Des Jésuites/Origine du jésuitisme

La bibliothèque libre.

IIe LEÇON.

ORIGINES DU JÉSUITISME, IGNACE DE LOYOLA, les Exercices spirituels. [17 mai 1843.]

Je connais l’esprit de cet auditoire, et j’espère en avoir dit assez pour qu’il me connaisse aussi. Vous savez que je parle sans aucune haine, mais avec la tranquille volonté de dire toute ma pensée. (Interruption.) Un observateur impartial, en voyant ce qui se passe, depuis quelques jours, dans ces enceintes, m’accordera volontiers qu’un fait nouveau se révèle, l’importance accordée par tous les esprits aux questions religieuses. Ce n’est pas une chose d’une faible signification de voir tant d’hommes attacher à de pareils sujets, l’intérêt, (je ne voudrais pas dire la passion) qu’ils prêtaient autrefois, seulement, à la scène politique. On a senti qu’il s’agit de l’intérêt de tous, et il n’a fallu qu’un mot, pour faire jaillir l’étincelle cachée au fond des cœurs. Les questions que nous rencontrons dans notre sujet sont des plus grandes que l’on puisse trouver ; elles ne touchent par un point au monde actuel qu’à cause de leur grandeur même ; sachons donc, je vous en supplie, nous élever avec elles, et conserver ce calme qui sied à la recherche de la vérité. Ce qui se fait ici ne reste pas caché dans ces enceintes ; il y a loin d’ici, et même hors de France, des esprits sérieux qui nous regardent.

Il est des temps où les hommes sont élevés dès le berceau, pour le silence, certains de n’avoir jamais à subir aucune contradiction profonde ; il en est où les hommes sont élevés pour le régime de la libre discussion, en plein soleil, et ces temps sont les nôtres. Le plus mauvais service que l’on puisse rendre aujourd’hui à une cause, c’est de prétendre étouffer l’examen par la violence. On n’y réussit pas ; on n’y réussira jamais, et, tout au plus, on persuade aux esprits les plus conciliants que la cause que l’on défend est incompatible avec le régime nouveau. De quoi servent tant de menaces puériles ? Ce n’est pas la France qui reculera devant un sifflet. Aucun homme dans ce pays n’a la puissance de faire circuler sa pensée, sans qu’elle rencontre quelque part un contrôle public. Le temps n’est plus où une idée, une société, un ordre pouvait s’infiltrer, se former, s’élever en secret, puis tout à coup éclater lorsque ses racines étaient si profondes qu’elles ne pouvaient être extirpées. Dans quelque sentier que l’on entre, toujours il se trouve quelque sentinelle éveillée, prête à jeter le cri d’alarmes. Il n’y a plus de piéges ni d’embûches pour personne. Cette parole dont je me sers aujourd’hui, vous vous en servirez demain ; elle est ma sauvegarde, mais elle est surtout la vôtre. Que deviendraient mes adversaires, si elle leur était ôtée ? Car je me représente aisément le philosophe réduit à ses livres ; mais l’Église sans la parole, qui peut se l’imaginer un moment ? Et c’est vous qui prétendez étouffer la parole au nom de l’Église. Allez ! tout ce que je puis vous dire, c’est que ses plus grands ennemis ne feraient pas autrement.

J’ai montré, que l’établissement de la société de Jésus est le fond même de mon sujet. Prenons cette question dans les termes les plus désintéressés. Ne croyez pas d’abord que tout me semble condamnable dans la sympathie qu’elle inspire à quelques personnes de ce temps-ci. Je commence par dire que je crois fermement à leur sincérité. Au milieu de notre société souvent incertaine et sans but, elles rencontrent les débris d’un établissement extraordinaire, qui, lorsque tout a changé, a conservé immuablement son unité. Ce spectacle les étonne. A l’aspect de ces ruines pleines encore d’orgueil, elles se sentent attirées par une force qu’elles ne mesurent pas ; je ne voudrais pas jurer que cet état de délabrement n’exerçât sur elles un prestige supérieur à celui de la prospérité même. Comme elles voient tous les dehors conservés, règles, constitutions écrites, coutumes subsistantes, elles se persuadent que l’esprit chrétien habite encore ces simulacres ; d’autant plus qu’un seul pas fait dans cette voie les entraîne à beaucoup d’autres, et que les principes du corps sont liés avec un art infini. Entrées ainsi dans ce chemin, elles s’engagent de plus en plus, cherchant toujours sous les formes de la doctrine de Loyola, le génie et l’âme du christianisme. Or, mon devoir est de dire à ces personnes, comme à toutes celles qui m’entendent, que la vie est ailleurs, qu’elle n’est plus dans cette constitution, simulacre vide de l’esprit de Dieu, que ce qui a été a été, que l’odeur s’est échappée du vase, que l’âme du Christ n’est plus dans ce sépulcre blanchi. Dussent-elles me vouer une haine qu’elles croient éternelle et qu’il m’est impossible de partager, oui, si elles viennent ici, violentes, menaçantes, je les en préviens, je le leur déclare en face, je ferai tout ce que je pourrai pour les arracher à une voie où elles ne trouveront, selon moi, que vide et déception ; et il ne dépendra pas de moi, qu’enlevées aux étreintes d’une règle égoïste et d’un système mort, je ne les précipite dans un système tout contraire que je crois le chemin vivant de la vérité et de l’humanité.

Dans les circonstances les plus ordinaires, on prend conseil ; on entend le pour et le contre ; et lorsqu’il s’agit de donner sa pensée, son avenir à un ordre dont la première maxime, conforme au génie des sociétés secrètes, est de vous lier à chaque pas, en vous cachant le degré qui doit suivre, il est des hommes ici qui ne voudraient pas que personne les instruisît du but ! Ils s’arment de haines contre ceux qui veulent montrer à quoi l’on s’engage en suivant ce chemin ténébreux. Assez d’autres paroles plus heureuses que la mienne poussent les esprits dans la route du passé. Que l’on souffre donc ce qu’il est insensé de vouloir empêcher ; que l’on souffre que dans un autre lieu, une autre voix marque une autre route, en se fondant, sans colère, sur l’histoire et sur les monuments ; après quoi, la bonne foi de personne n’aura été surprise. Si vous persévérez, du moins vos convictions auront subi l’épreuve de la contradiction publique ; vous aurez agi, comme doivent faire des hommes sincères en des matières si graves. Je combats ouvertement, loyalement. Je demande que l’on se serve contre moi d’armes semblables.

Qui sait même, si parmi ceux qui se croient animés de plus d’aversion, il ne se trouve pas ici, en ce moment, quelqu’un qui plus tard se félicitera d’avoir été retenu aujourd’hui, sur le seuil qu’il allait franchir pour toujours ?

Il faut d’abord savoir où l’on va ; et la première chose dont j’aie à m’occuper, est de montrer la mission de l’ordre de Jésus dans le monde contemporain. Le jésuitisme est une machine de guerre ; il lui faut toujours un ennemi à combattre, sans cela ses prodigieuses combinaisons resteraient inutiles. Dans le seizième siècle et le dix-septième, il a trouvé le protestantisme pour contradicteur. Non content de cet adversaire, l’idolâtrie des peuples de l’Asie et de l’Amérique lui a donné une glorieuse occupation. Sa gloire est de combattre toujours ce qu’il y a de plus fort. De notre temps quel est l’ennemi qui l’a contraint de ressusciter ? Ce n’est pas l’Église schismatique, puisqu’au contraire c’est elle qui l’a rappelé et sauvé en Russie. Ce n’est pas l’idolâtrie. Quel est donc cet adversaire assez puissant pour réveiller les morts ? Je veux, pour le montrer avec une pleine évidence, ne m’appuyer que sur la papauté elle-même, sur les bulles de condamnation et de restauration de l’ordre. En présence de ces monuments et de ces dates, vous tirerez vous-même la conséquence. La bulle qui supprime l’institut est du 21 juillet 1773. Je dois en citer quelques passages en avertissant d’avance que je ne me servirai jamais de termes plus explicites ni plus vifs que ceux dont se sert la papauté par la bouche de Clément XIV.

« A peine la société était-elle formée, suo fere ab initio, qu’il s’y éleva diverses semences de divisions et de jalousies, non seulement entre ses propres membres, mais encore à l’égard des autres corps et ordres réguliers, ainsi que du clergé séculier, des Académies, universités, colléges publics des belles lettres, et même à l’égard des princes qui l’avaient reçue dans leurs états…

« Loin que toutes les précautions fussent suffisantes pour apaiser les cris et les plaintes contre la société, on vit, au contraire, s’élever dans presque toutes les parties de l’univers des disputes très affligeantes contre sa doctrine : Universum pene orbem pervaserunt molestissimæ contentiones de societatis doctrinâ ; que nombre de personnes dénonçaient comme opposée à la foi orthodoxe et aux bonnes mœurs. Les dissensions s’allumèrent de plus en plus dans la société, et au dehors les accusations contre elle devinrent plus fréquentes, principalement sur sa trop grande avidité des biens terrestres.

« Nous avons remarqué, avec la plus grande douleur, que tous les remèdes qui ont été employés n’ont eu presque aucune vertu pour détruire et dissiper tant de troubles, d’accusations et de plaintes graves ; que plusieurs de nos prédécesseurs, comme Urbain VIII, Clément IX, X, XI, XII, Alexandre VII et VIII, Innocent X, XI, XII, XIII et Benoît XIV y travaillèrent en vain. Ils tâchèrent cependant de rendre à l’église la paix si désirable en publiant des constitutions très-salutaires, pour défendre tout négoce et pour interdire absolument l’usage et l’application de maximes que le saint siége avait justement condamnées comme scandaleuses et manifestement nuisibles à la règle des mœurs, etc., etc.

« Afin de prendre le plus sûr parti dans une affaire de si grande conséquence, nous jugeâmes que nous avions besoin d’un long espace de temps, non-seulement pour pouvoir faire des recherches exactes, tout peser avec maturité et délibérer avec sagesse, mais encore pour demander par beaucoup de gémissements et des prières continuelles, l’aide et le soutien du père des lumières.

« Après avoir donc pris tant et de si nécessaires mesures, dans la confiance où nous sommes d’être aidé de l’esprit saint, étant d’ailleurs poussé par la nécessité de remplir notre ministère, considérant que la société de Jésus ne peut plus faire espérer ces fruits abondants et ces grands avantages pour lesquels elle a été instituée, approuvée et enrichie de tant de priviléges par nos prédécesseurs, qu’il n’est peut-être pas même possible que tant qu’elle subsiste, l’église recouvre jamais une paix vraie et durable, persuadé, pressé par de si puissants motifs et par d’autres encore que les lois de la prudence et le bon gouvernement de l’Église universelle nous fournissent, mais que nous gardons dans le profond secret de notre cœur, après une mûre délibération, de notre certaine science et de la plénitude du pouvoir apostolique, nous éteignons et supprimons la dite société, abolissons ses statuts, constitutions, celles même qui seraient appuyées du serment, d’une confirmation apostolique ou de toute autre manière. »

Le 16 mai 1774, le cardinal, ambassadeur de France, transmet une confirmation de la bulle au ministre des affaires étrangères, en la commentant par quelques mots qui sont en même temps un avertissement au roi et au clergé.

« Le pape s’est décidé à la suppression au pied des autels et en la présence de Dieu. Il a cru que des religieux proscrits des états les plus catholiques, violemment soupçonnés d’être entrés autrefois et récemment dans des trames criminelles, n’ayant en leur faveur que l’extérieur de la régularité, décriés dans leurs maximes, livrés, pour se rendre plus puissants et plus redoutables, au commerce, à l’agiotage et à la politique, ne pouvaient produire que des fruits de dissension et de discorde, qu’une réforme ne ferait que pallier le mal, et qu’il fallait préférer à tout la paix de l’Église universelle et du Saint-Siége…

« En un mot, Clément XIV a cru la société des jésuites incompatible avec le repos de l’Église et des états catholiques. C’est l’esprit du gouvernement de cette compagnie qui était dangereux ; c’est donc cet esprit qu’il importe de ne pas renouveler, et c’est à quoi le pape exhorte le roi et le clergé de France d’être sérieusement attentifs. »

Maintenant ma conclusion commence à se montrer. N’oubliez pas que la bulle d’interdiction précède de quinze ans à peine l’explosion de la révolution de 1789. Le génie précurseur qui donnait à la France la royauté de l’intelligence, gouvernait le monde même avant d’avoir éclaté ; il avait passé des écrivains aux princes, des princes aux papes. Voyez l’enchaînement des choses ! La France va se jeter dans la voie de l’innovation, et la papauté inspirée alors par le génie de tous, brise la machine créée pour étouffer dans son germe le principe de l’innovation. L’esprit de 1789 et de la constituante est tout entier dans cette bulle pontificale de 1773. Depuis ce moment, qu’arrive-t-il ? Aussi longtemps que la France nouvelle reste victorieuse dans le monde, on n’entend plus parler de la compagnie de Jésus. Devant le drapeau librement ou glorieusement déployé de la révolution française, cette compagnie disparaît comme si elle n’eût jamais existé. Ses débris se cachent sous d’autres noms. L’empire, qui pourtant aimait les forts, laissa ces débris dans la poussière, sachant bien que lui qui pouvait tout ne pouvait en relever une pierre sans mentir à son origine, et que parmi les jugements portés par les peuples, il en est avec lesquels il ne faut pas jouer. Cependant le moment vient où la société de Jésus, écrasée par la papauté, est de nouveau triomphalement rétablie par la papauté. Que s’est-il donc passé ? La bulle de restauration de l’ordre est du 6 août 1814. Cette date ne vous dit-elle rien ? C’est le moment où la France assiégée, foulée, est contrainte de cacher ses couleurs, de renier dans sa loi le principe de la révolution, d’accepter ce qu’on veut bien lui octroyer d’air, de lumière et de vie. Au milieu de cette croisade de la vieille Europe, chacun emploie les armes qui sont à son usage. Dans ce débordement de milices de toutes les zônes, la papauté déchaîne aussi la milice ressuscitée de Loyola, afin que, l’esprit étant circonvenu comme le corps, la défaite soit complète et que la France agenouillée n’ait plus même dans son for intérieur la pensée de se redresser jamais.

Voilà les faits, l’histoire, la réalité sur laquelle on ne parviendra pas à égarer la génération qui s’élève. Il faut qu’on le sache bien ; cette issue est celle à laquelle il faut arriver dès qu’on entre dans cette voie ; elle ne paraît pas, on ne la montre pas au début, mais elle est le terme nécessaire. D’un côté la révolution française avec le développement de la vie religieuse et sociale ; de l’autre, caché on ne sait où, son contradicteur naturel, l’ordre de Jésus, avec son attache inébranlable au passé. C’est entre ces choses qu’il faut choisir.

Et que personne ne pense qu’elles soient conciliables ; elles ne le sont pas. La mission du jésuitisme au seizième siècle a été de détruire la réforme ; la mission du jésuitisme au dix-neuvième est de détruire la révolution qui suppose, renferme, enveloppe et dépasse la réforme. (Applaudissements.) C’est une grande mission ; mais, il faut l’avouer. Il s’agit bien vraiment de l’université et d’une dispute de collége ! Les idées sont plus hautes. Il s’agit, comme toujours, d’énerver le principe de vie, de tarir à petit bruit l’avenir en sa source. C’est là toute la question. Elle s’est posée d’abord parmi nous. Mais elle est destinée à se développer ailleurs, à réveiller ceux qui sont le plus endormis d’un sommeil ou feint ou véritable ; car ce n’est pas probablement sans raison que nous avons été si impérieusement poussés à la démasquer ici.

Cela posé, sans détour, je vais droit au cœur de la doctrine que je veux d’abord étudier historiquement, impartialement, dans son auteur, Ignace de Loyola. Vous connaissez cette vie puissante, où la chevalerie, l’extase, le calcul dominent tour à tour. Cependant il faut en retracer les commencements et voir comment tant d’ascétisme a pu s’accorder avec tant de politique, l’habitude des visions avec le génie des affaires. Placé aux confins de deux époques, ne vous étonnez pas si cet homme a été si puissant, s’il l’est encore, s’il marque ses conquêtes d’un sceau indestructible. Il exerce tout à la fois, la puissance qui naissait de l’extase au douzième siècle, et l’autorité qui s’appuie sur la pratique consommée du monde moderne : il y a en lui du saint François d’Assise et du Machiavel. De quelque manière qu’on l’envisage, il est de ceux qui investissent les esprits par les extrémités les plus opposées.

Dans un château de Biscaye, un jeune homme, d’une famille ancienne, reçoit, au commencement du seizième siècle, l’éducation militaire de la noblesse espagnole ; en maniant l’épée, il lit, par désœuvrement, les Amadis ; c’est là toute sa science. Il devient page de Ferdinand, puis capitaine d’une compagnie ; beau, brave, mondain, avide surtout de bruits et de batailles. Au siége de Pampelune par les Français, il se retire dans la citadelle ; il la défend courageusement à outrance ; sur la brèche, un biscaïen lui casse la jambe droite ; on l’emporte sur une litière dans le château voisin, c’est celui de son père. Après une opération cruelle, subie avec héroïsme, il demande, pour se distraire, ses livres de chevalerie. On ne trouve dans ce vieux château pillé, que la vie de Jésus-Christ et des saints. Il les lit ; son cœur, sa pensée, son génie s’enflamment d’une révélation subite. En quelques moments, ce jeune homme, épris d’un amour humain, s’allume d’une sorte de fureur divine ; le page est maintenant, un ascète, un ermite, un flagellant ; ce sont là les commencements d’Ignace de Loyola.

Dans cet homme d’action, quelle est la première pensée qui s’élève ? Le projet d’un pèlerinage en terre-sainte. En lisant les vies ardentes des saints Pères, il dessine, il peint grossièrement les paysages, les figures auxquels se rapportent ces récits. Bientôt il veut aller toucher cette terre sacrée ; il croit voir, il voit la vierge qui l’appelle ; il part. Comme sa blessure n’est pas encore guérie, il monte à cheval, emportant à l’arçon de sa selle sa ceinture, sa callebasse, ses sandales de corde, son bourdon, tous les insignes du pèlerin. Chemin faisant, il rencontre un Maure avec lequel il discute sur le mystère de la Vierge. Une tentation violente le saisit de tuer l’incrédule ; il abandonne les rênes à l’instinct de son cheval. S’il rejoint le Maure, il le tuera ; sinon, il l’oubliera. Il commence ainsi par mettre sa conscience à la merci du hasard. A quelque distance, il congédie ses gens, se revêt du cilice, et continue sa route, pieds nus. A Manrèze il s’enferme dans l’hôpital ; il fait la veillée des armes devant l’autel de la Vierge, et suspend son épée aux piliers de la chapelle. Ses macérations redoublent ; ses reins sont enfermés dans une chaîne de fer ; son pain est mêlé avec la cendre ; et le grand seigneur d’Espagne, s’en va mendiant de porte en porte, dans les rues de Manrèze. Cela ne suffit pas à la faim de ce cœur dévoré d’ascétisme ; Loyola se retire dans une caverne où le jour n’arrive que par une fente de rocher ; là il passe des jours entiers, même des semaines sans prendre de nourriture ; on le trouve évanoui au bord d’un torrent. Malgré tant de pénitences, cette âme est encore troublée. Le scrupule, non pas le doute, l’assiége ; il subtilise avec lui-même ; ce même combat intérieur que Luther affrontait au moment de tout changer, Loyola, le soutient au moment de tout conserver. Le mal va si loin, que la pensée du suicide le poursuit ; dans cette guerre intérieure, il gémit, il crie, il se roule sur la terre. Mais cette âme n’est pas de celles qui se laissent vaincre par le premier assaut ; Ignace se relève ; la vision de la Trinité, de la Vierge qui l’appelle vers son fils, le sauve du désespoir. Dans cette caverne de Manrèze, le sentiment de sa force s’est révélé à lui ; il ne sait pas encore ce qu’il fera ; seulement il sait qu’il a quelque chose à faire.

Un petit vaisseau marchand l’emporte par charité à Gaëte ; le voilà sur la route de la terre-sainte ; en Italie, toujours pieds nus, et mendiant, il voit Rome, se traîne à Venise ; — c’est trop tard, lui crie une voix, le bateau des pèlerins est parti. — « Qu’importe, répond Loyola, si les navires manquent, je passerai la mer sur une planche. » Avec cette volonté brûlante, il n’était pas difficile d’atteindre Jérusalem ; il y arrive, toujours pieds nus, le 4 septembre 1523. Dépouillé de tout, il se dépouille encore pour payer aux sarrasins le droit de voir et de revoir le saint sépulcre. Mais au moment où il saisit le terme de ses désirs, il aperçoit un terme plus éloigné. Il ne voulait que toucher ces pierres ; maintenant qu’il les possède, il veut autre chose. Au dessus de la pierre du saint sépulcre, le Christ lui apparaît dans les airs, et lui fait signe d’approcher davantage. Appeler, convertir les peuples d’Orient, c’est la pensée fixe qui s’éveille chez lui. Il a désormais une mission positive ; et depuis l’instant où son imagination a atteint le but désiré, il se fait un autre homme dans Loyola. L’imagination s’apaise ; la réflexion grandit ; le zèle des âmes l’emporte sur l’amour de la croix[1]. L’ascète, l’ermite se transforme, le politique commence.

A l’aspect de ce sépulcre désert, il comprend que les calculs de l’intelligence peuvent seuls y ramener le monde. Dans cette croisade nouvelle, ce n’est pas l’épée, c’est la pensée qui fera le miracle. Il est beau de voir ce dernier des croisés, proclamer en face du calvaire, que les armes seules ne peuvent plus rien pour ressaisir les croyants ; dès ce jour, son plan est fait, son système préparé, sa volonté arrêtée. Il ne sait rien, à peine lire et écrire ; en peu d’années il saura tout ce qu’enseignent les docteurs. Et voilà en effet le soldat, l’invalide amputé, qui abandonne les projets imaginaires, les voluptés de l’ascétisme pour prendre sa place au milieu des enfants, dans les écoles élémentaires de Barcelone et de Salamanque. Le chevalier de la cour de Ferdinand, l’anachorète des rochers de Manrèze, le libre pèlerin du mont Thabor courbe son esprit apocalyptique, sur la grammaire ! Que fait-il, cet homme auquel les cieux sont ouverts ? il apprend les conjugaisons, il épèle le latin. Ce prodigieux empire sur soi-même, au milieu des illuminations divines, marque déjà une époque toute nouvelle.

Cependant, l’homme du désert reparaît encore dans l’écolier. Il guérit, dit-on, les morts, il exorcise les esprits ; il n’est pas si bien redevenu enfant, que le Saint n’éclate par intervalles. D’ailleurs, il professe on ne sait quelle théologie, que personne ne lui a enseignée et qui commence à scandaliser l’inquisition. On le met en prison ; il en sort à la condition de ne plus ouvrir la bouche avant d’avoir étudié quatre ans dans une école régulière de théologie.

Ce jugement le décide à venir là où la science l’attirait, dans l’université de Paris. N’est-il pas temps que cette pensée si lentement mûrie se déclare ? Loyola a près de trente-cinq ans ; qu’attend-il encore ? Cet étrange écolier, a, dans le collége de Ste-Barbe, pour compagnons de chambre, deux jeunes gens, Pierre le Fèvre, et François Xavier. L’un est un berger des Alpes prêt à goûter toute parole puissante ; Loyola se ménage avec lui ; il ne lui revèle son projet, qu’après trois ans de réserve et de calculs ; l’autre est un gentilhomme tout infatué de sa jeunesse et de sa naissance ; Loyola le loue, le flatte ; il redevient pour lui le gentilhomme de Biscaye.

Au reste, pour subjuguer les esprits, il possède un moyen plus assuré : le livre des Exercices spirituels, l’œuvre qui renferme tout son secret, et qu’il a ébauché dans les ermitages d’Espagne. Préparés par sa parole, aucun de ses amis n’échappe à la puissance de cet ouvrage étrange, qu’ils appellent le livre mystérieux. Déjà deux disciples ont goûté cette amorce ; ils lui appartiennent pour toujours ; d’autres du même âge se joignent aux premiers ; ils subissent, a leur tour, la fascination. C’est Jacques Laynez, qui, plus tard, sera général de l’ordre ; Alphonse Salméron ; Rodriguez d’Azévedo, tous espagnols ou portugais.

Un jour ces jeunes gens se rassemblent sur les hauteurs de Montmartre ; sous l’œil du maître, en face de la grande ville, ils font vœu de s’unir pour aller en terre sainte, ou pour se mettre à la disposition du pape. Deux ans se passent ; ces mêmes hommes arrivent à Venise par des chemins différents, un bâton à la main, un sac sur le dos, le livre mystérieux dans leur besace. Où vont-ils ? Ils n’en savent rien ! Ils ont fait alliance avec un esprit qui les entraîne dans sa force logique. Loyola arrive au rendez-vous par un autre chemin. Ils pensaient s’embarquer pour les solitudes de la Judée ; Loyola, leur montre, au lieu de ces solitudes, l’endroit du combat, Luther, Calvin, l’Église anglicane, Henri VIII, qui assiégent la papauté. D’un mot il envoie François Xavier aux extrémités du monde oriental ; il garde les huit autres disciples pour faire face à l’Allemagne, à l’Angleterre, à la moitié de la France et de l’Europe ébranlée. A ce signe du maître, ces huit hommes marchent, les yeux fermés, sans compter ni mesurer les adversaires. La compagnie de Jésus est formée ; le Capitaine de la citadelle de Pampelune la conduit au combat. Dans la mêlée du seizième siècle, une légion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand, puissant, saisissant ; le sceau du génie est là : personne moins que nous ne songera à le dissimuler.

Si telle fut l’origine de la Société de Jésus, remontons au monument qui en est devenu l’âme, et renferme ce que Tacite appelait les Arcanes de l’Empire, Arcana imperii. On a étudié le jésuitisme dans ses développements ; personne, que je sache, ne l’a encore montré dans son idéal primitif. Le livre des Exercices spirituels a jeté les uns après les autres, tous les premiers fondateurs de l’ordre dans le même moule. D’où lui vient ce caractère extraordinaire ? C’est ce qu’il faut considérer. Nous touchons ici à la source même de l’esprit de la Compagnie.

Après avoir passé par toutes les conditions de l’extase, de l’enthousiasme, de la sainteté, Loyola, avec un calcul dont je ne parviendrai jamais à exprimer la profondeur, entreprend de réduire en un corps de système, les expériences qu’il a pu faire sur lui-même jusque dans le feu des visions. Il applique la méthode de l’esprit moderne, celle des physiciens à ce qui dépasse toute méthode humaine, à l’enthousiasme des choses divines. En un mot, il compose une physiologie, un manuel, ou plutôt encore la formule de l’extase et de la sainteté.

Savez-vous ce qui le distingue de tous les ascètes du passé, c’est qu’il a pu froidement, logiquement, s’observer, s’analyser dans cet état de ravissement, qui chez tous les autres exclut l’idée même de réflexion. Imposant à ses disciples, comme opérations, des actes qui, chez lui, ont été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours, triginta dies, pour réduire une âme. Remarquez, en effet, que le jésuitisme se développe en même temps que l’inquisition moderne ; pendant que celle-ci disloquait le corps, les exercices spirituels disloquaient la pensée sous la machine de Loyola.

Pour arriver à l’état de sainteté, on trouve dans ce livre, des règles telles que celle-ci : « primò, tracer sur un papier des lignes de différentes grandeurs qui répondent à la grandeur des pensées ; secondement, s’enfermer dans une chambre dont les fenêtres soient à demi-closes (januis ac fenestris clausis tantisper), etc. ; cinquièmement, s’échapper en exclamations (quintùm in exclamationem prorumpere) ; sixièmement, dans la contemplation de l’enfer, laquelle comprend deux préludes, cinq points et un colloque, se figurer que l’on entend des plaintes, des vociférations, imaginer aussi de la fumée, du soufre, le ver de la conscience, etc. Or, ce ne sont pas les visions seules qui sont ainsi imposées ; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs même sont notés, l’aspiration, la respiration est marquée ; les pauses, les intervalles de silence sont écrits d’avance comme sur un livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer : « Troisième manière de prier en mesurant d’une certaine façon les paroles et les temps de silence[2]. » Ce moyen consiste à omettre quelques paroles entre chaque souffle, chaque respiration ; et un peu plus loin : « Que l’on observe bien les intervalles égaux entre les aspirations, les suffocations et les paroles. » (Et paria anhelituum ac vocum interstitia observet) ; ce qui veut dire que l’homme inspiré ou non, n’est plus qu’une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s’écrier, suffoquer à l’instant précis, et dans l’ordre où l’expérience a démontré que cela était le plus profitable.

L’éducation ainsi préparée, comment s’achève l’automate chrétien ? Par quels degrés s’élève-t-il aux dogmes, aux mystères de l’Évangile ? vous allez le voir. S’il s’agit d’un mystère, le prélude (præludium), avant tout autre opération, est de se représenter un certain lieu corporel, avec toutes ses dépendances. Par exemple, est-il question de la Vierge ? le moyen est de se figurer une petite maison (domuncula) ; de la Nativité ? une grotte, une caverne, disposée d’une manière commode ou incommode ; d’une scène de prédication dans l’Évangile ? un certain chemin avec ses détours plus ou moins escarpés. S’agit-il de la sueur de sang ? il faut se figurer avant tout un jardin d’une certaine grandeur (certâ magnitudine, figurâ et habitudine), en mesurer la longueur, la largeur, le contenu ; quant au règne du Christ, se représenter des maisons de campagnes, des forteresses (villas et oppida) ; après quoi, le premier point est d’imaginer un roi humain[3] parmi ses peuples ; s’adresser à ce roi, converser avec lui ; peu à peu changer le roi en Christ ; se substituer au peuple, et se placer ainsi dans le vrai royaume.

Telle est la méthode pour s’élever aux mystères. Si cela est, voyez la conséquence ! Partir toujours de l’impression matérielle, n’est-ce pas montrer pour l’esprit une défiance qui renverse la nature même du christianisme ? N’est-ce pas entrer par déguisement dans le règne spirituel ? et tant de précautions minutieuses pour remplacer le ravissement subit de l’âme n’iront-elles pas nécessairement dégénérer chez les disciples en ruses pour déconcerter le chef de la ruse ? Quoi ! le Dieu est là, agenouillé, pleurant dans la sueur de sang ; et au lieu d’être tout d’abord transporté hors de vous-mêmes par cette seule pensée, vous vous amusez à me montrer cet enclos, à en mesurer mesquinement le contenu, à tracer méthodiquement le plan du sentier, viam planam aut arduam ! Vous êtes au pied du Thabor dans le moment inexprimable de la transfiguration ; et ce qui vous occupe est de savoir quelle est la forme de la montagne, sa hauteur, sa largeur, sa végétation ? Est-ce là, grand Dieu, le christianisme des apôtres ? est-ce celui des pères de l’Église ? Non, car ce n’est pas celui de Jésus Christ.

Où vit on jamais dans l’Evangile cette préoccupation de l’arrangement et des coups de théâtre ? C’est la doctrine qui parle, ce ne sont pas les choses. L’Evangile répète la parole, et les objets en sont illuminés. Loyola fait tout le contraire. C’est, comme il le dit si bien[4], par le secours des sens et des objets matériels qu’il veut se relever jusqu’à l’esprit. Il se sert des sensations comme d’une embûche pour attirer les âmes, semant ainsi le principe des doctrines ambiguës qui croîtront avec lui. Au lieu de montrer son Dieu tout d’abord, il ne conduit l’homme à Dieu que par un sentier détourné. Est-ce là, encore une fois, la voie droite de l’Evangile ?

Tout ceci tient à une différence plus radicale entre le christianisme de Jésus-Christ et le christianisme de Loyola. Cette différence, je la connais, et je vais vous la dire.

Dans l’esprit de l’Evangile, le maître se donne à tous, pleinement, sans réserve, sans réticences. Chaque disciple devient, à son tour, un foyer qui répand la vie, la développe autour de lui ; et jamais le mouvement ne s’arrête dans la tradition. Loyola, au contraire, avec une politique dont on n’épuisera jamais le fond, ne communique à ses disciples que la moindre partie de lui-même, l’extérieur ou l’écorce de sa pensée. Il a connu, senti l’enthousiasme dans sa jeunesse. Mais dès qu’il vise à organiser un pouvoir, il n’accorde plus à personne ce principe de liberté et de vie ; il garde le foyer, il ne prête que la cendre. Il s’est élevé sur les ailes de l’extase et des ravissements divins, il n’autorise chez les autres que le joug de la méthode. Pour être plus sûr de régner seul, sans successeurs, il commence par retrancher chez eux tout ce qui a fait sa grandeur ; et comme il demande pour son Dieu, non pas seulement une crainte filiale, mais une terreur servile, timor servilis, il ne laisse aucune issue à l’homme pour relever la tête. Le christianisme fait des apôtres, le jésuitisme des instruments, non des disciples.

Tournons donc nos yeux d’un autre côté ; et si comme je l’ai toujours cru, l’âme trop délaissée a besoin de nourriture, si la pensée religieuse souffle de nouveau sur le monde, si l’étoile nouvelle se lève, ne restons pas en arrière, et marchons les premiers au-devant de ce Dieu qui se réveille dans les cœurs. Que d’autres (s’ils le veulent) s’enracinent dans la lettre, courons au-devant de l’Esprit ; l’enthousiasme, qui seul crée, renouvelle les sociétés, n’est pas mort en France pour s’être refroidi. Que la génération nouvelle, en qui repose l’avenir, sans se laisser endormir par un trop grand soin des petites choses, aspire à continuer la tradition de vie ; et, tous ensemble, montrons que toute religion n’est pas exclusivement, uniquement renfermée chez le prêtre, ni toute vérité dans la chaire sacrée.


  1. Le père Bouhours, Vie de saint Ignace, p. 122.
  2. Tertius orandi modus per quamdam vocum et temporum commensurationem. Exercitia spiritualia, p. 200.
  3. Punctum primum estò proponere mihi ob oculos humanum regem. Exercit. Spirit., p. 97.
  4. Admotis sensuum officiis. Exercit. Spirit., p. 182 ; Deindè repetitiones et usus sensuum velut priùs, ibid. p. 167.