducation, et que dans toutes il se conduisît par des principes, on aurait de la peine à distinguer sa méthode de lui-même. Il avait beaucoup d’ardeur et de fermeté, de sensibilité et de caractère. Il était ne pour l’influence, et même pour la domination. À la fois directeur et pasteur du collège, car il avait reçu la prêtrise en y entrant, il unissait le gouvernement des esprits à celui des consciences. Seulement c’était à quelques égards un gouvernement libre, car, encore que sévère pour la discipline, il s’attachait surtout à exciter par la parole les sentimens que d’autres se bornent à prescrire. Il voulait que ses élèves fissent le bien par eux-mêmes, et n’estimait pas les vertus d’emprunt ni de commande. La religion était surtout pour lui un principe de régénération intérieure ; mais il aimait à lui faire consacrer toutes les vertus du monde, tout ce qu’on devait admirer dans l’histoire, estimer dans la vie publique ou privée. Enfin il associait la jeunesse qui l’entourait au sentiment de noble ambition qu’il portait dans son ministère, et lui faisait un point d’honneur de soutenir la dignité de l’institution dont il était le chef. C’est ainsi qu’il a réussi à former plusieurs générations de jeunes Anglais qui ont apporté de nouvelles mœurs et un nouvel esprit dans les universités, et quoique dans celle d’Oxford ses opinions aient toujours été tenues pour suspectes, la même il a fallu reconnaître, après de longues hésitations et de vives critiques, qu’il avait rendu à l’instruction publique un service éminent. Ses élèves ont montré par leurs succès dans les concours que susciter dans toute sa force le sentiment du devoir n’était point comprimer l’essor de l’intelligence et de l’imagination. Lorsqu’ils se sont ensuite répandus dans la société, ils ont honoré son enseignement et propagé sa réputation. Les souvenirs de Rugby accompagnent leur vie, comme ceux d’une famille révérée. Son autorité se prolonge après lui et les guide dans la carrière. C’est d’eux que le public, qui ne l’a pas connu, a appris à parler d’Arnold avec respect.

Tout cela ne s’est pas opéré du premier coup. Il était trop décidé et trop entreprenant pour ne pas se faire d’ennemis, pour ne pas rencontrer d’obstacles. Incapable de haine comme de dissimulation, il ne prévoyait pas l’inimitié. Ce n’était pas d’ailleurs un esprit prudent, et ses opinions avaient leur singularité. Pendant les premières années, il eut des luttes à soutenir, au dehors, il est vrai, plus qu’au dedans. On critiqua ses principes, on mit en doute son succès ; mais l’expérience lui donna raison, et ses ennemis même n’osèrent élever la voix, lorsque lord Melbourne lui offrit la direction du collège de Manchester, qu’il refusa, et la chaire de professeur royal d’histoire moderne à Oxford, qu’il accepta. Il avait toujours ambitionné de rentrer avec une autorité reconnue dans cette université, dont il chérissait les souvenirs classiques en détestant ses doctrines politiques et religieuses. Le 2 décembre 1841, sa leçon inaugurale eut lieu en présence d’une foule inaccoutumée. Il y donna d’une manière générale sa définition de l’histoire moderne, et vers le carême de l’année suivante, il développa cette définition dans huit leçons consécutives qui obtinrent un succès éclatant. Il revint ensuite à Rugby, et le 11 juin 1842 il mourut presque subitement d’une maladie du cœur.


XIV

Voilà donc toute la vie d’Arnold : des études universitaires, quelques éducations particulières dans un pensionnat privé, quatorze ans d’administration d’un collège, le commencement d’un cours d’histoire. C’est la vie de bien d’autres bons serviteurs de l’instruction publique, mais personne ne parle d’eux, et tout le monde en Angleterre connaît Arnold. Sur aucun sujet, ses opinions ne sont regardées comme indifférentes. Aux derniers temps de sa vie, on regret tait qu’il se fût enfermé dans l’ombre des classes ; on l’appelait sur une plus grande scène : quoi qu’il entreprît, on disait qu’il réussirait, que partout, où il mettrait, le pied, il dominerait. Pour lui, il croyait avoir choisi la meilleure part, rien ne lui paraissant plus important, plus grand peut-être que son entreprise. L’éducation publique était après tout le moyen le plus sûr et le plus direct de préparer cette réforme, la pensée de toute sa vie. Tout dans ses travaux a convergé vers ce but. Ses ouvrages mêmes ne sont que des actes de la mission qu’il s’était donnée. Aucun peut-être n’est un ouvrage assez fini, aucun ne paraîtrait égal à sa réputation, parce que tous ont été conçus dans une autre vue que la perfection de l’art. En écrivant, il voulait agir encore. Il n’est pas jusqu’à son édition de Thucydide qui ne fût faite en vue de l’état politique de son pays. Il avait beaucoup réfléchi ; ses principes n’étaient point improvisés, ses œuvres l’étaient presque toujours, car il cherchait l’utilité et non la gloire. On comprend de quelle utilité il s’agit : il voulait être utile au vrai, au bon, au juste ; il ne pensait qu’au salut des hommes.

Il ne l’attendait ni de la violence, ni du préjugé. Rien de ce qui les dégrade ne lui paraissait digne de les gouverner ni propre à les contenir, et personne cependant n’était moins porté à les flatter. Il les aimait de cet amour austère et tendre qui repousse les illusions et s’interdit les faiblesses. Encore plus que la passion du bien, il avait l’horreur du mal. Il ne cherchait point à le cacher ni à l’amoindrir, ce qui est une manière de l’aimer : il le reconnaissait de loin, l’appelait par son nom et l’attaquait intrépidement ; mais dans cette lutte il ne perdit jamais une conviction ni une espérance. Jamais, par lassitude, il ne fit appel à l’erreur et à l’ignorance, faute de pouvoir vaincre par la vérité. Il savait en qui il croyait, et, pas plus que saint Paul, il n’aurait invoqué l’esprit de servitude. La grande originalité d’Arnold, c’est d’avoir été religieux avec enthousiasme, pur jusqu’au stoïcisme, juge sévère des vices et des erreurs de son temps, et avec cela le plus libéral des hommes.

J’en citerai une preuve qui nous intéresse. Au mois de juillet 1830, il voyageait en Italie, et il venait de quitter Venise pour entrer en Tyrol, lorsqu’à Bludenz dans le Voralberg il vit, après une belle journée, le ciel s’obscurcir vers cinq heures du soir, et se manifester tous les signes d’un de ces grands orages des Alpes. C’est en ce moment que le maître de poste, qui lui donnait des chevaux, lui dit : « Ça va mal en France. » Cette parole et l’explication qu’il en trouva sur sa route le décidèrent à presser son voyage. Il était à Bonn au près de Niebuhr, lorsqu’on vint leur annoncer l’avènement de la monarchie du 7 août, et il fut témoin de la joie enthousiaste que fit éclater Niebuhr à cette nouvelle. Lui-même il écrivait peu après à ses amis : « Vous verrez mon nom parmi les souscripteurs pour secourir ceux qui ont souffert à Paris. C’est, ce me semble, une bien heureuse révolution, irréprochable au-delà de tout exemple dans l’histoire, et le plus glorieux exemple d’une rébellion royale contre la société, — promptement et énergiquement réprimée, — dont le monde ait été témoin. » Je ne transcrirai pas1 tout ce qu’il ajoute, ni cette autre lettre où, après avoir dit qu’il admire la révolution de France, qu’il l’admire cordialement et entièrement, il termine par cette déclaration : « Il convient à tout individu, plus encore à tout homme d’église, et surtout à tout homme d’église dans un emploi public, d’exprimer cette opinion publiquement et résolument. » Et voilà pourtant comme alors on parlait de la France, voilà comme la vertu parlait de la liberté.

Ce n’est pas qu’Arnold mît au-dessus de tout l’intérêt de la liberté. Après avoir vu de près le torysme à Oxford, il en sortit whig, se déclara tel et vota constamment pour les whigs, il les préférait de beaucoup, mais il ne les suivait pas en tout. Ce qui l’attachait à eux encore plus que l’intérêt de la liberté, c’était l’intérêt de l’amélioration et du progrès. L’esprit conservateur lui était suspect et même odieux. Il qualifie d’horreur le sentiment qu’il lui porte. L’égoïsme aristocratique ou ecclésiastique, la passion de dominer oisivement, une dédaigneuse insensibilité pour toutes les souffrances, pour toutes les infirmités morales du plus grand nombre, voilà ce qu’il reproche, l’histoire à la main, aux tories de son temps comme à ceux de toutes les époques. Leurs adversaires sont loin de lui inspirer pourtant une entière sécurité. Il les trouve trop entichés des doctrines philosophiques du siècle, trop confians dans la vertu de l’économie politique, trop enclins au benthamisme ; les principes mêmes de 1789 ne sont pas son idéal. La doctrine exclusive des droits, si elle n’est tempérée par une haine vigoureuse du mal moral, par la soumission à un maître suprême, par le sentiment régulateur de la charité, lui semble susceptible d’amener la licence révolutionnaire. Il redoute le jacobinisme, c’est-à-dire l’esprit qui ne connaît que l’union sans règle de la volonté et de la violence ; il craint le fanatisme d’une seule idée comme le premier conseiller du crime ; mais ce sont la des fléaux qui n’ont pas pour date unique 1793. Il les retrouve à d’autres époques de l’histoire, au temps de la féodalité par exemple et de la chevalerie, et il les hait également. « Je déteste le jacobinisme de la liberté, dit-il ; comment ne détesterais-je pas le jacobinisme de l’oppression ? » Plus d’une fois, dans les vingt dernières années de sa vie, il crut le voir prêt à ressaisir le continent sous la forme révolutionnaire, et même à pénétrer jusque dans sa patrie. Il ne cacha pas son effroi, mais pas une seule fois il n’eut l’idée de se jeter de terreur dans la réaction. Les fautes du passé ayant amené les maux du présent, revenir au passé lui semblait répéter les fautes pour aggraver les maux. L’esprit conservateur, légitime en soi, lui paraît condamné dans ses actes par l’histoire de tous les temps. La réforme seule, la réforme accompagnée d’un sentiment profond des souffrances sociales et d’une sévérité inflexible pour le mal dans les principes et dans les faits, telle fut en tout temps sa politique. Il voulait réformer, non pour plaire, mais pour guérir. C’était donc au fond la réforme morale qu’il cherchait dans la réforme politique, et comme elle ne pouvait être morale si elle n’était religieuse, ce qu’il voulait réformer avant tout, c’était l’église.

En religion comme dans le reste, Arnold était lui-même. On trouverait difficilement son pareil dans le christianisme, et cependant il est protestant, exempt d’hétérodoxie dogmatique. Il professe la foi de son église, mais, en adhérant à ses symboles, il refuse à des formules écrites l’importance qu’on y attache autour de lui. La théologie ne fait pas le chrétien. Puisque Jésus-Christ est venu convertir les nations, il y a des sociétés chrétiennes, et la société chrétienne est l’église véritable. Le Christ cependant n’a pas fondé, il n’a point organisé ces corporations spéciales qui en prennent le nom. Il est naturel qu’il y ait des ministres de l’Évangile : il faut prêcher, enseigner, administrer les sacremens ; mais le sacerdoce avec son autorité exclusive, cette aristocratie qui se prétend médiatrice entre Dieu et le peuple, n’est ni d’institution divine, ni d’institution apostolique. Et c’est la domination, l’ambition et la routine de ces puissances prétendues spirituelles qui éloignent les cœurs du christianisme, qui affaiblissent son empire chez les peuples modernes, qui, donnant l’exemple de l’esprit sectaire, produisent et entretiennent autour d’elles la multiplicité des sectes, fléau de la société religieuse en Angleterre. Arnold, en déplorant leur existence, n’en proscrit aucune. Il prononce même quelque part, en parlant des dissidens, cette belle parole que tout le monde sans exception devrait répéter : « Ils ne sont pas tout erreur ; nous ne sommes pas tout vérité. » Mais il pense que leur esprit étroit, exclusif, est le plus grand obstacle au pouvoir de la religion sur la société entière, et il reproche à la secte privilégiée, c’est-à-dire à l’église établie, de tout faire pour main tenir la division, et avec la division le fanatisme, l’indifférence et l’incrédulité. Vainement invoquerait-elle la tradition. La tradition pour lui n’est point une imposante autorité. Le Christ vit, son œuvre subsiste, son action n’est point interrompue. Le christianisme n’est point une science morte, une archéologie, et non-seulement la religion doit être dans une certaine harmonie avec les sentimens et les besoins de chaque époque ; mais de plus il n’y a pas de raison pour que la manière de la concevoir, de la pratiquer, de la constituer ne profite pas des progrès du temps et demeure étrangère au mouvement de la civilisation, qui est, comme elle, dans les vues de la Providence. La primitive église n’est point nécessairement le type de la perfection, quand même il serait aussi vrai qu’il l’est peu que les églises modernes fussent à sa ressemblance. Le moyen âge doit encore bien moins nous servir de règle. C’est lui d’ailleurs qui, en insti tuant les deux puissances et en les armant l’une contre l’autre, a rendu l’église de plus en plus indépendante de la société, et la société de plus en plus hostile à l’église. Ce n’est pas qu’en cela comme en aucune chose Arnold veuille une révolution, il se borne à une réforme. Il préfère l’église aux autres sectes, même aux évangéliques, qui pourtant ne s’en séparent pas. Il admire sa liturgie, souscrit à ses symboles, en les interprétant suivant l’Écriture et la conscience, respecte son épiscopat, qu’il voudrait étendre davantage ; mais il la trouve trop étroitement constituée, et condamne avec une extrême rigueur l’esprit qui l’anime. C’est l’esprit pharisaïque, l’esprit de conservation absolue, d’immobilité, de tradition, de réaction, l’esprit caractéristique de toute domination de prêtres. Malgré ses égards, son respect pour les vertus et les talens des individus, malgré les éloges sincères qu’il leur décerne, il ne peut jamais se résoudre à ménager la politique du clergé, et surtout sa prétention d’identifier son pouvoir avec celui de la religion même. Ennemi de toute distinction fondamentale entre l’église et la société, il disait en s’appropriant le mot de Sieyès : « Qu’est-ce que les laïques ? L’église moins le clergé. » Son vœu était donc moins pour un système de tolérance que pour un large système de compréhension qui renfermât dans le même cercle les épiscopaux et les dissidens, les ecclésiastiques et les laïques, sans imposer à aucun chrétien le sacrifice de sa croyance particulière.

Au fond, il ne regardait comme importante et juste qu’une seule division, celle des sociétés chrétiennes et des sociétés non-chrétiennes. Les premières avaient le même maître, elles pouvaient donc s’unir dans la même soumission en dépit des rédactions et des interprétations diverses de la science théologique. Il imaginait ainsi une combinaison qui réunirait tout, l’état, l’église, le peuple, et ne laisserait en dehors que ceux qu’il regardait comme de vrais étrangers, les juifs par exemple. Aussi ne put-il jamais approuver le projet de loi qui leur donnerait droit de siéger au parlement. Pour être conséquent, il aurait dû exclure également les déistes, les incrédules de toutes nuances, et il ne repoussait pas d’une manière explicite cette conséquence ; mais il espérait que les non-chrétiens deviendraient infiniment rares ou cesseraient d’être reconnaissantes, lorsque l’intolérance étroite de l’église ou des sectes et la politique exclusivement temporelle du gouvernement cesseraient de leur donner une raison d’exister. On voit qu’il était loin de regarder la religion comme un rapport individuel qui reste un secret entre Dieu et l’homme, ou d’adopter la doctrine de l’évêque Warburton et des whigs en général, qui bornent l’autorité du gouvernement à la gestion des intérêts matériels de la société. Il se rapprochait plutôt de la doctrine de Hooker, dégagée de tous préjugés épiscopaux, et il voulait spiritualiser le gouvernement et la société, au point que l’un et l’autre, chrétiennement constitués, fissent partie de l’église à aussi juste titre que le clergé. Il convenait bien que c’était là un idéal qu’on ne pourrait exactement réaliser, mais il aurait voulu qu’on le prît pour but invisible et qu’on marchât comme pour l’atteindre. Aussi, lorsqu’à partir de 1833 il vit à la suite des réformes politiques l’église attaquée avec tout le reste, il prit l’alarme, et jugeant une crise imminente si l’on ne se jetait hardiment dans la voie des nouveautés, il proposa la sienne, et fut aussi surpris qu’offensé de s’entendre accuser de plans chimériques, d’opinions latitudinaires, de tendances révolutionnaires. Une révolution, c’est ce qu’à tout prix il voulait éviter. Les chimères, il s’en croyait exempt, n’ayant ni goût ni aptitude pour la métaphysique spéculative, et il était si peu latitudinaire qu’il reprochait au clergé sa tiédeur, et trouvait qu’il avait laissé trop facilement se séculariser le gouvernement et la société ; « mais, disait l’archidiacre Hare, c’était un idoloclaste, à la fois zélé et hardi à démolir les idoles régnantes, et en même temps animé d’un amour plein de respect pour les idées que ces idoles étouffent sous une forme charnelle. »

Il y a peu de disposition d’esprit qui, plus que cette haute spiritualité, soit propre à choquer, à scandaliser et les sages et le vulgaire. Arnold l’apprit aux dépens de son repos. Ses écrits sur l’église, sur les besoins nouveaux de la société, provoquèrent contre lui une sorte de clameur. Ses amis se refroidirent ou s’effrayèrent. Toujours sans justice et sans scrupule, l’esprit de parti le calomnia. — Il corrompait la jeunesse, il faisait parmi ses élèves une propagande subversive ; l’école de Rugby était en déclin. — Rien de tout cela n’était vrai, bien au contraire. Sur le terrain de la pratique, Arnold était inattaquable. Là il avait l’habileté, la chaleur, l’énergie, la persévérance ; son administration commençait à porter les meilleurs fruits. Il le voyait, et il, n’en prenait que plus de confiance en lui-même. Pour avoir réussi dans le gouvernement d’un collège, il se confirmait dans la croyance que ses idées sur le gouvernement de l’humanité étaient justes. Les hostilités qu’il rencontra à cette époque de sa vie le blessèrent sans l’abattre. Il répondit à des jugemens iniques par des jugemens sévères. Les partis, les sectes, les écoles trouvèrent en lui un censeur rigoureux, et sa franchise n’épargna personne. Au même moment, l’université d’Oxford donnait naissance à la réaction anglo-catholique. C’était l’exagération même de cet esprit traditionaliste dont Arnold exagérait de son côté les abus et les dangers. Le newmanisme, comme il appelait cette doctrine du nom de son plus habile promoteur, n’eut pas d’adversaire plus déclaré que lui. Il ne cessa pas un moment d’y voir l’erreur la plus funeste au christianisme, et par suite au salut de la société. Il prit avec une vivacité plus qu’ordinaire la défense du docteur Hampden contre ses censeurs d’Oxford. En même temps qu’il se séparait de la Société des connaissances utiles, parce qu’elle voulait, pour ménager toutes les sectes, s’abstenir de rien publier sur la religion révélée, et de l’université de Londres, qui l’avait placé dans son conseil de surveillance, parce qu’elle ne consentait pas à rendre obligatoire l’enseignement de l’Écriture sainte, il n’épargnait aux prétendus héritiers par voie de transmission mystérieuse de l’autorité apostolique aucune des leçons que lui suggéraient la foi, la raison et l’histoire.

Il s’isola hardiment parmi ses contemporains. On voit par ses lettres que, pendant un temps, il eut à se défendre même contre ses amis. L’archevêque Whately, qu’il plaçait à la tête du clergé épiscopal et dont l’amitié lui fut fidèle, ne l’approuvait pas en tout. Le docteur Hare ne s’entendait avec lui que dans une certaine mesure. Le juge Coleridge, déjà séparé de lui par la politique, se croyait toujours sur le point de l’être encore par la religion, et avait grand besoin de se rappeler combien il aimait sa personne pour ne pas trop haïr ses opinions. Les jeunes gens mêmes qu’il envoyait devant lui à Oxford n’y demeuraient pas toujours inaccessibles à l’influence du lieu ; mais heureusement ils ne cessaient pas de rendre témoignage en sa faveur par leur vénération pour leur maître et par le caractère de moralité chrétienne qu’ils tenaient de lui, et peu à peu, le temps ayant adouci l’aigreur des controverses et arrêté les pro grès du newmanisme, Arnold, plus calme et rassuré lui-même sur l’avenir prochain de la société, renonça à toute agression, et réserva ses forces pour des ouvrages de longue haleine, où ses idées devaient achever de déposer toute forme polémique. En même temps l’œuvre de Rugby plaidait sa cause, et l’on peut dire que, lorsqu’enfin il rentra dans l’université d’Oxford, on s’y étonna de l’avoir traité en ennemi. Ses idées propres n’avaient pas triomphé ; mais sa piété et son savoir, ses talens et ses vertus, l’ascendant et la pureté de son caractère ne rencontraient plus de contradicteurs. Aujourd’hui il est peu d’âmes vraiment chrétiennes en Angleterre qui ne se sentent en sympathie avec l’âme d’Arnold à travers le tombeau.

On a dit avec raison qu’il ressemblait à un homme de l’antiquité converti au christianisme. L’histoire grecque et romaine l’avait pénétré de son esprit ; il en aimait non-seulement les beaux écrits, mais les beaux exemples. Il opposait volontiers le grand rôle de la vertu dans les sociétés anciennes à tout ce qui lui semblait vil ici-bas ; mais, quelque contraire que paraisse un tel sentiment aux pré jugés du calvinisme, il n’en était pas moins un protestant plein de ferveur. Sans doute il préférait la piété à l’orthodoxie. Les termes des symboles n’étaient point pour lui sacrés comme la vérité, dont ils étaient l’imparfaite expression. Ses idées sur l’interprétation de l’Écriture étaient fort analogues à celles de Coleridge. Les droits de la conscience morale, l’esprit de l’enseignement du Christ devaient, selon lui, prévaloir contre la lettre du texte ou le commentaire traditionnel. Il tenait la fraude pieuse pour un sacrilège, et regardait comme un devoir la sincérité absolue. Heureux celui chez qui l’expérience de la vie a laissé intacte cette foi entière dans la seule vérité ! Je ne voudrais pas nier que la franchise parfaite d’Arnold et sa parfaite indépendance aient quelquefois fourni des armes à l’incrédulité. Il ne devait pas être commode à une église officielle de le compter parmi ses membres, et ses aveux comme ses jugemens ont dû embarrasser souvent la politique de l’orthodoxie. Cependant, quoi qu’il pensât du Credo d’Athanase, il adoptait le symbole de Nicée, et il a sans cesse exposé et démontré sa foi dans la Trinité. Il refusa même longtemps d’accepter pour chrétiens les unitairiens jusqu’à ce qu’il sût distinguer chez les uns un arianisme encore pénétré de la foi de l’Évangile, et chez les autres un socinianisme qui ne se prétend chrétien que par crainte de s’avouer déiste. Celui-ci, il l’eût mis volontiers au ban de la société chrétienne, tandis qu’il a rendu souvent justice à la foi et à la charité de ceux qui, en errant sur la Trinité, prennent Jésus-Christ pour maître, pour sauveur et pour juge.

Arnold a laissé trois volumes d’une Histoire romaine qu’il n’a pu conduire plus loin que la fin de la seconde guerre punique. C’est un ouvrage remarquable, où le système de Niebuhr est rédigé en histoire narrative par un écrivain passionné pour la réalité, et qui a étudié la politique dans Aristote. Ses six volumes de sermons, composés en majeure partie pour l’école de Rugby, sont un cours de religion plus que de théologie. Il y faut chercher moins l’éloquence qu’une connaissance intime et profonde de la doctrine chrétienne, de l’esprit de l’Écriture et des besoins du cœur humain. C’est la sur tout qu’on apprendrait à connaître comment Arnold unissait cette liberté d’esprit, qui venait d’une entière sincérité, avec cette ferveur spirituelle qui s’appuyait sur l’énergie du sentiment moral. On peut ne pas partager toutes ses convictions, il est difficile de n’en être pas touché, parce qu’entre ces convictions et nous ne s’élève pas la barrière d’un attachement servile aux formules d’une tradition officielle, aux commandemens d’une corporation qui se dit sainte. Arnold trouve dans l’Écriture les témoignages de la vie du Christ ; il y apprend à le connaître et à l’aimer. Grâce à ce sens de l’histoire dont il était doué, il découvre en quelque sorte sa personne dans les monumens laissés par ses disciples et par ceux qui les ont entendus, et il se le rend pour ainsi dire présent, à ce point qu’il croit vivre sous les yeux de ce divin maître. Fuir et combattre le mal, aimer et faire le bien, c’est le servir, c’est lui plaire et se rapprocher incessamment de lui, malgré la distance infinie qui sépare l’homme de Dieu. On conçoit que cette foi ardente, morale, pratique, n’a rien d’incompatible avec le libre usage de la raison dans l’interprétation des Écritures. Elle sanctifie cette liberté comme tout le reste, et elle est d’autant plus forte contre les atteintes de l’esprit d’incrédulité, qu’elle ne demande aucun sacrifice au sentiment de la dignité humaine. J’ose le dire, s’il a paru de notre temps des écrits utiles à la cause du christianisme, ce sont les écrits d’Arnold.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. A Retrospect of the religions Life of England, Sédition, Londres 1853.
  2. Il dit ailleurs : « Quel grand homme était votre oncle, c’est-à-dire intellectuellement ! car quelque chose, j’imagine, doit lui avoir manqué pour nous empêcher de l’appeler un grand homme (absolument) ; mais où a-t-il laissé son égal ? »
  3. The Life and Correspondent of Th. Arnold, by Arthur Penrhyn Stanley, 7e édition, Londres 1852.