Des Jésuites/L’esprit de vie, l’esprit de mort
VIe LEÇON.
Quel que soit l’accablement des affaires, l’entraînement des passions,
il n’est personne qui n’ait un moment dans sa vie pour rêver une vie
plus haute.
Personne qui, seul à son foyer, rentrant fatigué le soir, ou bien encore renouvelé aux heures sereines du matin, ne se soit demandé s’il resterait toujours dans le monde des petites choses, s’il ne prendrait jamais l’essor !
Dans ce moment grave, qui peut-être ne reviendra pas, quel homme va-t-on rencontrer ?
On rencontrera deux hommes, deux langages et deux esprits.
L’un vous dit de vivre, et d’une grande vie, de ne plus vous disperser au dehors, mais d’en appeler à vous-même, à vos puissances intérieures…., d’embrasser votre destinée, votre science, votre art, d’une volonté héroïque ; de ne rien prendre, ni science, ni croyance, comme une leçon morte, mais comme une chose vivante, comme une vie commencée qu’il vous faut continuer et vivifier encore, en créant, selon vos forces, à l’imitation de Celui qui crée toujours… C’est là la grande voie, et, pour être celle du mouvement fécond, elle n’éloigne pas de celle de la sainteté. Est-ce que nous n’avons pas vu les aînés de Dieu, à qui il donnait de le suivre dans sa voie de création, les Newton, les Virgile et les Corneille, marcher dans leur simplicité, rester purs et mourir enfants ?
Ainsi parle l’esprit de vie. Que dirait l’esprit de mort ? Que, si l’on vit, il faut vivre peu, de moins en moins, et surtout ne rien créer.
« Garde-toi bien, dirait-il, de développer ta force intérieure ; ne t’interroge pas toi-même, n’en crois pas les voix du dedans ; cherche dehors, jamais en toi… Que sert de se fatiguer à se faire sa vie et sa science ? Eh ! les voilà toutes faites, et si courtes, si faciles ; il ne s’agit que d’apprendre… Bien sot qui prendrait le grand vol ; il est plus sûr de ramper, on n’arrive que plus vite.
« Laisse-moi là ta Bible et ton Dante. Prends la Fleur des Saints, le Petit Traité des petites vertus. Passe au col cette amulette ; fais les Cent mortifications, et puis par-dessus un petit cantique sur un air mondain… Choisis bien ta place à l’église ; bien vu et connu pour un bon sujet, on te fera ton chemin, on te mariera bien, tu feras une bonne maison.
« Mais tout cela à une condition, c’est que tu sois raisonnable, c’est-à-dire que tu étouffes parfaitement ta raison. Tu n’en es pas bien corrigé, tu en as encore des échappées, cela ne vaut rien… Vois-tu là-bas cet automate, voilà un modèle ; on dirait un homme, il parle et écrit, mais jamais rien de lui-même, toujours des choses apprises ; s’il remue, c’est qu’un fil le tire.
« Si l’on savait combien la machine est supérieure à la vie, on ne voudrait plus vivre, et tout irait mieux. Cette fiévreuse circulation du sang, ce jeu variable de muscles et de fibres, avec combien d’avantages vous les remplaceriez, par ces belles machines de cuivre, qui font plaisir à voir, dans leur jeu si régulier de ressorts, de rouages et de pistons. »
Beaucoup font ce qu’ils peuvent pour approcher de cet idéal. S’ils y parvenaient, si la métamorphose s’opérait, on voit assez ce que deviendrait la vie.
Et la science, que deviendrait-elle ?
D’abord, il y aurait des sciences suspectes, d’autres moins suspectes qu’on garderait pour soi, et comme instruments secrets. Les sciences mathématiques et physiques trouveraient grâce, comme machinisme et thaumaturgie ; grâce pour un temps. Car après tout, ce sont des sciences ; on leur ferait leur procès. L’astronomie, déjà condamnée avec Galilée, ne pourrait guère se défendre. L’Anti-Copernic, qu’on vend à la sortie du sermon, tuerait Copernic. On garderait peut-être les quatre règles ? Et encore !
Il faudrait, pour les offices, conserver un peu de latin, mais point de littérature latine, sinon dans les éditions arrangées par les jésuites. La littérature et la philosophie moderne, à peu de chose près, ne sont qu’hérésies ; elles seraient bannies en masse. Combien plus cet Orient, qui s’avise aujourd’hui d’apparaître au christianisme comme frère et sous formes chrétiennes ! Hâtons-nous d’enfouir une telle science, et qu’on n’en parle jamais.
Plus de science. Un peu d’art suffit, un art dévot. Lequel pourtant et de quelle époque ?… Le moyen âge est trop sévère. — Raphaël est trop païen. — Le Poussin est un philosophe. — Champagne est un janséniste. Heureusement, voici Mignard, et à sa suite une école d’aimables peintres pour peindre galamment les allégories, emblèmes et dévotions coquettes, nouvellement inventées… Un tel fond dispense de forme ; il suffirait des peintres ambulants qui décorent de tableaux burlesques les petites chapelles de Bavière et de Tyrol.
Que parlez-vous d’art, de peinture et de sculpture ? il y a un bien autre art, qui ne reste pas à la surface, mais va au dedans… Un art, qui prend la molle argile, une âme amollie, gâtée, corrompue, et qui, au lieu de la raffermir, la manie et la pétrit, lui ôtant le peu qui restait d’élasticité, et fait de l’argile une boue… Art merveilleux qui rend la pénitence si douce aux âmes malades, qu’elles veulent toujours avouer, parce qu’avouer ainsi, c’est pécher encore.
Cette douce casuistique, si elle n’était un peu louche, aurait quelque air de la jurisprudence, dont elle est la petite sœur bâtarde ; mais, en récompense, combien elle est plus aimable ! Celle-ci, renfrognée comme elle est, gagnerait fort à s’humaniser aux douceurs de l’autre ! Qui n’aimerait un Papinien mitigé par Escobar ? La justice finirait par avoir le cœur si bon qu’elle ne voudrait plus de son glaive ; elle le remettrait à ces pacifiques mains. Heureux changement, du droit à la grâce ! Le droit juge selon les mérites ; la grâce choisit, elle distingue et favorise ; il y aurait la loi pour les uns, et la grâce pour les autres, c’est juste le contraire du droit.
Nous voilà délivrés du droit, comme de l’art et de la science. Que reste-t-il ? La religion !
Hélas ! c’est elle justement qui est morte la première… Si elle eût vécu, tout pouvait encore se refaire, ou plutôt rien n’aurait péri. — Ce qui reste, c’est une machine qui joue la religion, qui contrefait l’adoration, à peu près comme en certains pays de l’Orient, les dévots ont des instruments qui prient à leurs places, imitant par un certain bruit monotone le marmottement des prières.
Nous voilà descendus bien bas, bien loin dans la mort… Il se fait de grandes ténèbres…
Où donc est, dans la nuit qui s’étend, celle qui avait promis de nous éclairer encore, sur les ruines des empires et des religions, où est la philosophie ? Pâle lumière sans chaleur, au sommet glacé de l’abstraction, sa lampe est éteinte… Et elle croit vivre encore, et, sans voix ni souffle, elle demande pardon de vivre à la théologie qui n’est plus.
* * * * *
Réveillons-nous, tout ceci n’était qu’un rêve… Grâces soient rendues à Dieu !
Je revois le monde ; il vit. Le génie moderne est toujours ce qu’il était. Ralenti peut-être un moment, il n’en est pas moins vivant, puissant, immense. C’est sa colossale hauteur qui l’a empêché jusqu’ici de faire attention aux clameurs d’en bas.
Il avait autre chose à faire lorsque d’une main il exhumait vingt religions, et de l’autre mesurait le ciel, lorsque chaque jour, comme autant d’étincelles, jaillissaient de son front des arts inconnus… Oui, il pensait à autre chose, et il est fort excusable de n’avoir pas compris que ceux-ci arrangeaient je ne sais quelle petite boîte pour y mettre le géant.
La sagesse du vieil Orient, profonde sous sa forme enfantine, nous conte qu’un malheureux génie fut mis dans un vase de bronze. Lui, rapide, immense, qui d’un tour d’aile atteignait les pôles, serré dans ce vase, et scellé d’un sceau de plomb, et le vase plongé au fond de la mer !
Au premier siècle, le captif jura que quiconque lui ouvrirait, il lui donnerait un empire. — Au second siècle, il jura qu’il donnerait ce qu’il y a de trésors au fond de la terre. — Au troisième siècle, il jura que si jamais il sortait, il sortirait comme une flamme, et qu’il dévorerait tout.
Qui donc êtes-vous, pour croire que vous allez sceller le vase, pour vous imaginer que vous tiendrez là le vivant génie de la France ? Est-ce que vous auriez pour cela, comme dans le conte oriental, le sceau du grand Salomon ? Ce sceau avait en lui une puissance, il portait écrit un nom ineffable que vous ne saurez jamais.
Il n’y a nulle main assez forte pour comprimer, non pas trois siècles, mais un instant, l’élasticité terrible d’un esprit qui soulève tout. Trouvez-moi à mettre dessus un roc assez lourd, une masse de plomb, d’airain… Mettez-y le globe plutôt, et il se trouvera léger. Si le globe pesait assez, si vous aviez clos toute issue et bien regardé autour, par telle fente que vous n’auriez pas vue, la flamme flamberait au ciel !
* * * * *
Terminons ici. Nous avons atteint le but de ce cours, étudié d’abord l’organisme vivant du vrai moyen âge, puis le machinisme stérile du faux moyen âge qui veut s’imposer à nous ; nous avons caractérisé, signalé, l’esprit de mort et l’esprit de vie.
Le professeur de morale et d’histoire avait-il le droit de traiter la plus haute question de l’histoire et de la morale ?
C’était non-seulement son droit, mais son devoir. Si quelqu’un en doutait, c’est qu’apparemment il ne saurait pas qu’ici, au plus haut degré de l’enseignement, la science n’est pas la science de ceci ou de cela, mais tout simplement la science absolue, complète, vivante ; elle domine les intérêts de la vie, elle en repousse la passion, mais elle en prend la lumière ; toute lumière lui appartient.
« Les questions du présent n’en sont-elles pas exceptées ? » Mais qu’est-ce que le présent ? Est-il si facile d’en isoler le passé ? — Nul temps n’est hors de la science ; l’avenir même lui appartient dans les études assez avancées pour qu’on puisse prédire le retour des phénomènes, comme on le peut dans les sciences physiques, comme on le pourra un jour (d’une manière conjecturale) dans les sciences historiques.
Ce droit, dont la chaire ecclésiastique s’est emparée si violemment pour l’attaque personnelle, la chaire laïque l’exercera ici pacifiquement, et avec la mesure que la diversité des temps pourrait demander.
S’il est au monde une chaire qui ait ce droit, c’est celle-ci ; c’est là le droit de sa naissance, et ceux qui savent comment elle l’a payé, ne le lui disputeront pas.
Dans le terrible déchirement du seizième siècle, quand la liberté se hasarda à venir au monde, quand la nouvelle venue, froissée, sanglante, semblait à peine viable, nos rois, quoiqu’on pût dire contre elle, l’abritèrent ici.
Mais l’orage vint des quatre vents. La scolastique réclama, l’ignorance s’indigna, le mensonge souffla de la chaire de la vérité ; bientôt le fanatisme en armes assiégea ces portes ; il s’imaginait sans doute, le furieux fou ! égorger la pensée, poignarder l’esprit !
Ramus enseignait ici. Le roi, c’était Charles IX, eut pourtant un noble mouvement, et lui fit dire qu’il avait un asile au Louvre. Ramus persista. Il n’y avait plus de libre en France que cette petite place, les six pieds carrés de la chaire… Assez pour une chaire, assez pour un tombeau !
Il défendit cette place et ce droit, et il sauva l’avenir… Il mit ici son sang, sa vie, son libre cœur… en sorte que cette chaire transformée ne fût jamais pierre ni bois, mais chose vivante.
Aussi ne vous étonnez pas si les ennemis de la liberté ne peuvent voir cette chaire en face ; ils se troublent en la regardant, s’agitent sans le vouloir, et se trahissent par des cris inarticulés, des bruits sauvages qui n’ont rien de l’homme.
Ils savent qu’elle a gardé un don, c’est que, s’ils prévalaient un jour, si toute voix se taisait, elle parlerait d’elle-même… Nulle terreur du dehors ne lui imposa silence, ni 1572, ni 1793 ; elle parlait naguère pendant les émeutes, et continuait au bruit des fusillades, son ferme et paisible enseignement.
Comment donc se serait-elle tue, cette chaire de morale, lorsque la plus grave question de morale publique lui venait vivante, et forçait pour ainsi dire les portes de cette école ?
J’aurais été bien indigne d’y parler jamais, lorsqu’on menaçait mes amis, sur tous les points de la France, et qu’on leur reprochait ma tradition et mon amitié. Pour être sorti de l’Université en entrant ici, je n’y reste pas moins de cœur. J’y suis par mon enseignement philosophique et historique, par tant d’années laborieuses que j’ai passées avec mes élèves, et qui seront toujours pour eux, pour moi, un cher souvenir…
Je leur devais, dans ce péril commun, de leur faire entendre encore une voix connue, de leur dire que, quoi qu’il arrive, il y aura toujours ici une protestation pour l’indépendance de l’histoire, qui est le juge des temps, et pour la plus haute des libertés de l’esprit humain, la philosophie.
Je sais qu’il est des gens qui, ne se souciant ni de philosophie ni de liberté, ne nous sauront nullement gré d’avoir rompu le silence… Gens paisibles, amis de l’ordre, qui n’en veulent point à ceux qu’on égorge, mais à ceux qui crient ; ils disent de leur fenêtre, quand on appelle au secours : Pourquoi ce bruit à heure indue ? Laissez dormir les honnêtes gens !
Ces dormeurs systématiques, cherchant un narcotique puissant, ont fait cet honneur à la religion de croire qu’elle était bonne à cela… Elle qui, si le monde était mort, pourrait le réveiller des morts, c’est elle justement qu’ils ont prise pour un moyen d’endormir.
Gens habiles en d’autres choses, mais fort excusables de ne rien connaître en religion, parce qu’ils n’en ont rien dans le cœur… Il n’a pas manqué de gens pour venir sur-le-champ leur dire : Nous sommes la religion !
La religion ! il est heureux que vous la rapportiez ici… Mais qui êtes-vous, bonnes gens ? et d’où venez-vous ? par où avez-vous passé ? La sentinelle de France ne veillait pas bien cette nuit à la frontière, car elle ne vous a pas vus.
Des pays qui font des livres, il nous était venu des livres, des littératures étrangères, des philosophies étrangères, que nous avions acceptés. Les pays qui ne font pas de livres, ne voulant pas être en reste, nous ont envoyé des hommes, une invasion de gens qui ont passé un à un.
Gens qui voyagez de nuit, je vous avais vus le jour ; je ne m’en souviens que trop, et de ceux qui vous amenèrent : c’était en 1815 ; votre nom, c’est… l’étranger.
Vous avez pris soin heureusement de le prouver tout d’abord. Au lieu de vous observer et de parler bas, comme on fait, quand on est entré par surprise, vous avez fait grand bruit, injurié et menacé. Et comme on ne répondait point, vous avez levé la main, sur qui, malheureux ?… sur la loi !
Comment voulez-vous que cette loi, souffletée par vous, puisse faire encore semblant de ne pas vous voir ?
Le cri d’alarme est poussé… Et qui osera dire que c’était trop tôt ?
C’était trop tôt, quand, renouvelant ce qui ne s’était pas vu depuis trois cents ans, on employait la chaire sacrée à diffamer telle personne, à calomnier par-devant l’autel ?
C’était trop tôt, lorsque, dans la province où il y a le plus de protestants, on touchait aux morts protestants !
C’était trop tôt, lorsqu’on formait des associations immenses, dont une seule à Paris compte cinquante mille personnes !
Vous parlez de liberté ? Parlez donc d’égalité ! Est-ce qu’il y a égalité entre vous et nous ?… Vous êtes les meneurs d’associations formidables ; nous des hommes isolés.
Vous avez quarante mille chaires que vous faites parler de gré ou de force ; vous avez cent mille confessionnaux d’où vous remuez la famille ; vous tenez dans la main ce qui est la base de la famille (et du monde !), vous tenez la MÈRE : l’enfant n’est qu’un accessoire… Eh ! que ferait le père quand elle rentre éperdue, qu’elle se jette dans ses bras en criant : « Je suis damnée ! » Vous êtes sûr que le lendemain il vous livrera son fils…. Vingt mille enfants dans vos petits séminaires ! deux cent mille tout à l’heure dans les écoles que vous gouvernez ! des millions de femmes qui n’agissent que par vous !
Et nous, qu’est-ce que nous sommes, en face de ces grandes forces ? une voix et rien de plus… une voix pour crier à la France… Elle est avertie maintenant, qu’elle fasse ce qu’elle voudra. Elle voit et sent le réseau où l’on croyait la prendre endormie.
A tous les cœurs loyaux une dernière parole ! A tous, laïques ou prêtres (et puissent ceux-ci entendre une voix libre du fond de leur servage !) : qu’ils nous aident de leur courageuse parole ou de leur sympathie silencieuse, et que tous ensemble bénissent, de leurs cœurs et de leurs autels, la sainte croisade que nous commençons pour Dieu et la liberté !
* * * * *
Depuis le jour où ces paroles furent prononcées (1er juin), la situation a changé. Les Jésuites ont publié à Lyon leur second pamphlet[1]. Pour comprendre la portée de celui-ci, il faut reprendre de plus haut.
* * * * *
Il y aurait tout un livre à faire sur leurs manœuvres depuis quelques mois, sur leur stratégie en Suisse et en France.
Le point de départ, c’est leur grand succès d’hiver, d’avoir si vivement emporté les Petits cantons, saisi Lucerne, occupé le Saint-Gothard, comme ils ont fait dès longtemps pour le Valais et le Simplon.
Grandes positions militaires. Mais gare au vertige !… La France, vue du haut de ces Alpes, leur aura semblé petite, plus petite apparemment que le lac des Quatre cantons.
Des Alpes à Fourvières, et de Fourvières à Paris, les signaux se sont répondu. Le moment semblait heureux… La bonne France dormait, ou elle avait l’air de dormir. Ils s’écrivaient les uns aux autres (comme autrefois les juifs de Portugal) : « Venez vite, la terre est bonne, la gente est sotte, tout sera à nous. »
Depuis un an, ils nous tâtaient, et ils ne trouvaient point la limite de notre patience… Provocations aux individus, injures au gouvernement. Et rien ne bougeait… Ils frappaient, mais pas un mot… Ils en étaient à chercher sur l’épiderme endurcie quelque point sensible encore.
Alors, alors, ils ont pris un courage extraordinaire ; ils ont jeté le bâton, pris l’épée, la grande épée à deux mains, et de cette arme gothique ils ont déchargé un coup, le grand coup du Monopole.
La dignité de l’Université ne lui a pas permis de répondre… D’autres ont fait face, la presse aidant, et devant l’acier la fameuse épée à deux mains, s’est trouvée n’être qu’un sabre de bois…
Grand effroi alors, vive reculade, et ce mot d’une peur naïve ; « Hélas ! comment nous tueriez-vous ? nous n’existons pas ! »
« Mais alors, qui donc aura fait votre gros libelle ? » — Ah ! monsieur, c’est la police qui nous a joué ce tour… Non, c’est l’Université, qui, pour nous perdre, a eu la noirceur de se diffamer elle-même[2]. »
Cependant, revenant peu à peu de la première peur, sentant bien qu’ils n’étaient pas morts, et tournant la tête, ils virent que personne ne courait après eux… Alors, ils se-sont arrêtés, ils ont tenu ferme, ils ont de nouveau dégaîné…
Donc, nouveau libelle, mais tout autre que le premier, plein d’aveux étranges que personne n’attendait… Il peut se résumer ainsi :
« Apprenez à nous connaître, et sachez d’abord que dans notre premier livre, nous avions menti… Nous parlions de liberté d’enseignement… Cela voulait dire que le clergé doit seul enseigner[3]. Nous parlions de liberté de la presse… pour nous seuls. « C’est un levier dont le prêtre doit s’emparer[4]. » Quant à la liberté industrielle, « S’emparer des divers genres d’industrie, c’est un devoir de l’Église[5]. » — La liberté des cultes ! n’en parlons pas ! C’est une invention de Julien l’Apostat… Nous ne souffrirons plus de mariages mixtes ! On faisait de tels mariages, à la cour de Catherine de Médicis, la veille de la Saint-Barthélemi[6] ! »
« Qu’on y prenne garde ! Nous sommes les plus forts. Nous en donnons une preuve surprenante, mais sans réplique, c’est que toutes les puissances de l’Europe sont contre nous[7]… Sauf deux ou trois petits états, le monde entier nous condamne ! »
Chose étrange que de tels aveux leur soient échappés ! Nous n’avons rien dit de si fort !… Nous remarquions bien dans le premier pamphlet des signes d’un esprit égaré ; mais de tels aveux, un tel démenti donné par eux-mêmes aujourd’hui à leurs paroles d’hier !… Il y a là un terrible jugement de Dieu… Humilions-nous.
Voilà ce que c’est que d’avoir pris en vain le saint nom de la Liberté. Vous avez cru que c’était un mot qu’on pouvait dire impunément, quand on ne l’a pas dans le cœur… Vous avez fait de furieux efforts pour arracher ce nom de votre poitrine ; et il vous est advenu comme au faux prophète Balaam, qui maudit, croyant bénir ; vous vouliez mentir encore, vous vouliez dire Liberté ! comme dans le premier pamphlet, et vous dites : Meure la liberté ! Tout ce que vous avez nié, vous le criez aujourd’hui devant les passants.
1er juillet 1843.
- ↑ Cette fois, ce n’est plus un chanoine, c’est un curé qui signe. L’appel de la presse au clergé inférieur avait fort alarmé ; dans le nouveau pamphlet, on se hâte de composer avec lui ; des deux choses que les curés desservants demandent (l’inamovibilité et les tribunaux), on accorde l’inamovibilité qui isolerait les curés de l’évêché ; mais on craint les tribunaux, qui, tout en limitant le pouvoir de l’évêque, le fortifierait en effet, et ferait de l’évêché un gouvernement régulier, au lieu d’une tyrannie faible, violente, odieuse au clergé, et partant obligée de s’appuyer sur les jésuites et sur Rome. V. Simple coup-d’œil, p. 170-178. — Partout la main des jésuites est reconnaissable ; personne ne s’y trompera, j’en donnerais au besoin une foule de preuves. On vient de voir avec quelle facilité ils font la paix avec les curés aux dépens de l’évêque ; ils conviennent qu’après tout : « L’évêque est homme, etc. » — Ils parlent de tous les États de l’Europe, excepté de ceux qui sont gouvernés par les jésuites ; ceux-là, ils les nomment à peine, et il en est qu’ils ne nomment point. — « Ce terme de jésuite, si honorable partout, p. 85. » Personne en France, pas même un jésuite, n’eût écrit cela ; il faut que le livre ait été fait en Savoie ou à Fribourg.
- ↑ Il est certain (tout étrange que cela pourra paraître) qu’ils feraient dire ces sottises dans la première alarme ; c’était une vieille femme, un bédeau, un donneur d’eau bénite, qui disait cela à l’oreille.
- ↑ L’enseignement appartient au clergé de droit divin… l’Université a usurpé… Il faut que l’Université ou le catholicisme cède la place, etc. p. 104.
- ↑ S’emparer de la presse, ne veut pas dire simplement user de la presse, puisque les auteurs avouent leurs efforts pour empêcher la vente des livres protestants (p. 81, note).
- ↑ Ibidem, p. 191. Si l’on veut savoir ce que l’industrie deviendrait sous une telle influence, il faut voir la misère de la plupart des pays où elle domine ; celui où elle règne sans partage, l’état romain, c’est le désert.
- ↑ Le jésuite qui a écrit les p. 82-85, et surtout la note de la p. 83, est un homme d’avenir ; il est encore jeune et ignorant, cela est visible, mais il y a en lui du Jacques Clément et du Marat.
Ces pages, plus violentes que tout ce qu’on a condamné dans les plus violents pamphlets politiques, semblent combinées pour exaspérer le fanatisme des paysans du midi. C’est pour le midi seul que le livre est écrit ; on n’en a pas envoyé un seul exemplaire à Paris. — Dans la note, le belliqueux jésuite passe la revue de ses forces, et il finit par cette phrase sinistre : « AU XVIe SIÈCLE, À LA COUR DE CATHERINE DE MÉDICIS, ON FIT AUSSI DES MARIAGES HUGUENOTS…. et ils aboutirent à la guerre civile. » Simple coup-d’œil, etc., p. 83.
- ↑ Ils emploient un bon tiers du livre à le prouver.