Des Jésuites/Philosophie

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VIe LEÇON.


PHILOSOPHIE, DU JÉSUITISME DANS L’ORDRE TEMPOREL, CONCLUSION.
[14 juin.]


Nous avons vu la société de Jésus tour à tour en lutte avec l’individu dans les Exercices spirituels de Loyola, avec la société politique dans l’ultramontanisme, avec les religions étrangères dans les missions ; il reste, pour achever l’examen de ses doctrines, à les voir aux prises avec l’esprit humain, dans la philosophie, la science et la théologie. Ce n’était rien d’envoyer au bout du monde de hardis messagers, de gagner par surprise quelques peuplades à un évangile déguisé, de ruiner la royauté par le peuple, le peuple par la royauté ; ces projets à moitié consommés et qui semblent si ambitieux, pâlissent tous devant la résolution de refaire par la base, l’éducation du genre humain.

Les fondateurs de l’ordre ont parfaitement compris les instincts de leur temps ; ils naissent au milieu d’un mouvement d’innovation qui saisit toutes les âmes ; l’esprit de création, de découverte déborde partout ; il emporte, entraîne le monde. Dans cette sorte d’ivresse de la science, de la poésie, de la philosophie, on se sentait précipité vers un avenir inconnu. Comment arrêter, suspendre, glacer la pensée humaine au milieu de cet élan ? Il n’y avait pour cela qu’un seul moyen ; c’est celui que tentèrent les chefs de l’ordre de Jésus : se faire les représentants de cette tendance, y obéir pour mieux l’arrêter, bâtir sur toute la terre, des maisons à la science pour emprisonner l’essor de la science, donner à l’esprit un mouvement apparent qui lui rende impossible tout mouvement réel, le consumer dans une gymnastique incessante et sous de faux semblants d’activité, caresser la curiosité, éteindre dans le principe le génie de découverte, étouffer le savoir sous la poussière des livres, en un mot faire tourner la pensée inquiète du seizième siècle dans une roue d’Ixion, voilà quel fut, dès son origine, ce grand plan d’éducation suivi avec tant de prudence et un art si consommé. Jamais on ne mit tant de raison à conspirer contre la raison.

On a accusé la société de Jésus d’avoir persécuté Galilée. Elle a fait mieux que cela en travaillant avec une habileté incomparable à rendre impossible dans l’avenir le retour d’un autre Galilée, et en extirpant de l’esprit humain la manie de l’invention. Elle a rencontré devant elle cet éternel problème de l’alliance de la croyance et de la science, de la religion et de la philosophie. Si, comme les mystiques du moyen âge, elle se fût contentée de mépriser l’une et d’exalter l’autre, nul doute que le siècle ne l’eût pas écoutée. Il faut lui rendre la justice qu’elle a voulu au moins laisser subsister les deux termes ; mais comment a-t-elle résolu le problème de l’alliance ? en faisant nominativement briller la raison, en lui accordant toutes les chances de la vanité, tous les dehors de la puissance, à la seule condition de lui en refuser l’usage. De là, dans quelque lieu que la Société s’établisse, au milieu des villes, comme au milieu des solitudes des grandes Indes ou de l’Amérique, elle bâtit, en face l’un de l’autre, une église et un collége ; une maison pour la croyance, une maison pour la science. N’est-ce pas la marque d’une impartialité souveraine ? Tout ce qui rappelle ou satisfait l’orgueil de la pensée humaine, manuscrits, bibliothèques, instruments de physique, d’astronomie, est rassemblé dans le fond des déserts. Vous diriez d’un temple dressé à la raison humaine. Sans nous laisser arrêter par ces dehors, pénétrons au fond du système ; consultons l’esprit qui donne un sens à tout l’établissement. La Société, dans des règles destinées à être secrètes, a dressé elle-même la constitution de la science, sous le titre de Ratio studiorum. L’une des premières injonctions que je rencontre est celle-ci : « que personne, même dans les matières qui ne sont d’aucun danger pour la piété, ne pose jamais une question nouvelle ; » NEMO NOVAS INTRODUCAT QUÆSTIONES… Quoi ! lorsqu’il n’y a aucun danger, ni pour les personnes, ni pour les choses, ni même pour les idées, s’emprisonner, dès l’origine, dans un cercle de problèmes, ne jamais regarder au delà, ne pas déduire d’une vérité conquise une vérité nouvelle ! N’est-ce pas là stériliser le bon denier de l’Evangile ? n’importe. Les termes sont précis ; la menace qui les accompagne ne permet pas d’ambages. « Quant à ceux qui sont d’un esprit trop libéral, il faut absolument les repousser de l’enseignement[1]. » Du moins, s’il est défendu d’attirer l’intelligence vers des vérités nouvelles, sans doute il sera libre à chacun de débattre les questions proposées, surtout si elles sont aussi vieilles que le monde. Non, cela n’est pas permis ; expliquons-nous. Je vois de longues ordonnances sur la philosophie ; je suis curieux de savoir ce que peut être la philosophie du jésuitisme ; je m’attache à cette partie qui résume la pensée de toutes les autres ; et que trouvé-je ? la confirmation éclatante et matérielle de tout ce que j’ai dit jusqu’à ce jour. En effet, à ce mot de philosophie, vous vous attendez à rencontrer les questions sérieuses et vitales de la destinée, ou du moins cette sorte de liberté que le moyen âge a su concilier avec la subtilité de la scolastique. Détrompez-vous ; ce qui brille dans ce programme, est ce qu’on ne peut y faire entrer ; c’est l’habileté à éloigner tous les grands sujets, pour ne maintenir que les petits. Devineriez-vous jamais de qui, d’abord, il est défendu de parler dans la philosophie du jésuitisme ? Il faut premièrement ne s’occuper que le moins possible de Dieu, et même n’en pas parler du tout : Quæstiones de Deo… prætereantur ! « Que l’on ne permette pas de s’arrêter à l’idée de l’Être plus de trois ou de quatre jours » (et le cours de philosophie est de trois ans)[2]. Quant à la pensée de substance, il faut absolument n’en rien dire (nihil dicant) ! surtout bien éviter de traiter des principes[3] ; et par-dessus tout, s’abstenir, tant ici qu’ailleurs (multò verò magis abstinendum) de s’occuper en rien ni de la cause première, ni de la liberté, ni de l’éternité de Dieu. Qu’ils ne disent rien, qu’ils ne fassent rien[4], paroles sacramentelles qui reviennent sans cesse, et forment tout l’esprit de cette méthode philosophique ; qu’ils passent, sans examiner, non examinando, c’est le fond de la théorie.

Ainsi, encore une fois, mais d’une manière plus frappante qu’en aucune autre matière, l’apparence à la place de la réalité, le masque au lieu du personnage. Concevez-vous un moment ce que pouvait être cette prétendue science de l’esprit, décapitée, dépossédée de l’idée de cause, de substance, et même de Dieu, c’est-à-dire, de tout ce qui en fait la grandeur ? Ils montraient bien, d’ailleurs, quel état ils en faisaient, par cette clause étrange de la règle : « Si quelqu’un est inepte dans la philosophie, qu’il soit appelé à l’étude des cas de conscience[5] ; » quoiqu’à véritablement parler, je ne sache, si dans ces mots il y a plus de mépris pour la philosophie ou pour la morale théologique.

Du reste, voyez combien ils sont conformes à eux-mêmes ; dès l’origine, ils se sont défiés de l’esprit, de l’enthousiasme, de l’âme ; par où ils ont été conduits à se défier de ce qui est le principe et la source de tout cela, je veux dire, de l’idée même de Dieu. Dans la crainte qu’ils ont toujours eue de la grandeur réelle, ils devaient arriver à se faire une science athée, une métaphysique athée, qui, ne participant en rien de la vie, en eût néanmoins tous les simulacres. De là, après avoir retranché le but de la science, cet appareil de discussions, de thèses, de luttes intellectuelles, de combats de paroles, qui caractérisent l’éducation dans l’ordre de Jésus. Plus ils avaient ôté le sérieux à la pensée, plus ils conviaient les hommes à cette gymnastique, à cette escrime intellectuelle, qui couvraient le néant de la discussion. Ce n’étaient que spectacles, solennités[6], joutes d’académies, duels spirituels. Comment croire que la pensée ne fût pour rien au milieu de tant d’occupations littéraires, de rivalités artificielles, d’écrits échangés ? Ce fut là, le miracle de l’enseignement de la société de Jésus : attacher l’homme à d’immenses travaux qui ne pouvaient rien produire, l’amuser par la fumée, pour l’éloigner de la gloire, le rendre immobile au moment même, où il était abusé par toutes les apparences d’un mouvement littéraire et philosophique. Quand le génie satanique de l’inertie aurait paru sur la terre, j’affirme qu’il n’aurait pas procédé autrement.

Appliquez un instant cette méthode à un peuple en particulier, chez lequel elle devienne dominante, à l’Italie, à l’Espagne, et mesurez les résultats ! Ces peuples, encore tout émus des hardiesses du seizième siècle, n’eussent pas manqué de repousser la mort sous ses traits naturels. Mais la mort qui se présente sous la forme de la discussion, de la curiosité, de l’examen, comment la reconnaître ? Aussi, en quelques années, dans ces villes que l’art, la poésie, la politique avaient remplies, Florence, Ferrare, Séville, Salamanque, Venise, les générations nouvelles croient marcher sur les traces vivantes des ancêtres, parce que sous la main des Jésuites, elles s’agitent, se remuent, intriguent dans le vide. Si la métaphysique est sans Dieu, il va sans dire que l’art est sans inspiration ; ce n’est plus qu’un exercice[7], un jeu poétique[8]. On s’imagine être encore du pays des poëtes, et continuer la lignée, si l’on commente Ezéchiel avec Catulle, et les Exercices spirituels de Loyola avec Théocrite, si l’on compose, pour la retraite spirituelle dans la maison d’épreuve, des églogues imitées mot pour mot de celles de Virgile sur Thyrsis, Alexis et Corydon, assis seul au bord de la mer ; et ces œuvres monstrueuses, dont la fadeur exhale une odeur de sépulcre blanchi, audacieusement présentées pour le modèle de l’art nouveau, par la société de Jésus, sont précisément celles qui la trahissent le plus.

Elle a cru que l’art n’étant que mensonge, elle pourrait en faire ce qu’elle voudrait, et l’art a déconcerté tous ses calculs ; elle s’est élancée dès l’origine dans cette voie, à un excès de ridicule et de faux goût que personne n’atteindra. Le christianisme commence dans la poésie par le chant du Te Deum ; le jésuitisme commence par l’églogue officielle de saint Ignace et du père Le Fèvre, cachés sous les personnages de Daphnis et de Lycidas : S. Ignatius et primus ejus socius Petrus Faber, sub personâ Daphnidis et Lycidæ. Or, ce n’est pas là le poëme d’un particulier ; c’est un genre propre à la société, celui qu’elle propose elle même, comme une innovation, dans ses œuvres collectives ; sur quoi je ne puis m’empêcher de remarquer que le jésuitisme a pu faire paraître son habileté en toute autre matière, et prendre tous les autres masques ; dès qu’il a voulu se servir de la poésie, cette fille de l’inspiration et de la vérité s’est retournée contre lui ; elle a vengé, par le comble du ridicule, la philosophie, la morale, la religion et le bon sens tout ensemble.

Faisons encore un pas pour en finir. De la philosophie élevons-nous pour un instant à la théologie, je veux dire aux rapports du jésuitisme avec le monde chrétien au seizième siècle. La question qui dominait la révolution religieuse était une question de liberté. L’église se partage. Entre la réforme et la papauté quelle est la situation que va prendre le jésuitisme ? Toute son existence dépend, à vrai dire, de ce point unique ; et là sa politique a passé de bien loin celle de Machiavel. Il s’agit au fond, dans tout ce siècle, de se prononcer dans chaque communion pour ou contre le libre arbitre. Pour qui, croyez-vous, vont se décider ces hommes qui dans le fond du cœur ont juré la servitude de l’esprit humain ? Ils n’hésitent pas, ils se décident, dans leurs doctrines, ouvertement, officiellement pour la liberté ; ils s’enveloppent, ils se parent de ce drapeau ; ils sont, dans cette mêlée du seizième siècle, on ne peut trop le repéter, les hommes du libre arbitre, les partisans de l’indépendance métaphysique. Ils exagèrent si bien, à plaisir, cette doctrine, que les ordres religieux qui ont conservé la tradition vive du catholicisme, les dominicains, se révoltent ; l’inquisition menace ; les papes, eux-mêmes, ne comprenant rien à tant de profondeur, sont tout près de condamner ; cependant soit frayeur, soit instinct, ils sont retenus et laissent faire, jusqu’à ce que l’événement explique une manœuvre dont ni la papauté, ni l’inquisition, ni les anciens ordres n’avaient pu se rendre compte.

Voici quel était l’avantage d’un jour que s’était donné le jésuitisme, tout à la fois sur la réformation et sur la papauté. En portant au dernier degré la doctrine du libre arbitre, il complaisait aux instincts d’indépendance des temps modernes. Quelle force n’avait-il pas contre les protestants, lorsqu’il pouvait les convier à l’indépendance intérieure, qu’il les invitait à briser le joug de la prédestination et de la fatalité ! C’était un argument tout puissant, contre les protestants de France et d’Allemagne ; ils se sentaient ressaisis par l’instinct même qui les avait fait se détacher. Luther et Calvin avaient nié le libre arbitre ; les disciples de Loyola pénétrant par cette brèche, reprenaient, regagnaient l’homme moderne, précisément par le sentiment que les temps ont le plus développé chez lui. Avouez que le chef-d’œuvre était d’asservir l’esprit humain au nom de la liberté.

En tout ceci, la politique religieuse du jésuitisme est absolument la même que celle des premiers empereurs romains. De même qu’Auguste et Tibère se font les représentants de tous les anciens droits de la république pour les étouffer tous, les jésuites se font les représentants des droits innés et métaphysiques de l’esprit humain, pour le réduire au servage le plus absolu qui fut jamais. Ils ont, autant que possible réalisé le vœu de cet empereur : Si le genre humain n’avait qu’une tête ! La différence est qu’au lieu de la trancher, ils se contentent de l’asservir.

En effet, cette âme qu’ils viennent de faire rentrer dans l’indépendance native, qu’en vont-ils faire ? La rendre à l’Église. Sans doute. Mais à laquelle ? Est-ce à l’Église démocratique des premiers siècles ? à l’Église fondée sur la solennelle représentation des conciles ? à l’Église dont tout le quinzième siècle a demandé la réforme ? Tout dépend, en dernière analyse, de savoir quelle est la forme que veut faire prédominer le jésuitisme dans la constitution du catholicisme. Il y avait, au seizième siècle, trois tendances en Europe et trois manières de terminer le débat : faire prédominer les conciles (ce qui était développer l’élément démocratique), ou la papauté (ce qui poussait à l’autocratie), ou enfin comme par le passé les tempérer mutuellement. Quelle fut, au milieu de pareilles questions, la conduite et la théologie de ces grands fauteurs du droit inné de la liberté humaine[9] ?

Leur doctrine dans les sessions de Trente et partout ailleurs, fut d’extirper par la racine tout élément de liberté dans l’église, de ravaler dans la poussière les conciles, ces grandes assemblées représentatives de la chrétienté, de saper par la base le droit des évêques, ces anciens élus du peuple, de ne rien laisser subsister théologiquement que le pape, c’est-à-dire, comme s’exprime un illustre prélat français du seizième siècle, de fonder non pas une monarchie, mais tout ensemble une tyrannie temporelle et spirituelle. Comprenez-vous, maintenant, le long détour qui étonnait l’inquisition elle même ? Ils saisissent l’homme moderne au nom de la liberté ; ils le plongent tout aussitôt, au nom du droit divin, dans une servitude irrémédiable : car, dit leur orateur, leur général, Laynez, l’Église est née dans la servitude, destituée de toute liberté et de toute juridiction. Le pape seul est quelque chose, le reste n’est qu’une ombre.

Par là, vous le voyez, s’effacent d’un trait de plume, cette tradition de vie divine qui circulait dans tout le corps, cette transmission du droit de la société des apôtres à la société chrétienne tout entière. Au lieu de cette église gallicane reliée aux autres par une même communauté de sainteté, de puissance, de liberté ; au lieu de ce vaste fondement qui rattachait les peuples à Dieu, dans une organisation sublime ; au lieu de tant d’assemblées provinciales, nationales, générales, qui communiquaient leur vie au chef, et réciproquement puisaient en lui une partie de leur vie, que reste-t-il en théorie dans le catholicisme de la société de Jésus ? Un vieillard élevé en tremblant sur le pavois du Vatican ; tout se retire en lui ; tout s’absorbe en lui. S’il défaille, tout s’écroule ; s’il chancelle, tout s’égare ; et après cela, que devient cette Église de France si magnifiquement célébrée par Bossuet ? Un souffle suffit pour la dissiper.

C’est-à-dire, que malgré eux ils communiquent la mort à ce qu’ils veulent éterniser ; car, enfin, on ne fera croire à personne qu’il y ait plus d’apparence de vie, lorsque la vitalité est renfermée dans un seul membre, que lorsqu’elle est répandue dans tout l’univers chrétien. Depuis quinze siècles, la chrétienté s’était soumise au joug spirituel de l’église, image de la société des apôtres. Mais ce joug ne leur a pas suffi ; ils ont voulu courber le monde tout entier sous la main d’un seul maître. Ici mes paroles sont trop faibles ; j’emprunterai celles d’autrui. Ils ont voulu (c’est l’accusation que leur jeta en face l’Evêque de Paris, en plein concile de Trente) faire de l’épouse de Jésus-Christ une prostituée aux volontés d’un homme. Et voilà aussi pourquoi le monde chrétien ne leur pardonnera pas. On eût pu oublier, avec le temps une franche guerre, ou encore des maximes d’une fausse piété, des stratagèmes de détail. Mais, attirer tout d’un coup l’esprit humain dans une embûche, l’appeler, le caresser au nom de l’indépendance intérieure, du libre arbitre, et le précipiter, sans délai, dans l’éternel servage, c’est là une entreprise qui soulève les plus simples. Comme elle n’a pas pour but un pays particulier et qu’elle enveloppe l’humanité tout entière, la réprobation n’est pas seulement dans un peuple, mais dans tous ; car, il faut bien un crime universel pour expliquer un châtiment universel.

Ils ont tenté de surprendre la conscience du monde, et le monde leur a répondu. Lorsqu’en 1606, ils furent chassés d’une ville essentiellement catholique, de Venise, ce peuple le plus doux de la terre les accompagna en foule au bord de la mer et leur jeta sur les flots ce cri d’adieu : Allez ! malheur à vous ! Ande in malora ! Ce cri fut répété dans les deux siècles suivants, en Bohême en 1618, à Naples et dans les Pays-Bas en 1622, dans l’Inde en 1623, en Russie en 1676, en Portugal en 1759, en Espagne en 1767, en France en 1764, à Rome et sur toute la face de la chrétienté, en 1773. De nos jours, si les hommes, Dieu merci, plus patients, ne disent plus rien, il ne faudrait pas, cependant, réveiller ni tenter ce grand écho, lorsque d’un bout de l’Europe à l’autre, les choses crient encore comme sur la plage de Venise : Allez ! malheur à vous ! Ande in malora !

Voilà les observations que j’avais à faire sur les maximes fondamentales de l’ordre de Jésus ; je me suis attaché aux principes, et j’ai montré comment l’ordre y a été rigoureusement fidèle, dans les temps qui ont suivi ; comment il y a eu deux hommes dans la personne du fondateur, un ermite et un politique ; dualité de la piété et du machiavélisme qui à l’origine a été reproduite en chaque chose, dans la théologie, par Laynez et Bellarmin, dans le système d’éducation par le pieux François Borgia et le rusé Aquaviva, dans les missions, par saint François Xavier et par les apostats de la Chine, enfin, pour tout comprendre en un mot, par le mélange de la dévotion de l’Espagne et de la politique de l’Italie.

Nous avons combattu le jésuitisme dans l’ordre spirituel. Cela ne suffit pas ; veillons encore, les uns et les autres, à ce qu’il ne pénètre pas dans l’ordre temporel.

C’est un grand mal assurément qu’il soit entré dans l’église ; tout serait perdu s’il s’insinuait dans les mœurs et dans l’État ; car vous savez bien que la politique, la philosophie, l’art, la science, les lettres, ont aussi bien que la religion un jésuitisme qui leur est propre. Partout il consiste à donner aux apparences les signes de la réalité. Que deviendrait un peuple en général, si, dans la politique, il possédait toutes les apparences du mouvement et de la liberté : rouages ingénieux, assemblées, discussions, chocs de doctrines, de paroles, changement de noms, et si par hasard, au milieu de tout ce bruit extérieur, il tournait perpétuellement dans le même cercle ? N’y aurait-il pas à craindre que tant de dehors et de semblants de vie ne l’accoutumassent peu à peu à se passer du fond des choses ?

Que deviendrait une philosophie qui voudrait, à tout prix, exalter sa propre orthodoxie ? N’y aurait-il pas à craindre, que sans atteindre la rigueur de la théologie, elle ne perdît le dieu intérieur ? que deviendrait l’art, si, pour remplacer le mouvement ingénu du cœur, il voulait faire illusion par le mouvement et le fracas des mots ? Que seraient, toutes ces choses, si ce n’est l’esprit du jésuitisme, transporté dans l’ordre temporel ?

Je ne dis pas que ces choses soient consommées ; je dis qu’elles menacent le monde. Et pour y obvier où est le moyen ? Il est en vous, en vous qui possédez la vie sans le calcul ; conservez-la dans sa source première, puisqu’elle vous a été donnée, non pour vous, mais pour rajeunir et renouveler le monde. Je sais bien que l’on met aujourd’hui en suspicion toutes les idées ; cependant, ne glacez pas d’avance votre vie par trop de soupçons ; et ne croyez pas que, dans notre pays, il n’existe plus d’hommes de cœur décidés à aller dans leur conduite jusqu’où va leur pensée. Le moyen le plus sûr de lutter contre le jésuitisme sous toutes ses formes, voulez-vous que je vous le dise ? ce n’est pas, de ma part, de discourir dans une chaire ; tout le monde peut le faire et beaucoup mieux que moi ; ce n’est pas, de votre côté, de m’écouter avec bienveillance. Non, les paroles ne suffisent plus, au milieu des stratagèmes du monde qui nous enveloppe. Il faut encore la vie ; il faut, avant de nous séparer, jurer ici, les uns pour les autres, solidairement et publiquement, d’établir notre vie sur les maximes les plus opposées à celles que j’ai décrites, c’est-à-dire de persévérer jusqu’au bout, et en toutes choses, dans la sincérité, la vérité, la liberté. En d’autres termes, c’est promettre de rester fidèle au génie de la France, qui est tout ensemble mouvement, force, élan, loyauté, puisque c’est à ces signes que l’étranger vous reconnaît pour Français. Si, pour ma part, je manque à ce serment, que chacun de vous me le rappelle, partout où il me rencontrera !

Mais, s’écrie-t-on, vous qui parlez de sincérité, vous pensez secrètement que le christianisme est fini, et vous n’en dites rien. Annoncez au moins, au milieu de la confusion des croyances de nos temps, par quelle secte vous prétendez le remplacer.

Je n’ai point exagéré mon orthodoxie, je ne veux pas non plus exagérer l’esprit de sectaire que l’on veut bien m’attribuer. Puisqu’on nous le demande, nous le dirons bien haut. Nous sommes de la communion de Descartes, de Turenne, de Latour d’Auvergne, de Napoléon ; nous ne sommes pas de la religion de Louis XI, de Catherine de Médicis, du père Letellier, ni de celle de M. de Maistre, ni même de celle de M. de Talleyrand.

D’ailleurs, je suis si loin de croire que le christianisme est à bout, que je suis, au contraire, persuadé que l’application de son esprit ne fait que commencer dans le monde civil et politique. Au point de vue purement humain, une révélation ne s’arrête que lorsqu’elle a fait passer son âme entière dans les institutions vivantes des peuples. Sur ce principe, le mosaïsme fait place à la parole nouvelle, quand après avoir pénétré partout dans la société des Hébreux, il l’a moulée à son image. La même chose est vraie du polythéïsme ; sa dernière heure arrive, aussitôt qu’il achève d’investir de son esprit l’antiquité grecque et romaine.

Cela posé, jetez les yeux, non sur les pharisiens du christianisme, mais sur la pensée de l’Evangile. Qui prétendra que cette parole s’est tout entière incarnée dans le monde, qu’elle n’est plus capable d’aucune transformation, d’aucune réalisation nouvelle, que cette source est tarie, pour avoir abreuvé trop de peuples et d’états ? Je regarde le monde, et le vois possédé encore à demi par la loi païenne. L’égalité, la fraternité, la solidarité annoncée, où sont-elles ? dans les lois écrites, peut-être ; mais dans la vie, dans les cœurs, où les trouvez-vous ?

L’humanité chrétienne s’est modelée, je le veux bien, sur la vie de Jésus-Christ. Je retrouverai, j’y consens, à travers les dix-huit siècles écoulés l’humanité moderne, pleurant et gémissant dans la crèche nue du moyen âge ; je retrouverai encore, au milieu de tant de discordes de l’intelligence, les luttes des scribes et des pharisiens, et sous tant de douleurs poignantes et nationales, l’imitation du calice, l’hysope aux lèvres des peuples flagellés. Mais, est-ce là tout l’Evangile ? et la société des frères rassemblés dans un même esprit ? et l’union, la concorde, la paix entre tous les hommes de bonne volonté, l’aurore de la transfiguration après la nuit du sépulcre ? et le Christ triomphant sur le trône des tribus ; n’est-ce pas là aussi une partie du Nouveau Testament ? Faut-il d’avance renoncer à l’unité, au triomphe comme à une fausse promesse ? Ne faut-il recueillir de l’Evangile, que le glaive et le fiel ? Qui oserait le dire, quoique assez de personnes le pensent ?

Préparer les âmes à cette unité, à cette solidarité promise est le véritable esprit de l’Education de l’homme moderne. La société de Jésus, dans son système appliqué au genre humain, n’avait pu méconnaître entièrement cette fin, et c’est de quoi je la loue hautement. Le malheur est que pour conduire le monde à l’unité sociale, elle commençait, comme toujours, par détruire la vie, en abolissant, dans les âmes, la famille, la patrie, l’humanité. A peine si vous trouvez ces trois mots prononcés, dans ses constitutions et ses règles, même pour les laïques. Tout s’agite entre l’Ordre et la papauté. Cependant, j’avoue que cette éducation abstraite, brisant chacun des liens sociaux, donnait une certaine indépendance négative, qui explique assez bien le genre d’attrait qu’on y trouvait. On échappait à l’action alors sévère du foyer paternel, à celle de l’État, du monde ; tout allait bien, dès qu’on avait satisfait à l’Institut. Ce qui sortait de cette éducation n’était à proprement parler ni un enfant, ni un citoyen, ni un homme ; c’était un jésuite en robe courte.

Pour moi, je ne comprends l’éducation réelle, que si, loin de détruire ces trois foyers de vie, famille, patrie, humanité, on les y fait tous concourir pour quelque chose, selon leur mesure naturelle ; si l’enfant s’élève, par ces degrés, dans la plénitude de la vie, si la famille lui communique d’abord et lentement ses souvenirs, sa tradition qui s’approfondit dans le cœur de la mère ; s’il étend cette première flamme, au pays, à la France, qui devient pour lui une mère plus sérieuse ; si l’État, en le prenant dans ses bras, en fait un citoyen capable, sur un signe, de courir au drapeau ; si, développant encore cet amour tout vivant, il finit par embrasser l’humanité et les siècles passés dans une étreinte religieuse ; si à chacun de ces degrés, il sent la main du Dieu qui le prend et réchauffe sa jeune âme. Voilà un chemin vers l’unité, qui n’est pas une abstraction, mais où chaque pas se marque par la réalité et le battement du cœur. Ce n’est pas une formule ; c’est la vie elle-même.

Le plus grand plaisir que nous pourrions faire à nos adversaires serait, en nous opposant au pharisaïsme chrétien, de nous rejeter dans le scepticisme absolu. Ni le jésuitisme, ni le voltairianisme. Cherchons ailleurs l’étoile de la France.

J’ai commencé ce[10] cours l’hiver dernier, en prémunissant ceux qui m’entendaient contre le sommeil de l’esprit, au sein des jouissances matérielles. Je dois finir par un avertissement semblable. C’est sur vous que peut se mesurer l’avenir de la France. Songez bien qu’elle sera un jour ce que vous êtes au fond du cœur en ce moment. Vous qui allez vous séparer pour vous élancer dans différentes carrières publiques ou privées, vous qui serez demain des orateurs, des écrivains, des magistrats, que sais-je, vous à qui je parle peut-être pour la dernière fois, si jamais il m’est arrivé de réveiller en vous un instinct, une pensée d’avenir, ne les considérez pas, plus tard, comme un rêve, une illusion de jeunesse qu’il est bon de renier, sitôt qu’on pourrait l’appliquer, c’est-à-dire, sitôt que l’intérêt s’en mêle. Ne reniez pas, à votre tour, vos propres espérances. Ne démentez pas vos pensées les meilleures, celles qui sont nées en vous, sous l’œil de Dieu, quand, éloignés des convoitises du monde, ignorés, pauvres peut-être, vous demeuriez seuls en présence du ciel et de la terre. Bâtissez d’avance autour de vous un mur que la corruption ne puisse surmonter ; car la corruption vous attend, au sortir de cette enceinte.

Surtout veillez ! Pour peu que les âmes s’endorment dans l’indifférence, il y a de tous côtés, vous l’avez vu, des messagers de morts qui arrivent et se glissent par des voies souterraines. Certes, pour se reposer, il ne suffit pas d’avoir travaillé trois jours, même sous un soleil de juillet ; il faut combattre encore, non pas sur la place publique, mais dans le fond de l’âme, partout où le sort vous placera ; il faut combattre par le cœur, par la pensée pour relever et développer la victoire.

Qu’ajouterai-je encore ! Une chose que je crois bien sérieuse : dans ces écoles si diverses, si multipliées, vous êtes les favorisés de la science comme ceux de la fortune. Tout vous est ouvert, tout vous sourit. Entre tant d’objets présentés à la curiosité humaine, vous pouvez choisir celui auquel vous pousse votre vocation intérieure. Vous avez, si vous le voulez, toutes les joies comme aussi tous les avantages de l’intelligence. Mais, pendant que vous jouissez ainsi de vous-même tout entier, semant chaque jour généreusement dans votre pensée un germe qui doit grandir, combien d’esprits jeunes aussi, altérés aussi de la soif de tout connaître, sont contraints par la mauvaise fortune de se dévorer en secret et souvent de s’éteindre dans l’abstinence de l’intelligence, comme dans l’abstinence du corps ! Un mot peut-être eût suffi pour leur révéler leur vocation ; mais ce mot ils ne l’entendront pas. Combien voudraient venir partager avec vous le pain de la science ! mais ils ne le peuvent. Ardents, comme vous, pour le bien, ils ont assez à faire de gagner le pain de chaque jour ; et ce n’est pas là le plus petit nombre, c’est le plus grand.

Si cela est vrai, je dis, que, dans quelque voie que le sort vous jette, vous êtes les hommes de ces hommes, que vous devez faire tourner à leur profit, à leur honneur, à l’accroissement de leur situation, de leur dignité, ce que vous avez acquis de lumière sous une meilleure étoile ; je dis que vous appartenez à la foule de ces frères inconnus, que vous contractez ici, envers eux, une obligation d’honneur qui est de représenter partout, de défendre partout leurs droits, leur existence morale, de leur frayer, autant que possible, le chemin de l’intelligence et de l’avenir qui s’est ouvert devant vous, sans même que vous ayez eu besoin de frapper à la porte.

Partagez donc, multipliez donc le pain de l’âme ; c’est une obligation pour la science aussi bien que pour la religion ; car, il est certain qu’il y a une science religieuse, et une autre qui ne l’est pas. La première distribue, comme l’Evangile, et répand au loin ce qu’elle possède ; la seconde fait le contraire de l’Evangile. Elle craint de prodiguer, de disperser ses priviléges, de communiquer le droit, la vie, la puissance à un trop grand nombre. Elle élève les orgueilleux, elle abaisse les humbles. Elle enrichit les riches, elle appauvrit les pauvres. C’est la science impie, et celle dont nous ne voulons pas.

Un mot encore, et j’ai fini. Cette lutte qui peut-être ne fait que commencer a été bonne pour tous ; et je remercie le ciel de m’avoir donné l’occasion d’y paraître pour quelque chose ; elle peut servir d’instruction à ceux qui sont en mesure d’en profiter. On croyait que les âmes étaient divisées, attiédies, et que le moment était venu de tout entreprendre. Il n’a fallu qu’un danger évident ; l’étincelle a jailli, tous se sont réunis en un seul homme. Ce qui arrive ici dans cette question, arriverait, s’il était besoin demain dans toute la France, pour toute question, où le péril serait manifeste. Que l’on ne remue donc pas trop ce que l’on appelle nos cendres. Il y a sous ces cendres un feu sacré qui couve encore.


  1. Hi a docendi munere sine dubio removendi. Rat. St., p. 172.
  2. Adeò ut tridui vel quatridui circiter spatium non excedant. Ib., p. 227.
  3. Caveat ne ingrediantur disputationem de principiis. Ib., p. 227.
  4. Nihil dicant, nihil agant !
  5. Inepti ad philosophiam, ad casuum studia destinentur. Rat. Stud., p. 172.
  6. Solemniorem disputationem.
  7. Exercitatio, V. Imago primi sæculi, p. 441, 460.
  8. Ludus poeticus. V. ib., p. 157, 444, 447, 706.
  9. Jure innatæ libertatis humanæ. Molina. Comment., p. 761.
  10. Voy. l’Appendice.