Des Phénomènes de la vision

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DES PHÉNOMÈNES DE LA VISION

Quelques temps après la mort de Ricard, dont on a récemment admiré les tableaux à l’Exposition de l’École des beaux-arts, un célèbre savant anglais, M. le Dr Liebreich, professeur à l’hôpital St-Thomas, a exposé dans une conférence certains aperçus fort piquants sur le peintre français. Nous croyons intéressant de les reproduire.

Il arrive parfois, dit M. le Dr Liebreich, que le dessin de l’œil diffère de sa forme sphérique normale ; cette anomalie se nomme astigmatisme : elle a été minutieusement observée depuis qu’Airy fit cette découverte sur lui-même. Représentez-vous des méridiens tracés sur l’œil comme sur un globe, de façon qu’un des pôles est placé en avant ; alors vous pouvez définir l’astigmatisme, comme une différence dans la courbure de deux méridiens, qui peuvent parfois demeurer perpendiculaires l’un à l’autre. La conséquence de cet état de choses, est une différence dans le pouvoir de réfraction de l’œil, dans la direction des deux méridiens ; ainsi, il peut arriver que la réfraction de l’œil soit normale dans le méridien horizontal, tandis que dans le méridien vertical il y a myopie. De légères différences de ce genre se rencontrent dans presque tous les yeux, sans qu’on s’en aperçoive ; des degrés d’astigmatisme plus prononcés qui troublent absolument la vision ne sont pas rares cependant, et se rencontrent de même chez les peintres. J’ai eu l’occasion d’examiner les yeux de plusieurs artistes distingués, présentant des anomalies semblables ; et je prenais un grand intérêt à constater quelle influence cette défectuosité avait sur leur peinture… Les effets se produisent de diverses manières, selon les sujets que traitent les artistes. Un exemple rendra mieux ma pensée. Je connais un paysagiste et un portraitiste, atteints du même astigmatisme : réfraction du méridien vertical en désaccord avec la réfraction du méridien horizontal ; pour le paysagiste, l’inconvénient est peu sensible, le vague des terrains du premier plan étant assez indifférent…

Mais pour le peintre de figures, l’astigmatisme avait un résultat beaucoup plus grave. La façon excellente dont il[1] saisissait le caractère et l’individualité intellectuelle, l’avait placé dès son début en haute estime à Paris. Ses admirateurs déclaraient même parfaite dans les portraits la ressemblance matérielle ; quelques personnes cependant pensaient qu’il avait, avec intention, négligé la ressemblance, en rendant, d’une manière indistincte et vague, les traits et les contours. Une analyse soigneuse nous a démontré, que cela tenait uniquement à son état d’astigmatisme. En ces derniers temps, les portraits du peintre ont paru de moins en moins satisfaisants ; ce qui n’était que vague a pris des proportions absolument fausses. Le cou, l’ovale des visages semblent sensiblement allongés et tous les détails altérés de la même façon. Quelle en est la cause ? le phénomène s’est-il aggravé ? Non, cela arrive rarement. Mais parvenu à l’âge où la vue normale devient presbyte, le vague s’est ajouté à l’allongement défectueux et la myopie n’ayant pas encore diminué, en reportant les yeux sur sa toile, les lignes horizontales sont distinctes, les objets rapprochés s’allongent horizontalement, et le peintre en réduisant double la faute, Elle devient inévitable puisque l’artiste rend tel qu’il voit.

M. le Dr Liebreich donne d’intéressants détails sur des expériences faites au moyen de lentilles cylindriques concaves, desquelles ou peut obtenir, artificiellement avec d’excellents yeux, les effets variés de l’astigmatisme. On constate ainsi l’inefficacité des bons conseils donnés à ceux qui sont affligés de cette infirmité.

« Je ne dirai pas, ajoute non sans malice M. le Dr Liebreich, qu’un artiste admet rarement la critique de ses ouvrages, mais que chez lui comme chez nous tous, l’impression perçue par ses propres yeux a une puissance de conviction supérieure aux conseils les plus autorisés. Schen geht vor Sagen, dit le vieil adage : Le voir va avant le dire.

J. N.


  1. Ricard.